La décroissance est devenue une idée sexy. L’idéologie en produit à chaque époque, jamais neutre. Y aurait-il, dès lors, une décroissance de gauche et une décroissance de droite ? Essai de décodage avec une scène à deux personnages. D’un côté, Serge Latouche et, de l’autre Christian Comeliau.

Qui a dit, évoquant les décisions politiques en matière de biens et de service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
inscrits au budget de la Nation : "C’est le produit d’un dérivé idéologique qui oblige aujourd’hui à légitimer de telles décisions par le seul impact sur la production marchande" ? Ou encore "La croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
ne fournit donc qu’une indication partielle, et souvent biaisée, sur le niveau de (…) satisfaction. On peut voir dans ce principe une exigence de restauration du primat de la valeur d’usage sur la valeur d’échange ?" Un marxiste ? Non un "décroissant". En l’occurrence, Christian Comeliau dans "La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance, développement durable", son dernier ouvrage. [1]

Dans ce livre intéressant à plus d’un titre, l’auteur approfondit un thème à tout le moins mobilisateur : réhabiliter le progrès social sur la base d’une critique du primat accordé à la croissance du PIB chez les économistes du développement. On respire d’ailleurs au Sud lorsque l’auteur déclare que "la maximisation du taux de croissance globale, mesurée en termes de PIB ou de revenu national, ne peut pas et ne doit pas constituer le critère principal de progrès des sociétés. Elle est cependant aujourd’hui – et restera sans doute pour un temps non négligeable – un élément important de ce progrès, et donc de beaucoup de stratégies de développement. [2] "

 Quand la décroissance abuse…

Quel contraste avec l’absolutisme unilatéral d’un Serge Latouche qui déclarait sans ambages que "La société de croissance n’est pas souhaitable pour au moins trois raisons : elle engendre une montée des inégalités et des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire ; elle ne suscite pas pour les "nantis" eux-mêmes une société conviviale, mais une anti-société malade de sa richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
. [3] " Allez raconter ça aux millions d’Africains (des ruraux pour la plupart) qui ne bénéficient pas d’un revenu en numéraire leur permettant, par exemple, de se soigner selon les standards d’une médecine moderne telle que celle dont M. Latouche dispose à portée de main...

Ils ne seront pas d’ailleurs les seuls à se sentir un peu interloqués par la rhétorique du bon missié blanc qui s’excuse au nom d’un passé (sur lequel on ne reviendra de toute façon pas), par ailleurs plus ou moins assumé par des peuples s’étant dotés d’Etats fonctionnant tant bien que mal, signe incontestable de leur volonté d’entrer dans la modernité.

Latouche congédie d’un revers de la main, sinon dédaigneux du moins négligent, la volonté politique portée par le droit à l’autodétermination lorsqu’il se fait le chantre de la communauté supposée être l’étalon de référence des politiques de développement : "Les critères ’raisonnables’ d’un seuil de pauvreté du genre ’moins de la moitié du revenu moyen’ ont un sens dans une société urbaine monétarisée et individualiste, pas dans une communauté rurale holiste. [4] "

Ainsi parée de toutes les vertus solidaristes, la préservation voire la restauration du lien communautaire évacue du débat des questions comme la répartition du revenu national (allez raconter cela aux syndicalistes nigérians qui constatent que la manne pétrolière nationale bénéficie à une minorité compradore) ou le pouvoir des uns sur les autres (allez raconter cela aux mouvements féministes du Sud confrontés à un patriarcat aussi tenace qu’oppressif).

 Retour sur Comeliau

Nuançons, nuançons. Oui, le mode de vie des populations développées est marquée du sceau du consumérisme – moins les quelques pour cent de pauvres que comptent bien des pays développés, taux désormais à deux chiffres dans un bon nombre de nations occidentales.

Le constat est partagé par Comeliau, ce qui le range dans la catégorie des décroissants.. A preuve : "Pour que la croissance globale permise par cette société de consommation puisse se poursuivre, et prolonger ainsi l’accumulation Accumulation Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du profit, il faut donc à la fois stimuler [ndlr.au sein des pays riches] – voire créer de toutes pièces l’émergence de nouveaux besoins ou de nouveaux désirs d’une part et élargir la clientèle solvable d’autre part en créant de nouveaux revenus et dans une moindre mesure en assurant de nouveaux transferts. [5] "

Voilà, c’est dit, on est foutu, on mange trop. Et qu’est-ce qu’on fera quand on sera gros ? C’est ici que les points de vue de Comeliau et de Latouche empruntent des chemins divergents.

