Le vieux thème de la "bombe démographique" est à nouveau brandi. Les uns – sauvons la planète ! – pour s’attaquer au "productivisme" de bébés polluants et consuméristes. Les autres, en voix off, pour conférer un vernis scientifique au détricotage des systèmes publics de pension par répartition. Et, en passant, prôner l’ouverture sélective des frontières aux migrations économiques. Tour d’horizon.
2011 est l’année où la population mondiale devrait franchir la barre des sept milliards. C’est un chiffre fabuleusement rond et l’occasion, pour les médias, de remplir des colonnes, des minutes d’antenne, des écrans coloriés.
C’est l’occasion, aussi, de réfléchir un peu. Sept milliards, c’est beaucoup, et en assez peu de temps. En 1960, nous étions "seulement" trois milliards.
C’est beaucoup et cela peut être considéré sous beaucoup d’angles différents.
Parenthèse anguleuse
Ce peut être sous l’angle de la physique terrestre. Est-ce que la Terre peut supporter (nourrir, abreuver, abriter décemment) tant de gens ? Là, ce sont les spectres de la surpopulation, des mégapoles, de la famine, des migrations et des guerres qui viennent à l’esprit, de manière souvent téléguidée. Source : les titres de presse.
Ce peut aussi être (sujet à polémique), sous l’angle économique des systèmes de répartition de la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
entre les générations. Là, pour dire les choses simplement, c’est la question des pensions, du "vieillissement". Trop de vieux, pas assez de jeunes pour "financer", entend-on. C’est lié, démographiquement parlant, au "taux de natalité" moyen [1], trop faible, dans les vieilles économies dites avancées, pour assurer un remplacement équilibré. Trop de naissances par-ci, pas assez par-là.
Là, c’est un dossier compliqué. Entre autres parce qu’il fait intervenir des projections, des hypothèses sur ce que sera la situation démographique dans 20, 30 ou 50 ans. On n’en sait rien. Donc on fait "comme si". On y reviendra.
Deux autres angles d’approche méritent d’être mentionnés. Le premier, de type économique, est apparu dans le sillage des mouvements sociaux qui critiquent nos sociétés comme étant pathologiquement obsédées par la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
: consommation effrénée et "productivisme" aveugle. On produit trop, on consomme trop, on pollue trop, on est en train de flinguer la planète. Quel rapport avec la démographie ? Simple comme bonjour : si on réduit la population mondiale, si on freine son expansion, voire, mieux, si on la met à l’arrêt, croissance zéro, avec des départs (décès) naturels non remplacés, forcément, c’est mathématique, il y aura, au fil du temps, moins de gens pour produire, moins pour consommer et polluer [2].
Et puis il y a l’angle "mort", ce qui se cache à notre vue. Dans une analyse publiée en 2007, David Nicholson-Lord met le doigt sur le problème [3]. Dans les années soixante et septante, des ONG telles que Greenpeace, les Amis de la Terre, le WWF ou Oxfam jugeaient qu’il y avait péril en la demeure et prônaient une limitation drastique des naissances (maximum deux enfants par couple). Encore en 1994, Oxfam jetait un pavé dans la marre en publiant un rapport dont le titre se passe de commentaires : "Déjà trop nombreux". Là-dessus, silence radio. Le sujet est devenu tabou. Enfin, presque. Car, sur les étals des libraires, les titres alarmistes se multiplient, du "Tremblement de terre démographique" (Earthquake) de Fred Pearce en Grande-Bretagne au "Poids du nombre, l’obsession du surpeuplement dans l’histoire" de Georges Minois en France. Pour d’autres raisons, peut-être. [4]
Démographie syndicale ?
Avant de gratter les données du problème, ajoutons un deuxième angle mort, qui frappe de plein fouet le monde du travail. Voici peu un journal mettait l’information en Une : "Plus de 150.000 emplois vacants dans les cinq ans" [5]. Le sujet était ici la situation problématique du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’emploi en Belgique. Trop de postes de travail laissés vacants faute de candidats. Dans les colonnes du journal, le patronat exprime son inquiétude. D’autant que, dans les années à venir, près de 6% des effectifs prendront leur pension : ce sont les 150.000 emplois du titre.
