Le salaire minimum est de retour. Il est à l’agenda. Il est sur la place publique. Sujet de débat, de revendication, de questionnements. Il faut commencer par là.

Il y a quelque chose de pervers dans la notion. Rien de sinistre, ni de maléfique. Disons, juste : la perversité des peaux de banane, qui font perdre l’équilibre, la capacité d’apprécier le concept à sa juste valeur.

Salaire minimum. Prenons deux repères. Dans le cadre des réflexions et des campagnes qui s’esquissent actuellement pour contrer la paupérisation mondiale des classes déclassées sous la bannière d’un "travail décent pour tous", se dessine en Asie une revendication en faveur d’un salaire minimum universel. Plus près d’ici, en Belgique, on a eu, en 2006, la lutte syndicale pour le relèvement du salaire minimum, bloqué à son niveau de 1993, qui conduira à l’augmenter de 4%, ce n’est pas beaucoup mais cela concerne beaucoup de monde. La Belgique compte entre 200 et 300.000 "smicards" [1].

Là, on marque une pause. Près de 300.000 smicards en Belgique. En France, c’est à peine mieux. On n’en a jamais compté autant, relevait la presse voici peu, ils représentent 17% des salariés du secteur marchand, contre 11% vingt ans plus tôt. [2] C’est, pour le dire autrement, l’expression d’une dégringolade des salaires.

C’est là que le salaire minimum, en tant que concept, devient problématique. Car il a deux faces. D’un côté, il veut traduire le principe que les travailleurs ne veulent pas être exploités au-dessous d’un certain seuil : le salaire minimum, moins que cela, c’est non. De l’autre, à l’inverse, il revient à dire qu’un salaire plancher, c’est OK. Donnez-nous le minimum et on sera content, il y aura la paix sociale.

C’est d’autant plus pervers que, globalement, tendanciellement, les salaires sont en recul sur tous les fronts. On va commencer par là, histoire de remettre de l’ordre dans les idées.

 Revoici les soupes populaires

Voici peu, l’hebdomadaire Knack pronostiquait en couverture le crépuscule des classes moyennes [3]. C’est un thème porteur, auquel la presse internationale fait régulièrement écho. Les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres et donc, mathématiquement, la classe intermédiaire, dite moyenne, en subit les effets, elle se paupérise. En Belgique, les chiffres sont parlants. De 1990 à 2003, les 30% de la population dont les revenus sont les plus faibles ont vu leur part du revenu imposable global se réduire de 11,2 à 9,4% – tandis que la part des 10% de la population la plus riche est passée de 27,3 à 30,5%. Parlant : 30% de la population se partagent un dixième, 10% s’arrogent un tiers. Et qu’est-ce qu’on voit si on passe la frontière et qu’on fait un tour en Allemagne ? On voit le retour des soupes populaires.

L’Allemagne, moteur de l’économie européenne, comptait 11% de pauvres en 1999 (ex-Allemagne de l’Ouest, le secteur opulent), ils sont 16% en 2005, cela fait pas loin de 14 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins de 900 euros par mois. [4] Le phénomène est mondial. Déjà en 1993, jetant un regard froid sur la mondialisation, le Financial Times notait qu’environ les deux tiers de l’humanité n’en ont tiré qu’un avantage faible ou inexistant et que, dans le monde dit développé, les revenus du quart de la population la moins bien lotie ont été soumis à un mécanisme de percolation vers le haut, plutôt que vers le bas. [5]

 Propagande anti-salaire

Ce qu’on a derrière cette offensive contre les salaires [6], en arrière-plan, est ce qu’on appelle, par un raccourci brutal, la mondialisation. Dit autrement : la mise en concurrence mondiale des travailleurs induite par une nouvelle division internationale du travail Division Internationale du Travail ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
qui voit tendanciellement les entreprises concentrer leur production dans des pays à bas salaires, sur lesquels, à leur tour, tendanciellement, tous les autres salaires sont invités à s’aligner.

