Travailler plus efficacement, consacrer moins de temps de travail pour produire ce dont on a besoin est pour ainsi dire un penchant naturel de l’économie moderne. On a donné à cela un nom : la productivité ou, mieux, les gains de productivité. Sur papier, cela devrait profiter à tout le monde. En réalité, c’est plutôt l’inverse. Introduction à une notion centrale, et très politique, du discours économique.
La notion de productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
n’est pas, de prime abord, très compliquée. Tout le monde connaît, plus ou moins. On va prendre un bête exemple.
Une entreprise qui, avec le même nombre de travailleurs, produit en un an deux fois plus de pinces à sucre que son concurrent est deux fois plus productive que ce dernier. Et c’est bien sûr une mauvaise nouvelle pour çui-là. Il a un problème de viabilité économique. Tôt ou tard, il devra se hisser au niveau de l’entreprise plus performante – ou disparaître.
On a pris l’exemple de la pince à sucre en hommage à une délicieuse nouvelle de science-fiction, dont on dira un mot plus tard. On aurait aussi bien pu choisir, comme Adam Smith, la manufacture d’épingles ou, classique dans les manuels, la construction d’une table. Ces exemples ont l’avantage d’en appeler à notre âme de bricoleur. On peut aisément se représenter les phases par lesquelles le génie humain, avec ses propres mains et quelques outils, arrive à les produire.
La pince à sucre va permettre d’y voir un peu plus clair. De voir, aussi, de quelle manière la productivité affecte les travailleurs et, plus largement, les citoyens. Et puis, comment la productivité fonctionne dans le discours économique. Il y a, là, beaucoup d’imbécillités.
La productivité tue l’emploi
Que l’affaire nous affecte est évident. Voici peu, il ressortait d’une étude de l’institut statistique français que, depuis 2000, la hausse de productivité expliquerait les deux tiers des pertes d’emplois industriels [1]. On produit plus ou autant avec moins de travailleurs, ce qui permet de virer les effectifs surnuméraires. Deux tiers, ce n’est pas rien. La productivité tue l’emploi ? On y reviendra. Commençons par dégager les principes de base. Pour cela, nous allons passer à la pince à sucre.
Il s’agit d’une pince à sucre rudimentaire, sans motifs ouvragés, juste les deux paires de ciseaux qu’il suffira d’assembler en y introduisant une vis – on va supposer que ces trois éléments ont été façonnés dans une usine en Chine (on ne sera pas loin de la réalité) et qu’il suffit de les mettre ensemble. Cela donne quoi, en termes de productivité ? Eh, bien cela dépend. On peut mesurer cela de plusieurs façons.
Mettons qu’on les fabrique entre amis, on est à cinq et, au bout d’une journée, dans les petites caisses prêtes à être livrées pour la vente, il y a 1.000 pinces à sucre. A cinq, avec une production de 1.000, la productivité est donc de 200 pinces à sucre par travailleur et par jour. On peut raisonner ainsi. Mais, déjà, nous nous heurtons à un degré d’imprécision dans la présentation des choses.
Pour illustrer cela, prenons un pays qui ne produit qu’une chose, des pinces à sucre, et avec ses 5 millions de travailleurs, il en produit 1.000 millions. Le rapport sera le même. 200 pinces par travailleur. Ce n’est pas nécessairement exact. Car le nombre de travailleurs n’indique pas quelle est la durée de travail effective accomplie. Dans un pays A, ils travaillent peut-être tous à plein temps, tandis que dans un pays B, ils travaillent peut-être tous à mi-temps. Si les deux pays ont une même production (1.000 millions de pinces à sucre), la productivité du pays A sera effectivement de 200 pinces par travailleur – mais elle sera de 400 dans le pays B : il arrive au même résultat avec deux fois moins de travail.
