Difficile d’éviter la grande distribution à l’heure actuelle. Et pourtant, seules quelques enseignes s’arrachent les parts de marché en Belgique. Si ce secteur est fortement concentré, c’est parce qu’il a réussi par intégration verticale et horizontale à évincer ses concurrents.

On y entre au moins une fois par semaine. Certains s’y rendent plus volontiers que d’autres, mais finalement, à l’heure actuelle, il est très difficile de les éviter. Les grandes surfaces, les supermarchés, hypermarchés et autres magasins de distribution font incontestablement partie du décor. Mais plus que de simples éléments du paysage, ils ont acquis, au fil du temps, un véritable pouvoir sur les autres pièces du décor. Son pouvoir, elle le tire de sa faculté à réduire la concurrence par l’intégration horizontale de firmes concurrentes et de sa capacité à maîtriser les différents stades de production (intégration verticale). Une stratégie dont la conséquence inévitable n’est autre que la concentration du secteur de la grande distribution.

En effet, on ne peut nier le phénomène de concentration que connaît la grande distribution alimentaire [1] en Belgique. En termes de chiffre d’affaires, les trois plus grandes enseignes détiennent à elles seules, 67% des parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
 [2] : Colruyt (25%), Delhaize (22%) et Carrefour (20%). Aussi, les cinq plus grands acteurs représentent à eux seuls 87% [3] des parts du marché belge en termes de chiffre d’affaires. Si ce dernier est un indicateur de l’« activité commerciale », le nombre de points de vente et la surface commerciale permettent de montrer la présence géographique du distributeur. Carrefour détient alors 27% des parts de marché en termes de surface commerciale, suivi de Delhaize avec un peu moins de 20% et de Colruyt avec 18%. Les trois groupes arrivent plus ou moins à égalité en ce qui concerne les points de vente : 19% pour Carrefour, 17% pour Delhaize et Colruyt. Notons que les unités franchisées ne sont pas prises en compte dans ces calculs. Or, Delhaize et Carrefour ont multiplié les contrats de franchise ces dernières années ce qui viendrait donc gonfler respectivement leurs parts de marché pour les trois indicateurs et augmenter le pourcentage réel de concentration du secteur.

 L’intégration horizontale en toute franchise

Le système de franchise est autant un signe de cette concentration qu’un phénomène de renforcement de celle-ci. Il est ainsi le reflet, pour un certain nombre d’indépendants, de la concurrence inégale entre grandes enseignes et petites unités indépendantes. Une concurrence inégale qui force les propriétaires de ces dernières à abandonner leur activité ou à la poursuivre sous le régime « franchisé ». Un phénomène renforçant, par ailleurs, l’expansion géographique et économique des grandes enseignes et consolidant, par la même occasion, la concentration du secteur. Mais le système des franchises permet surtout un pilotage à distance des activités de distribution tout en conservant des avantages de rentabilité [4]. Ainsi, l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
consenti dans la création d’un contrat de franchise est moindre que le développement d’un réseau en propre. Il permet dès lors aux grandes enseignes de reporter la gestion de l’emploi salarié sur le franchisé, d’avoir une rentabilité immédiate (droit d’entrée, redevance pour l’exploitation, redevance pour les frais de publicité et de promotion), d’optimaliser la couverture géographique de l’enseigne, de se désengager de leurs obligations sociales (cotisations sociales, pas de conventions collectives, car trop peu de travailleurs), d’éviter la représentation syndicale, car généralement les magasins franchisés emploient moins de 50 travailleurs (leurs conditions de travail sont alors négociées en commissions paritaires [5]).

Dans cette perspective, la franchise est un formidable outil de gestion financière puisqu’il permet aux enseignes de réduire leurs coûts tout en continuant à tirer profit de leur activité. Ainsi, le plan de restructuration du groupe belge Delhaize Le Lion [6], annoncé aux organisations syndicales le 11 juin 2014 et implémenté à partir du mois de mai 2015, a fait passer neuf magasins sous franchise. 14 magasins étaient alors menacés de fermeture. Actuellement, sur 880 magasins du groupe en Belgique, seulement 150 sont gérés directement par le groupe.

