Dow Chemical et DuPont, les deux chimistes états-uniens vont fusionner pour former une entreprise commune. Retour sur les tenants et les aboutissants de cette opération qui va voir naître un des premiers chimistes au monde et un nouvel acteur de poids sur le segment des semences OGM. 

Les mégas fusions-acquisitions se succèdent en 2015. Après les celles de SABMiller et Inbev, Dell et EMC, et Pfizer-Allergan, c’est au tour du secteur de la chimie de connaître une nouvelle opération de regroupement avec une fusion Fusion Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
qui fait d’ores et déjà partie des plus importantes de l’histoire, tous secteurs confondus.

 Deux chimistes historiques

Dow Chemical nait à la fin du XIXe siècle, et était initialement spécialisé dans la production d’eau de javel. Le groupe est le leader mondial de la production de plastique. Il est également présent dans l’agrochimie (herbicides, insecticides…) et fabrique un certain nombre de produits utilisés dans l’industrie du papier ou dans les produits d’hygiène.

Dow est tristement célèbre pour deux évènements : son implication avec Monsanto dans la production de l’agent orange, un herbicide utilisé par les États-Unis lors de la guerre du Vietnam. L’objectif était alors de détruire les récoltes et de défolier une partie des forêts du pays afin d’empêcher les combattants vietnamiens de s’y cacher. Dow Chemical est également propriétaire depuis 2001 d’Union Carbide, l’entreprise responsable de la catastrophe de Bhopal en Inde en 1984. Une usine de production de pesticides avait explosé, entrainant des milliers de morts (plusieurs dizaines de milliers selon les associations de victimes) et des dizaines de milliers de blessés et intoxiqués par les émanations de gaz [1]. Dow Chemical refuse toute responsabilité pour une filiale acquise après la catastrophe.

DuPont est un autre géant de la chimie, fondé au début du XIXe siècle par le français Éleuthère Irénée du Pont de Nemours, émigré aux États-Unis après l’exécution en 1792, de Louis XVI et Marie Antoinette auxquels la famille du Pont de Nemours était restée fidèle. Son histoire débute par la production de poudre à canon, puis de dynamite dès le début du XXe siècle. On doit au groupe la fabrication du nylon, et de différents matériaux tels le lycra, le téflon [2] ou le kevlar [3]. Les produits de DuPont sont utilisés dans divers procédés industriels : pétrochimie, pharmaceutique, alimentaire ou encore dans la construction

 Fusion-restructuration

La fusion, qui sera réalisée "entre égaux", par un échange d’actions entre les actionnaires des deux groupes, donne naissance à une firme au chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
cumulé de 90 milliards de dollars (près de 82 milliards d’euros), c’est-à-dire des revenus supérieurs à ceux du leader actuel de la chimie, BASF qui totalise 74 milliards d’euros de recettes en 2014.

Les autorités de la concurrence, aux États-Unis, mais également dans tous les pays où les deux entreprises sont présentes, devront donner leur accord à cette fusion. L’annonce de ce regroupement laisse augurer un plan de restructuration dans la nouvelle entité.

D’ici 18 à 24 mois, le nouveau groupe sera scindé en 3 entreprises distinctes. La création de ces trois nouvelles branches vise essentiellement à séparer les activités les moins rentables pour éventuellement pouvoir les vendre séparément plus tard. DowDupont se verra donc réparti entre la branche « agrochimie » (qui regroupe les activités liées aux herbicides, graines, OGM), la branche "chimie de spécialité" (panneaux solaires, sécurité, matériel électronique…) et la branche "chimie des matériaux" (plastique notamment) comme l’indique la figure ci-dessous.

Figure 1 : schéma des trois nouvelles branches d’activité de DowDuPont (source : Investor présentation, 11 déc. 2015, http://www.dowdupontunlockingvalue.com/)

L’annonce de ce type de fusion est souvent accompagnée de tailles dans les effectifs. Les PDG des deux groupes, Edward Breen (DuPont) et Andrew Liveris (Dow Chemical) ont déjà évoqué un tel plan, sans en donner de détails.