Car si Comeliau est un décroissant, il situe clairement sa démarche à gauche. Pour s’en convaincre, on dressera la liste des points de désaccord entre lui et Latouche. Cette recension portera sur la conception du développement (et de son corollaire, le progrès social) chez les deux auteurs et la place de l’Etat (et par décalque du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
) dans la régulation de l’activité économique.

 Limites de la croissance et projet progressiste

Chez Latouche, le moins qu’on puisse dire est, qu’on ne fait pas dans le détail. Aussi, dans un article du Monde Diplomatique [6], il écrivait : "Le progrès, l’universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante. Ces valeurs, et tout particulièrement le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes. Elles sont liées à l’histoire de l’Occident et recueillent peu d’écho dans les autres sociétés. Les sociétés animistes, par exemple, ne partagent pas la croyance dans la maîtrise de la nature. L’idée de développement est totalement dépourvue de sens. [7] "

Sans doute le raisonnement de Latouche brille-t-il par sa capacité à exhumer les vestiges de ce que furent les sociétés précoloniales. On ajoutera perfidement qu’aux temps jadis des sorciers et de la danse de la pluie, une ville multimillionnaire comme Kinshasa ou Lagos n’existaient pas. Et que rien n’indique qu’elles seront à l’avenir rayées de la carte. Et nul n’imaginait en ce temps-là que le taux d’urbanisation en Afrique passerait de 14,8 % en 1950 à 37,3% en l’an 2000 [8]. Question un rien provocante, nous le concédons, l’analyse économique du développement a-t-elle vraiment besoin d’archéologues ?

Ce ne semble pas être l’avis de Comeliau qui évoque comme nous l’avons vu plus haut la nécessité de la croissance économique pour permettre au Sud d’approcher un certain état de satiété qu’il serait vain de nommer bien-être tant cette dernière notion est subjective et, à ce titre, insaisissable. D’un point de vue strictement comparatif, on n’est pas loin, lorsqu’on convoque les clés de lecture de Comeliau et de Latouche, de toucher au fondement de la différence idéologique fondamentale entre la gauche et la droite, à savoir un choix. Lequel ? A gauche, la prééminence de l’égalité sur la diversité qui justifie chez Comeliau que le Sud puisse (un peu) rattraper le Nord.

Un Nord qu’on ne perdra pas de vue. Comeliau ne le fait pas. Ce dernier propose différentes pistes susceptibles d’assurer une continuation du progrès social chez nous tout en modérant la croissance. D’après lui, il y aurait chez nous "nécessité d’organiser l’économie de telle manière que les besoins fondamentaux de chacun soient satisfaits (…). La persistance de situations individuelles de misère (par exemple, en ce qui concerne le logement) est, au niveau de la richesse collective qui est la nôtre, inacceptable". De ça, pas un mot chez Latouche. Qui, a contrario, avance que "l’après développement est nécessairement pluriel. [9] " Pluriel au point d’en être inégalitaire et de passer par pertes et profits la notion de justice sociale. Gageons que ce n’est pas l’intention de l’auteur mais relevons en toute rigueur que sa grille de lecture ne prémunit en rien contre ce type de dérapages.

 La propriété, une guerre de civilisation !

Chez Latouche, la propriété privée n’est pas identifiée comme une variable d’importance dans la problématique de la régulation de la croissance. Il faut extirper l’idée de progrès, quitte à … enfoncer des portes ouvertes et à idéaliser le passé. C’est la manifestation typique d’une pensée conservatrice sur le plan politique.

"Les peuples heureux", dit-il, "ignorent le Progrès. Ils ignorent la rationalité, le temps calculé et les mathématiques, donc l’économie et le calcul économique. Technique et économie sont enchâssées dans le social. Leurs représentations en témoignent. Celles-ci sont le plus souvent tournées vers le passé, donc anti-évolutionnistes : l’homme descend des dieux et non des singes... La construction imaginaire du progrès comme du développement est dans ces conditions quasi impossible. Dans beaucoup de civilisations — peut-être toutes — avant le contact avec l’Occident, le concept de développement était tout à fait absent. Ces sociétés traditionnelles ne considèrent pas que leur reproduction soit dépendante d’une accumulation continue de savoirs et de biens censés rendre l’avenir meilleur que le passé. Les valeurs sur lesquelles reposent le développement, et tout particulièrement le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes. Ces valeurs sont liées à l’histoire de l’Occident, elles n’ont aucun sens pour les autres sociétés. [10] "