 Maîtriser les filières de production par la pression sur les achats

La concentration et la forte concurrence que se livrent les enseignes de la grande distribution influencent résolument les relations que les distributeurs entretiennent avec leurs fournisseurs [7] et les consommateurs. Ces deux acteurs constituent le marché « bi-face » dans lequel évoluent les distributeurs : en amont avec les fournisseurs et en aval avec les consommateurs. Nous nous focaliserons, ici, uniquement sur les transactions en amont, celles qui concernent donc les achats de la grande distribution. Une fonction substantielle et déterminante pour les distributeurs puisque leur rentabilité dépend en partie du prix auquel ils achètent les produits qu’ils vendront par la suite à leurs clients. Dans cette perspective, « la recherche d’un rapport de forces favorable lors des négociations avec les fournisseurs est une constante dans la stratégie des détaillants [8]. » Les centrales d’achats appartiennent clairement à cette stratégie.

Les Centrales d’achats

Afin de contrer la puissance d’achat des grands fournisseurs de marques tels que Nestlé, Danone, Mondelez, Unilever,… et d’affronter la concurrence avec les autres distributeurs, « la plupart des entreprises de distribution ont créé, ou se sont affiliées à des centrales d’achats, prenant totalement ou partiellement en charge les approvisionnements de leurs magasins [9]. » En regroupant les achats de plusieurs magasins ou de plusieurs groupes, consolidant ainsi le volume des achats sur une large échelle, les négociations deviennent bien différentes. En effet, les distributeurs, par l’intermédiaire des centrales, acquièrent un poids significatif dans le chiffre d’affaires total du fournisseur. Et en ce sens, leur pouvoir de négociation se voit nettement renforcé ce qui leur permet plus facilement d’imposer leurs conditions et de faire pression à la baisse sur les coûts des marchandises. Dans cette perspective, selon l’ampleur de ces pressions et la capacité du fournisseur à supporter une baisse de ses marges, le risque d’éviction de certains d’entre eux est inévitable. Reste que ces centrales d’achats ont, en fait, permis d’équilibrer le rapport de force avec les fournisseurs des grandes marques nationales dont la forte pénétration chez les consommateurs leur conférait un pouvoir certain.

Il existe trois types de centrales d’achats [10] , actives au niveau national ou international : les groupements d’achats constitués par des grossistes ou détaillants indépendants, les centrales d’achats associatives ou fédératives regroupant plusieurs distributeurs et les centrales intégrées, propres à une seule firme. Les premiers se sont constitués en réponse à l’émergence de la grande distribution intégrée dans les années 1990 qui a mis en place ses propres centrales d’achats pour soutenir l’internationalisation des groupes de distribution. Développés dans plusieurs pays, ces grands distributeurs nécessitent un stock de marchandises important leur permettant de créer leur propre centrale d’achats dont la puissance d’achat sera proportionnelle au stock de marchandises achetées. Les centrales peuvent être actives au niveau national et international.

Ainsi, la centrale d’achats Carrefour Marchandises Internationales (niveau international) appartient à Carrefour Belgium. Ce qui n’empêche pas le groupe d’être associé à la centrale associative Global Net Exchange qui est une place de marché en ligne et à Cabbac (centrale d’achats belge). Colruyt, quant à lui, s’est associé aux centrales Alvocol (niveau national) et Europartners (niveau international). Delhaize le Lion est membre d’AMS et s’est également associé à World Wide Retail Exchange, une autre place de marché en ligne.

