Ils ne viennent pas de Las Vegas, de Miami ou de Manhattan. Pourtant, ils en portent le même nom. Ils, ce sont les experts appelés en renfort pour aider les responsables de la Commission européenne pour définir les orientations générales, les contenus politiques et les suivis d’application de l’Union. Qui sont-ils en réalité ? Qui représentent-ils ? Et comment sont-ils choisis ? Petit tour dans le monde du lobbying de Bruxelles.
Non, ceci n’est pas le nom de la nouvelle série télévisée à succès, qui a fait fureur cet été. Pourtant, tous les ingrédients y sont : suspense, secret d’alcôves, valse des courtisans... Avec en prime la longévité de l’émission, puisque cela fait des années qu’elle fonctionne et elle n’est pas prête d’être remplacée, sauf si la lumière qu’on lui donne amènera les populations à la condamner explicitement.
Ce phénomène, c’est l’utilisation de groupes d’experts par les instances exécutives des États, en particulier par la Commission européenne. En effet, à côté des lobbies, des think tanks, une flopée de comités, constitués de spécialistes en tous genres, se sont multipliés pour participer à la fois à l’élaboration des lois, directives ou recommandations européennes et au suivi de leur application.
Rappelons que, dans la panoplie des structures décisionnelles, la Commission est seule habilitée à prendre des initiatives législatives au niveau européen. Celles-ci doivent ensuite passer l’épreuve de l’adhésion au Conseil des ministres compétent et, dans un plus grand nombre de matières que par le passé, au Parlement européen. Cela, c’est la présentation officielle.
En réalité, s’y ajoutent donc trois organes très actifs. D’abord, les lobbies, organes d’influence aux ordres d’intérêts spécifiques et particuliers, en très grande majorité ceux de grandes entreprises ou de secteurs économiques, interviennent à toutes les étapes de la décision pour l’orienter ou pour en supprimer les éléments qui pourraient atteindre la rentabilité ou la liberté des affaires concernées. Ensuite, les think tanks, littéralement "boîtes à idées", regroupent des personnalités triées sur le volet, mais prises exclusivement dans le monde des grandes firmes, du politique, des journalistes et des académiques, permettant à la fois le brassage et la discussion de réflexions nouvelles, mais aussi la rencontre en direct de présidents de multinationales et de hauts responsables politiques. Ce qui est toujours utile pour faire passer en dernière minute un point de vue favorable à l’entreprise.
Enfin, il y a ces groupes d’experts, sorte d’armée de l’ombre pour faire progresser des volontés occultes. Mais qui sont-ils ? Comment sont-ils composés ? Et quels intérêts peuvent-ils bien représenter ?
Secret Story
Jens-Peter Bonde est un député européen danois, libéral mais opposé à l’entrée de son pays dans l’Union. Élu depuis 1979, il n’a eu de cesse durant sa carrière parlementaire – il démissionne en 2008 – d’insister sur la nécessité de transparence des structures européennes. Il demande donc la liste des groupes d’experts travaillant pour la Commission. Après 20 ans de pressions incessantes, il reçoit une première communication incorporant 1.500 noms de comités différents œuvrant pour les instances européennes. C’est énorme, car en supposant que dix personnes en moyenne composent un organe cela donne un résultat d’environ 15.000 personnes non identifiées qui sont occupées à des tâches non connues par les services de la Commission. Le voile est à peine soulevé.
En 2004, avant les élections européennes, Bonde lance une nouvelle tentative pour en savoir davantage. Il obtient une nouvelle liste, mais cette fois avec 3.094 groupes [1]. Et si le titre des comités est donné, il n’en est pas de même du nombre de personnes qui les composent, sans parler de leur identification effective.
La Commission se rend-elle compte de la bombe potentielle qu’elle vient de transmettre au parlementaire danois ? Toujours est-il que plusieurs mois plus tard elle se décide de mettre elle-même en ligne les groupes officiellement recensés. Surprise, il n’y en a plus que 1.500 [2]. Où est passée l’autre moitié ? Il est vrai que certains organes n’ont une durée de vie que momentanée. Mais la moitié ! Quand on vous disait que le mystère est plus épais qu’une série télévisée policière...