En mars 2015, Dow Chemical, qui emploie près de 54.000 personnes dans le monde avait déjà annoncé la suppression de 3% de ses effectifs mondiaux afin d’économiser un milliard de dollars sur la période 2015-2017 [4].

DuPont a également annoncé, séparément de la fusion avec Dow Chemical, un plan de restructuration qui concernera 10% des effectifs, qui s’élèvent à 63.000 personnes fin 2015.

Mais il faut un instant revenir sur le parcours du PDG de DuPont, Edward Breen, coutumier des restructurations et des scissions d’entreprises. Ce dernier est en poste depuis seulement quelques mois après le départ sa prédécesseure Ellen Kullman, à qui certains "investisseurs activistes" - nous y reviendrons plus loin - reprochaient le fait qu’elle ne crée pas suffisamment de valeur pour les actionnaires.

Breen est connu pour avoir découpé en pièces l’entreprise Tyco, spécialiste de la sécurité électronique. L’entreprise avait été scindée en deux en 2007, puis à nouveau coupée en trois en 2011 [5]. L’objectif était alors de décomposer le groupe en segments rentables afin de les revendre ensuite "par appartement" au meilleur prix.

 Regroupement fiscalement optimisé

Un argument majeur qui a séduit les deux firmes dans la finalisation de leur regroupement est lié au régime fiscal entourant de telles opérations aux États-Unis. Les regroupements d’entreprises donnant lieu à un changement de gouvernement en leur sein sont en effet soumis, en théorie, à des prélèvements fiscaux.

Dans le cas de Dow Chemical et DuPont, la fusion se réalise "entre égaux", et le pouvoir de décision dans le nouveau groupe ne sera donc pas modifié, mais réparti dans les mêmes proportions qu’avec les entités séparées.

C’est précisément cet élément – le fait que la fusion ne donne pas lieu à modification dans le contrôle de la firme – qui va permettre, comme l’autorise la législation américaine, de réaliser l’opération en étant exonéré d’impôt. Les actionnaires principaux des deux compagnies se trouvaient être, dans les deux cas, les mêmes fonds d’investissement Fonds d'investissement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
 : Vanguard Group, Black Rock, State Street Global Advisors et Capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
World Investors [6]. Le contrôle du nouveau groupe ne sera donc pas modifié. Le nouveau groupe, et ses actionnaires économiseraient ainsi plusieurs dizaines de milliards de dollars.

Outre les économies réalisées en sabrant dans l’emploi et via l’ingénierie fiscale déployée par les investisseurs des deux groupes, DowDuPont bénéficiera d’une nouvelle force de frappe par son pouvoir d’achat et la possibilité d’influer à la baisse sur les prix des matières premières.

 Actionnaires activistes

Il a beaucoup été question des "actionnaires activistes" lors de la fusion entre Dow et DuPont. Cette expression désigne des organismes financiers, souvent des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
d’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, qui utilisent leur influence et leurs parts de capital Capital dans les entreprises pour influencer les décisions stratégiques des groupes [7]. Généralement, leur caractéristique est de posséder des parts minoritaires dans les groupes où ils sont présents.

Les deux "activistes" en question sont Nelson Peltz et Dan Loeb, deux gérants de fonds d’investissement. Le premier est le gérant du fonds Trian funds management. Sa part dans DuPont est de 2,94%. Fait assez rare, il a pu participer aux négociations sur la fusion en contrepartie de la signature d’un accord de confidentialité. Peltz n’en est pas à son premier coup d’essai [8]. Il avait déjà activement participé à la scission du groupe Kraft dont la partie "Europe" est devenue Mondelez [9] en 2012. Peltz avait été à l’origine des pressions visant à se séparer de l’ancienne PDG de DuPont remplacée par Edward Breen.