L’atypique est souvent typique
On va tout de suite en tirer une première leçon, bien utile à une époque où le travail atypique se multiplie (mi-temps, quart temps, intérims, contrats courts, etc.) et où le discours économique a tendance à mentir là-dessus [2]. La leçon est la suivante : la productivité ne peut être valablement définie qu’en fonction du temps de travail effectivement accompli, exprimé soit en équivalents temps plein, soit en heures prestées. Il faut toujours vérifier cela. Si ce n’est pas le cas, on raconte n’importe quoi.
Bien sûr, il y a un autre problème. Dans l’exemple choisi, les deux pays comparés ne produisaient que des pinces à sucre. C’est rarement le cas. La pince à sucre est un objet relativement simple et on peut, sans risque de se tromper, comparer la productivité des deux pays. Ou de deux entreprises qui en fabriquent. Il en va tout autrement avec, par exemple, la production d’automobiles. Une automobile comporte une foule de pièces, tantôt plus, tantôt moins. Dire d’une usine A qui produit une automobile X qu’elle est plus productive (plus de bagnoles par heures prestées) que l’usine B qui produit une automobile Y n’a pas de sens si l’automobile X comporte beaucoup moins de pièces que automobile Y. C’est pourtant ce qu’on fait. On raconte souvent n’importe quoi [3].
S’il est hasardeux de comparer la productivité de deux usines d’un même groupe, que dire d’une comparaison entre deux pays ? Ce sera du n’importe quoi à la puissance X. On mélange tout. Des pommes et des poires dans un même sac qu’un savant va ensuite examiner pour conclure avec de belles phrases que certains fruits sont plus ronds que les autres. Ridicule ? C’est pourtant une manière de procéder assez usuelle. On va prendre un exemple.
La productivité du garçon de café
Dans un article récent sur la performance macroéconomique de la Wallonie [4], deux savants produisent un tableau comparant l’évolution de la productivité sur les deux périodes 1995-2000 et 2000-2005. Il y a là-dedans des choses étonnantes. La productivité dans le commerce et l’horeca, lit-on, accuse un électrocardiogramme plutôt plat (-0,04%, puis -0,03%), celle des soins de santé et de l’action sociale baisse de manière sensible (-2,14%, puis -0,44%) tandis que celle des services non marchands connaît une évolution peu glorieuse (+0,54%, puis -0,36%). On croit rêver. La productivité dans l’horeca, c’est servir deux fois plus de clients au restaurant ? La productivité dans l’action sociale, c’est allonger la file l’attente de manière à laisser un assistant social traiter deux fois plus de dossiers ? La productivité dans le "non marchand", c’est par exemple mettre un gardien de plaine de jeux au lieu de deux ? A chaque fois, le coût de la "production" serait réduit de moitié, et la productivité doublée.
C’est parfaitement imbécile. Un garçon de café ne "produit" rien, une assistante sociale non plus. Appelons cela notre deuxième leçon : appliquée au secteur des services, la productivité n’a aucun sens [5]. Et, comme le font nos deux savants, additionner la productivité des trois grands secteurs de l’économie (agriculture, industrie et services) pour en tirer une moyenne générale, une "productivité globale" de la Wallonie (+0,80%, puis +0,55%), est tout aussi fallacieux. C’est : n’importe quoi.
Productivité et progrès
Cela n’a guère de sens mais, en même temps, ce type de chiffrage est révélateur de tendances lourdes dans l’organisation des activités humaines. D’évidence, si on remplace les petits commerces par des grandes surfaces, il y aura, globalement, moins de travailleurs dans ce secteur. Une caissière de supermarché "abat" plus de clients qu’un petit commerçant. C’est plus "productif". Même chose avec la restauration rapide et ses plats usinés, son self-service, son service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
à la chaîne.
