80 000, 100 000, 120 000 participants ! Ce quatrième forum fut incontestablement le plus important de par son ampleur et son caractère très populaire. La plus grande partie des participants est, bien évidemment, venue de l’Inde (la Fédération indienne comprend 28 Etats dotés chacun d’un parlement et d’un gouvernement) mais d’importantes délégations d’autres pays asiatiques étaient également présentes. Citons celles du Pakistan, de Corée du Sud, du Japon, du Népal, du Sri Lanka ou du Bangladesh. On notera également de nombreux " altermondialistes " d’Amérique latine, d’Amérique du Nord, d’Afrique, d’Europe.
Pour la Belgique, il s’agissait de quelque 80 personnes : CSC-ACV ( le plus gros contingent), FGTB, 11.11.11 (Flandre), CNCD, Magasins-du-Monde/Oxfam, CADTM et d’autres ONG ainsi que des personnalités politiques, tels Elio Di Ruppo, Pierre Galand, Isabelle Durant.
La délégation du Gresea était composée de trois personnes : Brahim Lahouel, Nathalie Van Verre et Denis Horman. Nous étions là, non seulement pour participer à l’événement, mais également pour prendre le maximum de contacts internationaux dans le cadre de la construction de notre réseau international, soucieux également, à travers nos contacts, de discerner les conséquences, pour les populations du Sud, des décisions prises par les acteurs économiques du Nord - ce qui est le fil conducteur de notre programme de travail quinquennal.
Parmi les principaux enjeux du FSM de Mumbai, nous en relèverons deux.
Il s’agissait d’abord de donner une dimension plus "mondialisée" au FSM. Lors des trois premiers forums mondiaux, tenus à Porto Alegre (Brésil), le "socle latin" prédominait : latinos-américains (surtout Brésiliens), Européens de l’Ouest (avec le poids des Français). Pour la première fois, à Mumbai, le FSM a tissé des liens plus concrets entre organisations et mouvements sociaux, syndicaux d’Est et l’Ouest de la planète (Asie) qui ne se connaissent pratiquement pas.
Notons, ainsi, que des délégués du mouvement "no vox" Europe ont participé à la marche des Dalits (les "intouchables"), une marche dite pour la dignité" qui a duré un mois avant de converger sur le FSM. C’est un événement majeur du FSM qui a été le point d’orgue d’une mobilisation de longue durée contre "l’apartheid caché", produit du système des castes, qui frappe, en Inde, plus de deux cents millions d’être humains, considérés comme "impurs" et, en conséquence, relégués aux plus basses besognes. Les Dalits ont eu une présence importante au Forum mondial (quelque 30% des participants indiens).
Deux rencontres importantes ont également eu lieu, avant et pendant le Forum : le forum syndical mondial : réunissant les trois organisations syndicales internationales : CISL, CMT et FSM, ainsi que la CES. Huit syndicats indiens étaient présents et, entre autres, le syndicat des travailleurs du transport de Mumbai. La deuxième rencontre importante fut celle du Forum parlementaire mondial, avec une présence importante de parlementaires d’Asie du Sud.
Ce premier enjeu consistait, en l’exprimant d’une autre manière, à renforcer les liens entre mouvements, coordinations, réseaux internationaux, liens et échanges commencés à Seattle, poursuivis à Porto Alegre, à Cancun, à Florence, à Paris.
Le deuxième enjeu - le plus important dans ce Forum mondial - était de contribuer au rapprochement des organisations indiennes dans un paysage "éclaté" et extrêmement diversifié. Rappelons que l’Inde a 17 langues régionales et des centaines de dialectes ; l’anglais étant parlé par moins de 10% de la population.
S’est opérée ainsi, dans le sillage du Forum, une double dynamique unitaire : la rencontre entre les "mouvements de masse traditionnels", liés aux partis de gauche et les "mouvements populaires" ou encore "les nouveaux mouvements sociaux", la multitude d’associaitions régionales et locales. Il y a, en effet, deux grandes traditions dans les mouvements sociaux et populaires en Inde. On a, d’une part, les organisations de masse liées aux partis de gauche : deux grands partis communistes, le parti du Congrès (héritier de Gandhi et de Néhru), de petits partis socialistes (certains d’inspiration gandhienne), une dizaine de formations de gauche radicale, la plupart issue de scissions des deux partis communistes au cours des années 1970 et 1980. Ces partis ont leurs propres organisations de masses : syndicats, organisations de jeunes, de femmes. Et, d’autre part, il y a le "People mouvement" : les nouveaux mouvements sociaux qui fonctionnent sur des objectifs thématiques (la lutte contre des barrages, contre la privatisation de l’eau, par exemple) ou issus des couches les plus exploitées de la population : les dalits, les enfants travailleurs (dont une partie est dans un état d’esclavage : les parents endettés et n’arrivant pas à rembourser le prêt, peuvent être amenés à prêter un enfant au créditeur qui le met au travail. Le taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
est parfois si élevé que les parents son incapables de rembourser et l’enfant tombe en esclavage) ; prostitués des deux sexes ; femmes soumises aux discriminations et aux violences ; minorités ethniques ou religieuses ; et même les tribus aborigènes très actives dans le Forum, brandissant arcs et flèches, etc.