L’autre "actionnaire Actionnaire Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
activiste" est Dan Loeb, il dirige le fond "Third Point Management". Sa part dans Dow Chemical n’est que de 2,03%. Il n’a pas pris directement part, comme son acolyte Nelson Peltz, aux négociations concernant la fusion. Les deux administrateurs poussés par Loeb au conseil d’administration de Dow ont appuyé la fusion, "ce qui en dit long" [10] déclarait le PDG de Dow, Andrew Liveris au Financial Times [11]. Loeb avait déjà demandé à Dow de séparer ses activités "pétrochimie" et "chimie de spécialité" auparavant.

Les deux PDG ont par ailleurs déclaré que cette fusion se ferait dans le meilleur intérêt des actionnaires. Ces derniers avaient été très critiques quant à la gestion des entreprises sur le fait que les choix mis en œuvre ne permettaient pas d’atteindre certaines cibles financières comme les retours sur investissement (RoE ou RoI [12]).

 Incidence sur le secteur des OGM

Les concurrents directs de DuPont et Dow dans le secteur de la chimie, à commencer par les Allemands BASF et Bayer, voient donc apparaître un nouvel acteur de poids. La presse financière évoque déjà la possibilité d’autres rapprochements dans le sillage de celui-ci.

Sur le segment de l’agrochimie et des semences OGM, l’une des trois branches de la nouvelle entité fusionnée, les cartes vont également être redistribuées. DowDuPont pourrait bien ravir le leadership du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
des OGM à Monsanto. Ce secteur est déjà fortement concentré, avec six acteurs [13] (Monsanto, BASF, Bayer, Syngenta, DuPont et Dow Chemical) qui contrôlent 70% du marché. L’entrée de nouveaux acteurs semble dès lors difficile à imaginer, la barrière que constituent les coûteux investissements en recherche et développement et la possession de la plupart des brevets par les acteurs précités ne semblent pas propices au développement de la concurrence.

La compétition est toutefois moins virulente qu’il n’y parait, la plupart des acteurs principaux ayant déjà des accords de partenariats sur les semences (voir schéma ci-dessous)

Figure 2 : Accords croisés sur les brevets de graines génétiquement modifiées. Source : Phil Howard, Michigan State University. https://msu.edu/~howardp/seedindustry.html

La nouvelle entité pourrait constituer un duopole avec Monsanto (deux entreprises possédant la majorité des parts de marché). Les deux entreprises nouvellement réunies, Dow et DuPont, pourraient détenir 25% de ce marché [14]. Là encore se profile le risque d’une pression accrue sur les utilisateurs finaux, les agriculteurs, qui connaissent déjà des problèmes récurrents avec les semenciers.

Au bout du compte, les agriculteurs utilisant ces semences industrielles risquent d’avoir encore moins de choix entre les différents acteurs du marché. Un problème déjà récurrent, sans compter les conflits liés à l’interdiction de réutiliser les semences récoltées et les conséquences environnementales désastreuses de l’utilisation de fortes doses de pesticides dans les cultures OGM [15].

Là encore des fusions seront certainement envisagées par les acteurs du secteur pour se consolider. Syngenta pourrait en être la première cible. Monsanto avait déjà voulu absorber l’entreprise suisse à plusieurs reprises cette année, mais sans succès [16].

La fusion entre Dow Chemical et DuPont va voir naître l’un des plus importants acteurs du secteur. Outre le pouvoir de marché et les positions dominantes dont la nouvelle entité disposera sur le secteur de la chimie et de l’agrochimie (OGM et pesticides notamment), la manière dont cette fusion a été menée et les conséquences de celles-ci sur l’emploi et la stratégie de l’entreprise méritent attention.

Du rôle des « actionnaires activistes » pour scinder les deux entreprises en plusieurs branches aux stratégies d’optimisation fiscale approuvées par les fonds de pension qui détiennent les deux firmes (Blackrock, Vanguard group…) : ce sont deux géants qui vont être démembrés dans les années qui viennent (pour une revente par appartement ?) et des dizaines de milliers d’emplois qui vont être supprimés. Mais pas d’inquiétude : "cette fusion se fera dans le meilleur intérêt des actionnaires"...

 


Pour citer cet article :

Romain Gelin, "Fusion Dow-DuPont : optimisation et restructuration dans la chimie et les OGM", Gresea, décembre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1469