Tout comme les franchises, les centrales d’achats sont en même temps un signe et un phénomène d’autorenforcement de la concentration du secteur de la distribution. D’autant que certaines centrales d’achats commencent à créer des alliances les unes avec les autres. Actuellement, en France, les centrales d’Auchan et de Système U ont annoncé leur rapprochement ainsi que celles d’Intermarché et de Casino et celles de Carrefour et de Cora/Match. À titre d’exemple, la nouvelle centrale Auchan et Système U « aura vocation à négocier avec tous les fournisseurs, pour un montant d’achat global de 50 milliards d’euros par an » [11]. On peut imaginer la puissance d’achat de ces groupes, s’ils s’allient. Dans cette perspective, peut-on encore réellement parler de concurrence dans le secteur de la distribution ?

Outre le poids significatif que confèrent les centrales d’achats aux distributeurs sur leur capacité à négocier le prix des marchandises, elles leur permettent également de peser sur les services de coopération commerciale communément appelés « marges arrière ».

 Les marges arrière

Il s’agit des rémunérations que perçoivent les distributeurs pour un ensemble de services rendus aux producteurs : le droit de référencement, les remises et ristournes, les frais de linéaire [12], les promotions et la visibilité du produit en tête de gondole… Comment cela fonctionne ? Sur un produit acheté 10€ par le distributeur au fournisseur, le distributeur en reçoit 3€ (comme marges arrière). Il vend ensuite le produit à 15€ au consommateur final. Sa marge bénéficiaire brute s’élève donc à 8€ (5€ + 3€) sur un produit qu’il lui en a couté 10€. Ces marges arrière sont un obstacle supplémentaire pour les petits producteurs/fournisseurs à la diffusion de leurs produits via le canal de la grande distribution puisqu’elles viennent s’ajouter à la pression à la baisse sur les prix de leurs produits et donc sur leurs marges bénéficiaires.

 Maîtriser les filières de production par l’implication dans le processus de production

Par ailleurs, en proposant leurs propres produits, estampillés « marque de distributeur » la grande distribution a introduit des concurrents directs aux marques nationales et aux producteurs/fournisseurs. Ces produits sont généralement vendus en dessous du prix des autres marchandises similaires notamment parce qu’ils sont exemptés des marges arrière alors qu’ils bénéficient d’un marketing avantageux. Si les grands fournisseurs de marques nationales tels que Nestlé, Danone, Unilever…, bénéficient du crédit des consommateurs et donc des distributeurs, ils restent peu impactés par les marques des distributeurs (MDD). Ils effectuent alors des partenariats avec les distributeurs pour la production des produits à marques des distributeurs (MDD) qui leur permet d’écouler leur surcapacité et d’avoir l’assurance de débouchés qu’ils peuvent planifier [13]. C’est également un moyen d’occuper un terrain qui pourrait être pris par un concurrent.

Là où le rapport de force est profondément inégal c’est lorsque les fournisseurs sont des petites PME, des agriculteurs, ou des sociétés focalisées sur ce créneau. Ils peuvent faire alors l’objet de pressions sur les prix de vente de leurs marchandises. En ce sens, « plus le montant des achats réalisés, et surtout la part relative de ces achats dans le chiffre d’affaires total du producteur est élevée, plus le distributeur a du pouvoir [14]. » Et comme le distributeur « représente un débouché incontournable pour le producteur [15] », les producteurs de marques secondaires sont les premières victimes de la puissance d’achat des distributeurs. Dans l’incapacité de réduire leurs marges et d’écouler leurs marchandises via un autre canal, certains d’entre eux sont contraints d’arrêter leur activité. Alors que d’autres doivent se résoudre à devenir sous-traitants pour la production de MDD, ne pouvant concurrencer les leaders sur leur segment et subir alors les pressions [16] de la grande distribution. Soulignons que « la part de marché des produits de MDD a augmenté dans la plupart des catégories de produits en Europe [17]. »

Si les MDD permettent ainsi de contrôler une partie de la filière de production, elles deviennent également une source « essentielle davantage concurrentielle [18] » par rapport aux autres distributeurs puisqu’elles leur permettent de se différencier. Le détaillant s’éloigne alors de son rôle de donneur d’ordres pour s’impliquer résolument dans le processus de production. Les MDD deviennent, par là, des vecteurs efficaces du processus d’intégration verticale, visant à contrôler toutes les composantes de l’échange commercial.