Le FSM a impulsé cette mobilisation unitaire en Inde et plus largement en Asie. Il a favorisé la convergence des luttes en Inde, surtout les luttes des secteurs les plus exploités et opprimés de la société. Le processus préparatoire au FSM a déblayé le terrain pour la construction de cette unité dans la diversité : tenue du forum social asiatique d’Hyderabad, en janvier 2003, réunissant quelque 14.000 participants d’Asie (Inde, Pakistan, Népal, Sri-Lanka, mais aussi du Japon, de la Corée du Sud, de la Thaïlande, de l’Indonésie, des Philippines…) ; puis des forums locaux ont été organisés dans les Etats de l’Inde, et bien souvent au plus près de la base, au niveau des groupes de villages.
Le "conseil des organisations" (c’est à dire le comité organisateur indien du FSM) a regroupé 185 organisations, avec cinq grandes composantes : les ONG, une partie du mouvement populaire, l’essentiel des mouvements de masse traditionnels (syndicats, associations de femmes, de jeunes, organisations paysannes…reliées à des partis), les Dalits, des associations représentant des réalités régionales. Signalons au passage que les syndicats indiens ne regroupent pas plus de 3% de la population active (salariée) du secteur dit "formel".
Quelques thèmes-clé reliés à la situation indienne
Parmi les thèmes abordés dans les conférences, séminaires et ateliers revêtant une signification particulière dans le contexte indien et asiatique, on peut signaler :
La lutte pour la paix, contre la guerre. Un thème d’actualité, non seulement en liaison avec l’Irak, la Palestine, etc., mais aussi en liaison avec les conflits Inde-Pakistan, Cachemire (objectif : désarmement universel). Une délégation très importante du Pakistan, plus de 3000 membres, était présente au Forum. Les Tibétains exilés, pour la plupart réfugiés en Inde, étaient eux aussi très visibles sur le site du FSM.
La lutte contre le "communalisme", le fondamentalisme religieux. Le parti au gouvernement, le BJP (Parti Populaire Indien), parti nationaliste de droite, domine la vie politique indienne, ces dernières années. Le BJP a systématiquement stimulé le communalisme, c’est-à-dire l’utilisation à des fins politiques de l’identité religieuse d’une communauté. Il met en question le caractère séculier et laïc de l’Etat indien. Les forces hindouistes de droit et d’extrême droite veulent donner une définition religieuse à l’Etat, en faire un Etat hindou (or, il y a 120 millions de musulmans en Inde). Le BJP a commis des atrocités contre la communauté musulmane du Gujarat en 2003 (près de trois mille morts en trois ans, presque tous de confession musulmane).
La question du racisme et des castes. Les intouchables, au bas de l’échelle d’un système de castes en théorie abolies, ont rappelé la situation de discrimination dont ils sont encore victimes, et cela au travers de nombreux séminaires et conférences. Les Dalits ont même pu par exemple utiliser un des halls du Forum pour tenir leur congrès.
Mentionnons quatre conférences-débats, qui ont été autant de "temps forts" :
Globalisation et insécurité sociale (avec entre autres Samir Amin et Joseph Stiglitz)
Les rapports entre mouvements sociaux et partis politiques.
Le débat sur les alternatives (avec entre autres Walden Bello et D. Raja).
La guerre, le néo-libéralisme
Libéralisme
Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence.
et l’importance du FMS (le débat sur l’avenir des FSM).
Une des caractéristiques essentielles du FSM à Mumbai fut la présence massive des mouvements dits populaires. Pendant les trois jours du Forum, du matin au soir, sur le site du Forum des centaines de groupes de manifestants ont parcouru les allées principales du site. Chaque association populaire, chaque syndicat, chaque organisation paysanne, les organisations de femmes, les dalits, les exilés Tibétains victimes de l’occupation chinoise, les "nouveaux" mouvements sociaux, des milliers d’enfants, vêtus d’uniformes de collégiens d’inspiration britannique (!) remontaient en cortèges les allées du Forum.