Cela crée des problèmes. D’abord, parce qu’à force de comprimer les salaires, la demande solvable pour les marchandises et services produits s’en trouve dangereusement réduite, d’où surproduction Surproduction Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
et crise, et ensuite, venant aggraver cette dernière, parce qu’il y a, tendanciellement, déconnexion entre les superprofits réalisés grâce à ces très bas salaires et l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
dans le maintien, l’entretien et le renouvellement des outils de production, donc, le cercle vicieux tourne à vide, il ne produit pas de nouveaux emplois, ni la demande nécessaire pour écouler les marchandises. [7]

De ce point de vue, le salaire minimum a valeur de révélateur. D’une propagande patronale qui charge les salaires de tous les maux. L’argument choc contre les augmentations salariales, qu’il vise le salaire minimum ou les salaires en général, est qu’elles auraient un effet automatique, négatif, sur l’emploi. Ainsi, on a dit, et on redit, que le salaire minimum (entendez : de meilleurs salaires) serait source de chômage. C’est le genre de fadaises qui faisait rire John Galbraith. Depuis 1995, dit Galbraith, en 2000, "le salaire minimum est monté deux fois et le chômage a continué de décroître." [8]

Même type de propagande chez l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
), le think-tank du néolibéralisme Néolibéralisme Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
. Tel un bulldozer, il déploie avec constance depuis des années un discours pour inciter les États à supprimer les "rigidités" du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail. Le salaire minimum y figure en bonne place. C’est une de ses bêtes noires, comme tout ce qui nuit à une compression des salaires. Ils doivent être "flexibles", il faut une absolue liberté de négociation entre le patronat (tout puissant) et les travailleurs (de préférence affaiblis, non syndiqués). L’OCDE, aussi, utilise l’argument du chômage. Alors que, pourtant, "il n’existe actuellement de théorie économique convaincante qui ait fait la preuve d’une relation causale directe entre la flexibilité du travail et une diminution du chômage." [9]

 Revendiquer un minimum ?

Le salaire minimum et son niveau plancher serait-il, pour autant, la panacée pour contrer la pression sur les salaires ? En Europe, dans une série de pays, il n’existe pas de salaire minimum. Il n’existe pas en Allemagne, ni dans les quatre pays scandinaves, ni en Autriche, ni en Italie. Là où il existe, il témoigne surtout d’énormes disparités, cela va, en 2007, de 1.570 euros par mois au Luxembourg jusqu’à 92 euros en Bulgarie, en passant par 1.254 euros en France, où il correspond au niveau des salariés les moins qualifiés [10] De manière générale, le salaire minimum subit le même phénomène d’érosion que les autres salaires.

Depuis les années septante, ainsi, "on observe une tendance à peu près générale à la baisse" du salaire minimum par rapport au salaire médian, note l’économiste Michel Husson [11]. Même chose en Belgique, naturellement. Comme notait le Centre d’éducation populaire André Genot en commentant l’idée que des allocations élevées représenteraient des "pièges à l’emploi", le vrai "piège, c’est un salaire minimum beaucoup trop bas. Il n’a pas été augmenté depuis 1993, si bien que le salaire minimum moyen garanti a décroché par rapport aux salaires moyens". [12]

Le problème du salaire minimum est qu’il risque, pour partie, de fournir une mauvaise réponse à une bonne question. En Allemagne, où la revendication a été remise à l’agenda cette année par le SPD et la majorité des syndicats, le principe n’en demeure pas moins combattu par le syndicat Mines Chimie et Energie au motif qu’il remettrait en cause l’autonomie des négociations et, plus radicalement, car il aurait un impact négatif sur les niveaux de salaires fixés par conventions collectives. [13] Le salaire minimum, dit autrement, risque de tirer tous les salaires vers le bas. Et de déforcer les syndicats.

La Confédération européenne des syndicats, lors de son congrès de mai 2007, a pour sa part remis la question à l’agenda, en prônant une "méthode de coordination ouverte" tendant à fixer un "salaire de base" correspondant, dans chaque État, à un pour cent du salaire médian ou du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
par habitant. Pour mémoire, 15% des salariés de l’Europe des Quinze – cela fait plus de 20 millions de travailleurs – ont un salaire inférieur à 66% du salaire médian. [14] La revendication est donc bienvenue et, sans doute, permettrait d’atténuer, à l’intérieur de l’Europe des Vingt-Sept, le dumping social et la mise en concurrence des travailleurs.

 Vous avez dit "juste" salaire ?

