Le GRESEA, pour mémoire, est une ONG créée il y a 25 ans par des personnalités du monde syndical et des ONG qui, depuis des années, travaille sur des thèmes tels que la responsabilité sociale et économique des entreprises, l’impunité et la justiciabilité des sociétés transnationales, les multinationales et le droit au développement. Sur ce thème, quelques réflexions.
Premier problème, la recherche du profit comme préoccupation principale sinon unique des sociétés transnationales. Dans le journal l’Echo du 14 mai 2004, à la rubrique Débats, Michel Coomans, administrateur-délégué d’Héraclite déclarait : "les entreprises poursuivent leurs objectifs de profit à court terme sous la pression du monde financier, souvent au détriment de leur positionnement à long terme dans la société". Cette réflexion est fondamentale. Cet objectif de profit est lié à la logique de la concurrence inhérente à l’économie capitaliste mondialisée.
Certes, la rentabilité peut être considérée comme une nécessité. C’est pourquoi, il est important de mettre l’accent sur "l’irrationalité économique" inhérente au système et de monter dans quel engrenage nous place ce qu’on a appelé le "nouveau capitalisme actionnarial". Parmi les actionnaires majoritaires des multinationales, ce qu’on appelle "le gouvernement d’entreprise", les fonds de pension privés occupent une place de plus en plus grande.
Dans la deuxième moitié des années 90, ces investisseurs institutionnels détenaient déjà en moyenne entre 20% et 40% du capital des sociétés cotées en Bourse. On parle ainsi de la "dictature des 15%". Les fonds de pension privés, alimentés par le financement des retraites par capitalisation, ne voient que la rentabilité immédiate, le cours de l’action en bourse, un taux de rendement fixé arbitrairement à 15% sur fonds propres. D’où l’intensification du travail, le blocage des salaires, les licenciements et fermetures, non pas parce que les affaires vont mal, mais pour "convenance boursière", pour permettre l’augmentation des dividendes pour les actionnaires. On en arrive ainsi à la position absurde de licencier en situation de profit. De plus, les fonds de pension privés ne garantissent en rien la stabilité et le montant des retraites par capitalisation, puisqu’ils dépendent pour l’essentiel du "bon fonctionnement" des marchés financiers, des placements spéculatifs, etc.
Tout ceci éclaire une réflexion pertinente qu’a faite il y a quelques années, l’ex PDG de la multinationale helvetico-suisse, ASEA Brown Boveri (ABB), à propos de la mondialisation : "Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, de produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales".
Deuxième problème, le respect par les sociétés transnationales des droits sociaux. Il ne suffit pas que les entreprises déclarent qu’elles respectent les conventions de base de l’OIT. Encore faut-il que les décisions prises par les acteurs privés aient directement ou indirectement des conséquences positives pour le développement des populations et ne soient pas un obstacle au droit au développement pour ces populations.
Nous connaissons le "global Compact" : c’est un partenariat entre les Nations Unies et les entreprises, avec les syndicats et les ONG. Il a été initié en l’an 2000 par le secrétaire général de l’ONU. Toute entreprise se déclarant prête à respecter, de son plein gré et sur une base restant tout à fait volontaire, un paquet composé de neuf principes élémentaires issus des droits de l’homme et des droits environnementaux, se voit décerner en retour une forme de satisfecit onusien. Elle en retire l’avantage de pouvoir s’en prévaloir auprès de l’opinion, auréolant ainsi son image publicitaire d’un label prestigieux. A l’heure actuelle, plus de 300 multinationales font partie du Global Compact, dont Nike, Novartis, Bayer, Aventis et Fiat.
Or on sait pertinemment bien que plusieurs de ces multinationales transgressent les conventions de base du BIT. Lors de sa session consacrée aux droits des travailleurs et des consommateurs dans l’industrie de l’habillement, tenue à Bruxelles en mai 1998, le Tribunal permanent des peuples était arrivé à la conclusion que sept firmes du textile "sont toutes coupables non seulement d’infractions à plusieurs dispositions du droit au travail, mais aussi d’un manque de respect de la dignité humaine et donc de violations des droits fondamentaux".