L’économiste états-unien Kenneth Rogoff a exprimé là-dessus, en mars 2005, un constat révélateur : "On parle de miracle américain de la productivité, mais savez-vous que la majeure partie de ces gains de productivité, peut-être les trois quarts, vient du secteur de la distribution ?" [6]. Entre 1990 et 2001, 25% des petits commerces ont disparu aux États-Unis. Ceci explique cela. Le pays est devenu plus productif mais est-ce un progrès ? Il ne résulte en tout état de cause pas d’un choix conscient. Le Parlement, les élus du peuple, ne décident pas de ce genre de choses, au mieux ils interviennent à la marge.
La notion de progrès, en matière de productivité, mérite qu’on s’y arrête. Sur papier, du point de vue de la raison, une productivité accrue est en germe un facteur de civilisation, de mieux-être matériel et mental. Si les cinq amis dont nous parlions plus haut arrivaient, par une amélioration technique quelconque, à produire non plus 1.000 pinces à sucre par jour mais 2.000, ils pourraient sans peine utiliser le revenu du surplus de production pour engager cinq amis supplémentaires et, tous ensemble, à dix, travailler à mi-temps, pour le même salaire qu’avant, inchangé [7]. Voilà qui leur permettra de se consacrer à des choses plus intéressantes, la lecture, les promenades en forêt, le théâtre, les escapades avec les enfants et les vieux, il y a tellement de choses plus enrichissantes qu’assembler des pinces à sucre. Donc, la productivité ne tue pas nécessairement l’emploi. Au contraire, elle peut le "libérer".
Il y a progrès et progrès
Simone Weil, dans une étude pénétrante de la rationalisation du travail rédigée en 1937, l’avait déjà noté [8]. Elle avait pris l’exemple d’un tourneur chargé de surveiller quatre tours automatiques. Avec la découverte d’un acier rapide permettant de doubler la production de ces quatre tours, rien n’empêcherait alors d’embaucher un autre tourneur "de sorte que chacun d’eux n’ait que deux tours" sans que les coûts de production, pour autant, soient accrus.
C’est une autre manière de voir. Weil, une intellectuelle qui a fait elle-même l’expérience de la condition ouvrière et de l’abrutissant travail à la chaîne, avait en tête la pénibilité du travail. Deux tourneurs au lieu d’un pour une même charge de travail, c’est nettement moins pénible. Mais on peut tout aussi bien imaginer que le tourneur passe, à salaire inchangé, à mi-temps, et qu’on en embauche un autre, à mi-temps aussi, l’un et l’autre ayant à surveiller seuls les quatre tours.
Bien avant Weil, Marx avait fait le même constat. "Plus le temps dont la société a besoin pour produire du blé, du bétail, etc., est réduit, plus elle gagne du temps pour d’autres productions matérielles ou spirituelles. Comme pour un individu singulier, la plénitude de son développement, la multiplicité de ses plaisirs et de son activité dépendent de l’économie de temps. Économie de temps, voilà en quoi se résout en dernière instance toute économie politique. [9]
Au carrefour, c’est à droite ou c’est à gauche
Cette économie de temps peut cependant être organisée, en théorie, de deux manières radicalement différentes. L’économie de temps peut ainsi être organisée au bénéfice de la population. C’est ce que Marx avait en tête, qui parlait dans le passage cité d’une "production collective" et d’une "distribution planifiée du temps de travail" : ce sont les cinq amis qui, grâce à un doublement de productivité, peuvent diminuer d’autant le temps passé à rester enfermés dans leur atelier. Correctement (socialement) maîtrisée, la productivité est l’arme par laquelle on peut supprimer, comme l’exprimait avec bonheur le philosophe Adorno, "la dépendance aveugle et dégradante des hommes à l’égard des conditions matérielles" [10].
Mais cette économie de temps, et c’est ce que dénonce Weil, peut aussi servir à augmenter exclusivement les profits des rentiers qui possèdent les machines et ateliers de production.