On se dit que les Chinois, une société éminemment collectiviste, constitue un problème pour les théories latouchiennes. Comment ont-ils fait ces fameux Chinois pour croître et rester eux-mêmes ?
Réponse : ils disposent d’un Etat [11] fort dont la finalité est de régler la question du partage des bénéfices entre l’entrepreneur privé et la collectivité dans son ensemble. La Cnuced CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
, organe des Nations unies enfanté par les pays anciennement colonisés et, à ce titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
, entraînés de force dans le wagon de la modernité, a d’ailleurs salué ce modèle comme le plus adapté à leurs besoins [12].

La place de l’Etat dans la régulation des échanges économiques, serait-elle la grande inconnue du paradigme décroissant ? Pas vraiment ! C’est ainsi que Comeliau énonce très explicitement que "l’institution de la propriété privée" n’est qu’un instrument "dont la légitimité sociale varie selon ses applications, en fonction de la nature des biens concernés, et surtout en fonction des buts assignés à l’activité économique. [13] "

Symétriquement et fort logiquement, il en ressort une réhabilitation du rôle de l’Etat, à rebours du modèle néolibéral contemporain : "L’intérêt majeur de cette distinction entre le politique et l’économique concerne la distinction entre objectifs et moyens. Elle permet de souligner que les objectifs prioritaires d’une société (…) relèvent, en tant que tels, de jugements de valeurs et de choix politiques et non pas de la rationalité que voudraient leur imposer les économistes : cette dernière ne concerne que l’adéquation des moyens aux fins. [14] "

Positionnements face au dilemme diversité versus égalité, attitudes envers l’Etat et la propriété privée, tout semble opposer deux écoles au sein des courants décroissants. Face à l’aile incarnée par un Latouche qui idéalise le passé "holiste" des sociétés jadis colonisées et néglige le prolongement de ce penchant anti-individualiste dans l’affirmation des droits de la collectivité devant les investisseurs privés, on opposera la primauté du politique sur l’économique et de l’égalité sur la diversité telle que défendue par Christian Comeliau.

Finalement, la décroissance est loin d’être un concept neutre. Elle peut être de gauche comme de droite. Autant savoir.

 


Pour citer cet article :

Xavier Dupret, "La décroissance de gauche existe. Nous l’avons rencontrée...", Gresea, juin 2007 . Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1685



Notes

[1Christian Comeliau, "La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance, développement durable", Seuil, Coll. Economie humaine, Paris, 2006, pp.272 et 164, passim

[2Ibid, p. 290.

[3Serge Latouche, "Pour une société de décroissance", Le Monde Diplomatique, novembre 2003.

[4Serge Latouche, "La pauvreté, mauvaise conscience des âmes sensibles et invention perverse des maîtres du monde", http://www.lalignedhorizon.org/html/textes/sl/pauvretemauvaiseconscience.htm Holiste : terme de la terminologie des sociologues durkheimiens renvoyant à la "solidarité mécanique", au sein de laquelle le concept d’individu n’existe même pas

[5C. Comeliau, op.cit., p.246.

[6S. Latouche, "En finir une fois pour toutes avec le développement", Le Monde Diplomatique, mai 2001.

[7Ibid.

[8A. Dubresson, L’information géographique, n°2, 1999

[9S. Latouche, op.cit, Le Monde Diplomatique, mai 2001.

[10Extrait d’une conférence donnée par Serge Latouche — Prof. d’économie à Paris XI et auteur de nombreux ouvrages dont "La mégamachine", éditions La Découverte, 1995 et "Les dangers du marché planétaire", éditions des Presses de Science-Po, 1998

[11Il va de soi que la présente analyse porte exclusivement sur les éléments de régulation économique de ce régime. Concernant l’importante et inévitable question des Droits de l’Homme, nous rappellerons, à toute fins de comparaison, que la population carcérale française connaissait un taux d’activité de 35% au début de l’année 2005 et qu’entre 1999 et 2004, la rémunération des détenus avait baissé dans les prions françaises d’environ 60%, passant de 4 à 1,6 euros par jour. (Source : Nathalie Guibert, Le Monde, 10 avril 2005).

[12Le Monde, 2 septembre 2006.

[13C.Comeliau, op.cit., p.164.

[14C. Comeliau, op.cit., p.48.