Chico Whitacker, Brésilien, membre du secrétariat international du FSM a bien mis l’accent sur cette particularité du FSM à Mumbai : "Il y a des données nouvelles liées aux caractéristiques-mêmes de l’Inde. La principale est la présence passive des mouvements populaires. Au Brésil, il nous faut bien reconnaître que nous avons surtout réussi à mobiliser les délégués et les représentants de ces mouvements. Mais les mouvements eux-mêmes n’avaient pas encore trouvé leur place dans le FSM. Ici, ils ont envahi, si je peux dire, les rues du Forum. Ils sont venus avec leur culture. Dans tous les coins du Forum se tiennent des spectacles, des manifestations artistiques. Pour nous, qui ne comprenons pas leurs langues, cela peut être perçu simplement comme un spectacle, des danses, des chants, des représentations théâtrales. Mais quand on se fait traduire ce qu’ils disent, on se rend compte que le propos est très politique (…). Il y a en quelque sorte prise en main politique du Forum par le mouvement populaire, ce qui constitue un saut considérable par rapport aux Forums précédents. Ce qui a posé des problèmes nouveaux. Les trois quarts de ces participants ne parlement pas l’anglais. Dans les salles où les débats avaient lieu, des traductions ont pu tant bien que mal être mises en place. Par contre, dans les allées du Forum, pas de problème, ce besoin disparaît ".
Au-delà de l’omniprésence des organisations indiennes les plus diverses, c’est le mouvement social asiatique qui était bien présent : réfugiés tibétains, tribus birmanes persécutées par la dictature, travailleurs sud-coréens luttant contre les grandes multinationales, etc. Mais il y a aussi les travailleurs indiens en lutte contre les multinationales, dans le Kerala par exemple (Etat du sud-Ouest de l’Inde) contre la transnationale
Transnationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
Coca-Cola.
L’affirmation des mouvements populaires est d’autant plus importante que nous sommes en Inde, dans un pays (ou plutôt un continent) où le fossé se creuse toujours davantage entre une petite partie de la population (élite urbaine bénéficiant de la "mondialisation") et une grande partie de la population, vivant dans des conditions extrêmement précaires, voire infra-humaines. Quelque 430 millions d’Indiens vivent en effet en-dessous du seuil de pauvreté (moins d’un dollar de revenu par jour). A Mumbai, ville qui compte plus de 15 millions d’habitants (capitale de l’Etat du Maharasta dont la population s’élève à cent millions d’habitants), près de sept millions de personnes (presque la moitié de la population) habitent dans des "slums", sortes de bidonvilles où elles s’entassent dans une précarité absolue. On ne peut échapper au spectacle accablant et révoltant de centaines de milliers de personnes dont le logis se résume à un morceau de plastique tendu entre deux perches de bois, ou encore quelques tôles, quand ce n’est pas à même le trottoir.
L’avenir des forums sociaux
C’est une question très importante qui a d’ailleurs été débattue dans une des conférences du Forum. Une série de réflexions et propositions ont été avancées en ce qui concerne la fonction, le rôle des forums mondiaux en particulier. On peut les redonner en vrac :
Les forums sont avant tout des lieux de rencontre, débats, discussions, échanges.
Il faut avoir à l’esprit le premier paragraphe de la charte des principes du FSM et des autres forums (continentaux et locaux) : "le Forum est un espace de rencontre ouvert, visant à approfondir la réflexion, le débat d’idées démocratiques, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences, et l’articulation en vue d’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
et à la domination du monde par le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain".
Des intervenants ont insisté sur la nécessité pour le FSM de se doter de mécanismes d’efficacité, notamment pour partager l’information : quelle communication ?
Il y a aussi la question : quels types d’engagement prendre ensemble, au-delà de l’aspect forum de discussion ? Ne faut-il pas définir ensemble des priorités partagées par tous et pour lesquelles se battre ensemble ?
Les Forums ne sont-ils pas de fait également des tremplins pour créer et renforcer des coordinations internationales sur des thématiques, des secteurs ?
Fut évoquée également la périodicité des forums sociaux mondiaux. Ne faudrait-il pas se limiter à un FSM tous les deux ans, articulé avec les forums continentaux et locaux qui cernent mieux une réalité géographique et sociale ?
Mais, il y a eu un accord général pour continuer à concrétiser la dimension vraiment internationale et mondiale du forum. Une décision est déjà acquise : le prochain FSM se tiendra de nouveau à Porto Alegre en janvier 2005. Et, en 2006, c’est l’Afrique qui l’accueillera.
Pour citer cet article :
Denis Horman, "FSM de Mumbai - Impressions de voyage", Gresea, février 2004, texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1621