Inutile d’ajouter que c’est la deuxième manière qui prévaut. A lieu de libérer l’homme, la machine et le progrès technique qui permettraient à tous de travailler moins longtemps pour un revenu équivalent ne servent qu’à enrichir les uns et appauvrir les autres, à les jeter au chômage, à végéter dans l’inutilité : une injustice sociale autant qu’un gâchis. Pour citer encore un grand homme lucide, Paul Lafargue, qui notait en 1900 qu’on disposait déjà alors en France de machines d’une puissance équivalente au travail de 189 millions de travailleurs. Sont-elles au service de la population ? Non bien sûr : "Le travail de ces 189 millions esclaves de fer monopolisé par une classe incapable de le diriger et le contrôler engendre la misère des producteurs au sein de la plus extraordinaire abondance." [11]On croirait lire une dépêche du front social datée de 2011.
Il reste, sur une note plus légère, à dire un mot de la pince à sucre, héroïne d’une délicieuse nouvelle de science-fiction. Résumons rapidement. Il était une fois un petit pays qui avait mis au point le prototype d’une usine ultra-perfectionnée, bourrée de robotique et d’ordinateurs superpuissants. Pour tester, on avait choisi une fabrique de pinces à sucre, fierté de la production locale. Très vite, l’usine s’est mise à produire des pinces à sucre à un rythme incroyable. On ne savait plus qu’en faire. On croulait sous les pinces à sucre. On a bien tenté de pénétrer dans l’usine pour modérer ses ardeurs mais, usine intelligente, elle avait tout verrouillé. Ce fut la guerre. On tenta de la prendre d’assaut, de la bombarder mais, usine très intelligente, elle produisait aussitôt des armes supérieures et envoyait des corps expéditionnaires de robots qui se comportaient comme en pays occupé. Le pays leva donc finalement le drapeau blanc et, pour négocier les conditions de sa reddition, envoya à l’usine une délégation composée de ses plus illustres notables. Arrivée à la porte de l’usine, elle posa la question qui vient naturellement à l’esprit de quiconque se voit placé devant plus fort que soi : "En fin de compte, que voulez-vous ?" La voix métallique de l’usine n’hésita pas une seconde : "Produire des pinces à sucre." On peut méditer.
Fiche technique pour aller plus loin
On s’est borné dans ce bref tout d’horizon d’envisager le gain de productivité dans sa forme la plus simple. Un volume de travail (mesuré en heures prestées, si on veut rester sérieux) rapporté à un volume de production. Autant d’heures de travail, autant de pinces à sucre. On compare ici deux volumes.
Il y a bien d’autres manières de mesurer [12]. On a intérêt à y être attentif car, dans la presse, dans le discours économique (patronal le plus souvent), la mesure utilisée peut varier. Comme chacun sait, c’est la manière (la méthode) d’un calcul qui en détermine bien souvent le résultat.
On peut, ainsi, choisir de rapporter le volume de production au coût du volume de travail mis en œuvre. Donc, un volume et une valeur. Autant de pinces à sucre, cela rapporte combien en valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
? Et, là, cela devient mécanique : on comprime les salaires et, à volume de production inchangé, la productivité (le rendement) paraîtra augmentée, comme par un coup de baguette magique.
On peut aussi permuter : une valeur et un volume. Garder le volume de travail (heures prestées) et le rapporter aux revenus de la vente du volume de production (le chiffre d’affaires
Chiffre d’affaires
Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
, voire mieux, la valeur ajoutée). Ce n’est pas inintéressant. Cela permet de se faire une idée des richesses que crée chaque travailleur et – avec quelques calculs supplémentaires – quelle en est la part qu’il "abandonne" aux rentiers qui possèdent son entreprise.
Enfin, on peut jouer avec les seules valeurs : pour un coût du travail (heures prestées) d’autant, cela fait combien en revenus (chiffre d’affaires ou valeur ajoutée ou bénéfice avant impôt : toujours vérifier le critère choisi) extraits du volume produit. Là, donc, on aura une relation entre deux valeurs.