 Conclusion

Le secteur de la grande distribution alimentaire en Belgique se caractérise par une forte concentration puisque les trois plus grands acteurs réalisent à eux seuls plus de 70% des parts du marché en termes de chiffre d’affaires [19]. Sans compter les nombreux indépendants « franchisés », ramification d’un réseau toujours plus imposant qui s’est construit selon une stratégie claire : maîtriser les filières de production, celles qui se situent en amont des consommateurs. Cette stratégie s’articule notamment autour de deux axes : la pression sur les négociations d’achats via les centrales d’achats et l’implication des détaillants dans les processus de production à travers les marques des distributeurs. Dans cette mélodie orchestrée par quelques enseignes, la chansonnette des petits producteurs est-elle audible ?

 


Pour citer cet article :

Wathelet, Violaine, "Les filières de production orchestrées par la Distribution", Gresea, 09 juin 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1385


P.-S.

Cet article a servi de base à une intervention lors du colloque, « droit à la terre, à se nourrir sainement et équitablement », organisé à Assesse par ACRF-femmes en milieu rural, le 30 avril 2015.

Notes

[1Nous parlerons dans cet article, spécifiquement de la grande distribution alimentaire en Belgique.

[2Direction générale de la Concurrence, « Étude : Niveau de prix dans les supermarchés », SPF Économie, 13 février 2012. p.66.

[3Ibid., p.69

[4BOUCHAREB Rachid, « Et voici l’entreprise sans patron… », in Revue Politique, n°57, décembre 2008, p.18-21.

[5Notons que les commissions paritaires sont différentes pour les travailleurs du régime franchisé. Le salaire y est moins élevé. Voir Direction générale de la Concurrence, op cit., p.51

[6Il faut différencier le groupe Delhaize Le Lion et le groupe Louis Delhaize. Il s’agit bien de deux groupes différents. Si le premier possède les marques Delhaize et a comme filiale les magasins proxy Delhaize, Food Lion America… Le second est, quant à lui, propriétaire des magasins Cora et Match.

[7Le terme « fournisseur » est ici employé de façon générique dans le sens où il renvoie tant aux producteurs, qu’aux transformateurs de produits qu’aux fournisseurs.

[8FILSER Marc et PACHE Gilles, « La dynamique des canaux de distribution. Approches théoriques et ruptures stratégiques », in Revue française de gestion, 2008/2 n°182, p.111.

[9COUPAIN Nicolas, JAUMAIN Serge, KURGAN-van HENTENRYK Ginette et THYS-CLEMENT Françoise (sous la dir.), La distribution en Belgique, Bruxelles, Racine, 2005, p.305

[10Ibid., p.305

[11DETROYAT Olivia et LETESSIER Ivan, « Mariage Auchan-Système U : un big bang dans la distribution », in Le Figaro, le 14 avril 2015. Disponible sur http://bit.ly/1AZMzpR

[12Les frais de linéaire concernent les frais liés au placement du produit en rayon.

[13COUPAIN Nicolas, op cit., p.311

[14ALLAIN M.L. et CHAMBOLLE C., Economie de la distribution, Paris, La Découverte, 2003, p.93

[15Ibid.

[16Sur le prix, la quantité produite, les ingrédients. Informations tirées de plusieurs interviews réalisées en mars-avril-mai 2015 auprès de petits producteurs.

[17EY, Arcadia International et Cambridge Econometrics, « Impact économique de la grande distribution sur le choix et l’innovation dans le secteur alimentaire de l’Union européenne. Synthèse. », Commission européenne, septembre 2014, p.7

[18FILSER Marc et PACHE Gilles, op cit., P.112.

[19Direction générale de la Concurrence, op cit., p.69