Mais le salaire minimum risque, aussi, d’être considéré comme le niveau "normal". On en trouve confirmation dans l’étude réalisée en 2001 par Catherine Saget pour le compte de l’Organisation internationale du Travail Organisation internationale du Travail Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
 [15].

C’est un travail très savant, avec discussion approfondie des rapports entre salaire minimum et chômage, salaire minimum et pauvreté, salaire minimum et création d’emplois qui, parfois, tend à noyer le propos. Mais il est y fait référence à un phénomène révélateur, constaté en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le salaire minimum y avait été abaissé en 1992 et certaines grosses entreprises avaient choisi, en engageant des travailleurs, de leur payer un salaire supérieur à celui du nouveau minimum (raboté). Une explication, note Saget, "est le fait que les travailleurs percevaient l’ancien salaire minimum comme étant le salaire équitable" – c’est-à-dire le "juste" salaire, le salaire correct ("fair wage"). C’est un bel exemple de résistance ouvrière à la modération salariale. Mais c’est, tout autant, le signe d’une énorme résignation ouvrière : le minimum perçu comme un salaire juste...

L’exemple illustre bien la double face, l’ambiguïté du salaire minimum. Car il est en même temps plancher et plafond, en même temps le seuil sous lequel on acceptera pas d’aller et le plafond, "normal" et "juste", au-dessus duquel on se résignera de ne pas monter.

C’est dire que toute revendication de salaire minimum doit être couplée avec une éducation populaire théorique de ce que masque le concept de salaire et de salariat, donc revenir, comme y invite Alain Badiou, à "l’ensemble des problèmes déjà examinés au XIXe siècle", parce que nous en sommes proches, parce que nous avons affaire, "comme à partir de 1840, à des capitalistes absolument cyniques, de plus en plus animés par l’idée qu’il n’y a que la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
qui compte, que les pauvres sont paresseux, que les Africains sont des arriérés, et que l’avenir, sans limite discernable, appartient aux bourgeoises "civilisées" du monde occidental." [16] Donc, pour terminer, revenir à ce que disaient, avec tant de lucidité, les ouvriers du XIXe, tel Charles Noiret, tisserand rouennais, qui déclarait que "la propriété, comme l’exploitation, est une convention et n’a rien de naturel", tel encore Jules Leroux, ouvrier typographe, qui disait accepter le principe de la propriété, mais qu’il "faut l’étendre jusqu’à nos salaires". [17]

Notes

[1Syndicats, le bimensuel de la FGTB, n°18 du 3 novembre 2006.

[2Le Figaro, 5 septembre 2006.

[3Knack, 26 septembre 2007.

[4Wall Street Journal, 19 octobre 2007.

[5Financial Times du 24 décembre 1993, cité par Eric Hobsbawn, "The Age of Extremes", 1994, éd. Abacus, 1997, page 574.

[6Voir "Capital contre travail – L’offensive contre les salaires", Dupret, Houben et Rydberg, 2007, Couleurs Livre/Gresea.

[7Pour approfondir la dimension théorique de ce phénomène, voir l’analyse de François Chenais dans le Monde diplomatique, n°644 de novembre 2007 : ""L’immobilier californien bouscule la croissance chinoise".

[8John Galbraith, "Comment les économistes se sont trompés", reproduit dans la revue Economie politique, n°7, 3e trimestre 2000.

[9Hedva Sarfati, "Face au chômage persistant en Europe – Quel rôle pour la flexibilité du marché du travail et le dialogue social ?", in Humanisme et entreprise, n°238, décembre 1999, reproduit dans Problèmes économiques n°2.688-2.689 du 15 novembre 2000.

[10Les Echos, 19 juin 2007.

[11Démocratie, bimensuel du Mouvement ouvrier chrétien, 15 mai 2007.

[12Syndicats, le bimensuel de la FGTB, n°15 du 22 septembre 2006.

[13Michel Husson, in Correspondances européennes du travail (Metis), n°5 du 26 février 2007.

[14Echo-FGTB, n°3, mars 2007.

[15"Is the minimum wage an effective tool to promote decent work and reduce poverty", Catherine Saget, ILO Employment Paper, 2001:13.

[16"De quoi Sarkozy est le nom", Alain Badiou, Editions Lignes, 2007.

[17"La parole ouvrière", textes réunis par A. Faure et J. Rancière, Editions La Fabrique, 2007.