Avec d’autres ONG en Belgique, en France, aux Pays-Bas, mais aussi en Afrique de l’Ouest, le GRESEA mène aujourd’hui une réflexion une analyse des exportations à bas prix, à des prix de dumping, en provenance des pays occidentaux vers différents pays d’Afrique sub-saharienne. Il y a un cas d’école : ce sont les exportations de poulets et de cuisse de poulets congelés vers plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Cameroun, Mali, etc.) Ces importations massives et incontrôlées de poulets congelés, à des prix de dumping (2 à 3 fois moins cher que les poulets élevés localement) sont une catastrophe pour les producteurs locaux, l’économie nationale et la santé des populations. Une étude réalisée au Cameroun signale que la Belgique est le deuxième pays exportateur de ces poulets congelés vers le Cameroun.
Troisième problème : les multinationales sont-elles au-dessus des lois ? C’est en tout cas le constat fait par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans son rapport de 1999 : "Il n’existe aucun mécanisme permettant de contraindre les entreprises à respecter les règles éthiques et les droits de l’homme". La justiciabilité des droits sociaux face à l’impunité des multinationales, c’est une problématique débattue aujourd’hui dans les mouvements sociaux, les syndicats, les organisations de la solidarité internationale, mais aussi sur le terrain politique.
Nous en revenons à la responsabilité sociale et économique des entreprises. Les entreprises, les multinationales doivent rendre des comptes non seulement à leurs actionnaires, mais aussi à leurs employés et aux populations où elles sont implantées. Je pense que cette obligation était bien exprimée par l’extrait d’un manifeste signé par des syndicalistes, des militants d’organisations sociales et politiques belges, lors de la fermeture de l’usine Bombardier, décrétée par la multinationale canadienne : "Il est inacceptable qu’une multinationale qui fait des bénéfices, massacre d’un trait de plume la vie de plusieurs centaines de familles, après avoir menti effrontément pour endormir leur méfiance. Il est inacceptable qu’une entreprise pratique le chantage à l’emploi pour décrocher un marché public et mette la clé sous le paillasson, en emportant la commande et l’argent de la collectivité".
Voilà qui soulève naturellement la question du pouvoir politique, des politiques mises en œuvre, des législations nationales et internationales contraignantes, en particulier sur des points essentiels comme les normes sociales, environnementales, démocratiques, pour contraindre les entreprises à la responsabilité sociale, économique, écologique.
Prenons l’exemple des accords bilatéraux sur l’investissement (les ABI), signés par deux Etats et qui offrent une protection mutuelle aux investissements privés. Ces accords sont conclus pour la plupart entre un Etat du Nord et des pays du Tiers Monde. Ces accords donnent le primat de la protection des intérêts financiers des multinationales sur toute autre considération. Ils ne comportent pas de clause sociale ou environnementale contraignante. Nos gouvernements successifs l’admettent et le justifient : "Ce type d’accord a principalement pour ambition de protéger les investissements belges à l’étranger et de créer un cadre juridique au bénéfice des investisseurs belges". Ces accords doivent passer devant le Parlement pour être ratifiés. Il y a de temps en temps une intervention parlementaire pour mettre l’accent sur la nécessité d’inclure dans ces accords des clauses sur le respect des normes sociales, environnementales. Mais ça ne va pas plus loin. Ces accords sont votés tels quels.
Terminons en soulignant que des jalons ont été posés pour contraindre les entreprises à la responsabilité sociale, économique, environnementale. Mais que le chemin à parcourir est encore très long, semé d’embûches, que les mobilisations sociales, les actions coordonnées au niveau international seront essentielles pour avancer dans cette direction.
Ce qui vient de se passer à la 60e session de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève en donne encore une preuve éclairante. Du 15 mars au 23 avril, s’est déroulée cette session annuelle à Genève, avec un enjeu de taille : faire adopter le "projet de normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises". Ce projet émanait de la sous-commission des droits de l’homme qui l’avait adopté. Du côté des multinationales, on a assisté à une véritable levée des boucliers. La Chambre de commerce international, ainsi, déclarait : "Nous refusons le transfert de responsabilité de l’Etat aux entreprises. Nous sommes consternés par le fait que des lignes directrices écrites par 26 individus de la sous-commission se soient transformées en normes. Nous acceptons encore moins le caractère contraignant que ces personnes voudraient leur donner".
La société pétrolière Shell a été plus explicite encore. Laissons-lui le mot de la fin : "Pour Shell, ces normes ne sont pas utiles. Elles sapent les engagements volontaires des entreprises tels que le Global Compact de l’ONU." No comment ?
Pour citer cet article :
Denis Horman, "Justiciabilité des multinationales et des droits sociaux", Gresea, mai 2004, texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1622