Ce que le journal ne dit pas – l’angle mort – c’est que ce mouvement esquisse le risque d’une dégradation massive des conditions de travail. Il est en effet de notoriété publique que, attesté partout en Europe, un clivage s’est progressivement installé entre les nouveaux entrants sur le marché du travail et les "anciens". Aux premiers, les emplois précaires mal payés et, aux seconds, les "acquis", le contrat de travail à plein temps et à durée indéterminée encadré par des conventions collectives. Schéma à deux vitesses.
Faute de rapport de forces, les syndicats s’y sont le plus souvent résignés, arc-boutés sur les conquêtes des anciens, lâchant du lest pour les autres. Là, à l’avenir, cela risque de s’aggraver. C’est que le facteur temps, le facteur démographique jouent contre eux. Le combat syndical va souffrir d’un phénomène "départ naturel", celui du contrat de travail correct, à l’ancienne, progressivement "mis à la pension". Voilà qui vaut la peine d’être médité tant qu’il est temps. (A contrario, on le verra plus loin, le vieillissement annonce un rapport de forces plus favorable aux syndicats.)
Nord-Sud : évolution à géométrie variable
Mais, reprenons. Pour, d’abord, faire le point sur ce qui, d’évidence, apparaît comme une situation contradictoire. D’un côté, la "bombe démographique" : sept milliards d’homo sapiens en 2011 et on en prédit neuf milliards en 2050 – contre trois en 1960, c’est, en nonante ans, un triplement. Affolant. Mais, d’un autre côté, en Europe, dans les économies dites avancées, le mouvement est inverse, la population décroît : on donne à cela un joli terme : "hiver démographique".
La population européenne peine à se reproduire. 726 millions en 2005, 597 en 2050 (- 18%) annoncent les prévisions [6]. Idem aux États-Unis et au Canada : avec l’Europe, ces trois blocs comptaient pour 17% de la population mondiale en 2003, mais d’ici à 2050, les calculs dessinent un tassement à 12%. Et c’est plus gênant encore du point de vue économique. Les trois blocs concentraient en 1950 68% du produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
mondial, c’est tombé en 2003 à 47% et, à suivre les projections, ce sera moins de 30% en 2050 [7]. La domination économique de l’Occident s’étiole [8].
Pour faire court, il y a deux phénomènes. Dans les pays du Sud, expansion de la population. L’Afrique ? 416 millions en 1975, 1 milliard aujourd’hui et, sans doute, plus de 2 milliards en 2050. L’Inde ? Elle a voici peu franchi la barre du milliard. Lorsqu’on parle de "bombe démographique", ce sont ces régions-là qui sont visées. Dans les pays du Nord, c’est l’inverse, on assiste à une stagnation conduisant à terme, carrément, à un recul avec, allongement de l’espérance de vie aidant, une structure des âges déséquilibrée : trop de vieux, économiquement parlant. Deux "bombes", donc, deux scénarios catastrophes. "Surpopulation" au Sud et, ailleurs, le spectre du vieillissement – auquel certains pays de l’hémisphère Sud (la Chine notamment [9]) se verront également confrontés.
Voilà qui mérite qu’on s’y arrête. Le vieillissement, on le sait, est depuis quelque temps l’argument choc pour privatiser les systèmes publics de pension [10] et, vu le réservoir croissant de main d’œuvre au Sud, pour prôner des politiques de migrations économiques. Là, ce n’est pas neuf. Déjà en 2003, Pascal Lamy, alors commissaire européen, avait commandité un rapport qui avait fait le bruit escompté : l’Europe court à la catastrophe. À l’horizon 2050, faute de sang neuf par ouverture des frontières, sa population va dépérir, "hiver démographique" aidant. Les agences spécialisées des Nations unies ? Elles tenaient le même langage [11]. Cela n’a pas changé depuis.
Le "clignotant" de l’an 2050
Voilà des propos bien alarmants. Ils ne coulent pas de source. Le lecteur attentif aura sans doute remarqué que, par six fois déjà, c’est la date de 2050 qui s’est mise à clignoter. La raison en est que, lorsque les "experts" esquissent l’avenir, c’est en général 2050 qu’ils placent à l’horizon. Ce n’est pas tout à fait innocent.
2050 est en effet la date où, selon les prévisionnistes, la courbe de la population mondiale atteindra son point maximal. Or, comme le fait observer Robert Kunzig dans l’excellent dossier qu’il consacre à la question [12], 2050 est, pour une bonne part, un épouvantail en papier mâché.
Citons le passage crucial in extenso : "La conférence annuelle de l’Association américaine sur la population figure parmi les rencontres les plus importantes des démographes du monde entier. En avril dernier [2010], l’explosion de la population globale n’était pas à son agenda. « Le problème est devenu plutôt démodé », dit [le démographe français] Hervé Le Bras. Les démographes sont dans l’ensemble confiants pour estimer que la seconde moitié de ce siècle terminera une ère unique dans l’histoire – l’explosion démographique – pour entrer dans une autre durant laquelle la population va se niveler voire même décroître." (nous soulignons).
Un autre démographe, Alain Monnier, exprime les choses encore plus crûment [13]. Pour lui, il y a eu "augmentation temporaire de la natalité" en Europe entre 1945 et 1975. Qui dit temporaire, dit que l’impact économique le sera aussi : la première génération des "baby-boomers" entrera dans la grande vieillesse vers 2025 pour s’éteindre dans les années 2040 et même chose pour la deuxième, elle ira vers "l’extinction dans les années 2060". Conclusion : "la parenthèse du baby-boom sera définitivement fermée lorsque les dernières générations nombreuses nées au début des années 1970, se seront éteintes." (nous soulignons). Conclusion, bis : alors, une tempête dans un verre d’eau ?
Les pièces manquantes du puzzle
Que l’augmentation de la population mondiale pose, déjà à 7 milliards, de graves problèmes est indéniable. On pense naturellement aux pressions sur l’environnement (surfaces cultivables et nappes aquifères incluses [14]), aux concentrations urbaines, à l’oppression sexuelle obscurantiste faite aux femmes, faute d’éducation et de planning familial [15], aux inégalités qui se creusent et qui accroissent la masse des pauvres et affamés.
Mais ce sont là des phénomènes que la démographie aggrave sans en être la cause. La démographie, elle, raisonne à tête froide et relativise. Pour elle, on se trouve essentiellement devant une situation de transition. Qui devrait s’achever autour de 2050. Jusqu’à cette date pivot, croissance ; au-delà, nivellement voire décroissance [16].
Voilà qui invite à reconsidérer beaucoup de choses. A commencer sans doute par la validité des scénarios catastrophe véhiculés par les néomalthusiens dont l’idéologie passablement réactionnaire [17] trouve aujourd’hui sans surprise un écho médiatique favorable : si le problème démographique paraît devoir s’effacer vers 2050, pourquoi un tel tam-tam ?
Il en va de même avec l’assaut, non moins idéologique, contre les systèmes de pensions publics par répartition. Si cela se "tasse" vers 2050, pourquoi se ruer vers des fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de pension privés ? Sinon pour assurer un financement massif – et pour l’épargnant, périlleux – des conglomérats bancaires. Comme relève Monnier, déjà cité, le "vieillissement" peut a contrario représenter pour les travailleurs un bienfait puisque, les entrants sur le marché du travail étant moins nombreux que les sortants, ce déséquilibre est susceptible de "contribuer à créer les conditions d’une réduction du chômage". Mieux : un rapport de forces meilleur pour négocier des salaires corrects. Pas de réservoir de main-d’œuvre pour leur faire concurrence ! Il est parti à la pension !
Idem, encore, avec les discours prônant l’ouverture (sélective) des frontières et un recours accru à une main-d’œuvre étrangère. Là, il y a d’évidence une faille dans le raisonnement. Augmenter artificiellement, par "importation", les tranches d’âges susceptibles d’épaissir la population dite active afin d’être en mesure de financer les pensions des "autochtones" n’aboutira en réalité qu’à faire reculer le problème, voire l’aggraver. Car cette population, importée pour résoudre un problème "temporaire", va elle-même vieillir et, cycle sans fin, exigera de "réimporter" des forces vives, génération après génération, toute chose étant égale par ailleurs [18], pour maintenir dans la structure des âges un équilibre entre la population active et la population pensionnée...
Le mot de la fin ? Il faut toujours se méfier. Surtout si, pour faire passer des mesures impopulaires, le discours dominant s’échine à les enrober d’un vernis scientifique. La vraie-fausse date de 2050 en apporte ici la démonstration. Elle est un leurre qui alimente les peurs.
Cette analyse a bénéficié des avis et conseils de Hélène Ryckmans (Monde selon les Femmes), Eric Callier (Oxfam) et Stéphane Desgain (CNCD).