Aujourd’hui, on peut théoriquement trouver les groupes officiellement engagés dans un registre sur le site de la Commission : http://ec.europa.eu/transparency/regexpert/index.cfm. Ils sont recensés au nombre de 996. De moins en moins... officiellement ! Pour chaque comité, il est précisé l’appellation, le nombre de personnes participant, la mission ainsi que le département pour lequel il opère. En revanche, le nom des membres n’est mentionné que s’il y a une publicité du groupe, soit sur le site du département (DG) qui l’emploie, soit sur une adresse extérieure. Ce qui est loin d’être toujours le cas. Parfois d’ailleurs, le lien mentionné ne débouche sur rien du tout : adresse introuvable ou obsolète. De la transparence au plus haut niveau !
La nomination des experts est tout aussi obscure. En effet, la création d’un groupe ne peut être que le fait de la Commission elle-même ou d’un de ses services ou départements [3]. Ce sont donc les dirigeants européens qui désignent les personnes qui vont éventuellement les "conseiller". Il n’y a aucune procédure. Inutile d’ajouter les biais que cela peut occasionner dans les orientations prises par les instances européennes.
Et c’est drôlement important. En effet, comme le site de la Commission le souligne, "un groupe d’experts peut donner des conseils à la Commission tout au long du processus politique, de l’élaboration aux phases d’application, de suivi et d’application, en passant par l’étape décisionnelle" [4]. Il peut donc être un organe d’influence décisif. Puisque les structures européennes ne disposent pas toujours des compétences nécessaires, elles reposent de plus en plus sur ces fameux "spécialistes", soi-disant neutres.
Précisons néanmoins que les membres d’un tel groupe ne sont généralement pas rémunérés. En revanche, toutes leurs dépenses pour réaliser leur mission sont prises en charge.
Une Europe sous influence
L’existence de ce processus est une aubaine pour les lobbies, surtout pour ceux qui agissent pour le compte de grandes entreprises et de secteurs économiques. Thierry Coste, lobbyiste professionnel, définit le lobbying de la façon suivante : "C’est l’activité qui consiste à chercher à influencer les pouvoirs publics, c’est-à-dire l‘administration, les élus locaux, les parlementaires, le gouvernement et les instances communautaires dans toutes leurs décisions, le plus en amont possible et par des moyens les plus divers, de l’entregent amical à la démonstration de force dans la rue ou aux polémiques dans les médias" [5]. On relèvera de façon secondaire qu’il met sur le même pied des groupes qui défendent des intérêts véritablement particuliers, comme ceux des entreprises ou des secteurs, et des organisations syndicales ou d’autres ONG animées par des préoccupations planétaires ou générales. Les mots les plus importants sont ici d’influencer "le plus en amont possible". Le comité d’experts donne l’occasion de réaliser cette exigence.
Un quidam, peu initié aux pratiques politiques courantes, notamment dans l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, pourrait croire que demander conseil à des experts n’est a priori que logique, puisqu’il s’agit d’une procédure consultative et que les spécialistes sont choisis en fonction de leur compétence. Mais, comme tout est obscur, il n’en est rien. Le conseil prend très rapidement la forme d’orientation stratégique qui va impulser le travail européen durant des années. Et le nombre d’académiques, déjà triés sur le volet, est finalement limité dans les groupes.
Une étude menée par la plate-forme Alter-EU, regroupant plusieurs ONG européennes, sur 44 comités désignés par la Commission et ses services pour gérer les dossiers environnementaux montre que 15 d’entre eux sont complètement opaques (aucune information, aucun détail, aucun nom n’en sort) et que 15 autres ne publient aucun document [6]. C’est donc la non-transparence qui domine. En outre, dans les groupes qui fournissent des indications, soit 28, 7 sont complètement dans les mains du monde des affaires, les seuls consultants étant des représentants des entreprises ; 11 sont orientés vers les firmes, celles-ci étant majoritaires dans la composition de l’organe ; 4 sont relativement équilibrés avec des interlocuteurs venant de tout horizon ; 5 seulement sont constitués principalement d’académiques et un seul est "biaisé" en faveur des ONG [7]. Deux tiers sont donc orientés en fonction des aspirations patronales.
Sur les 1.214 groupes en activité au moment de l’étude (début 2008), 394, c’est-à-dire 32,5%, fonctionnent avec des membres venant de l’industrie. Mais si on élimine les comités formés uniquement avec des délégués gouvernementaux, la part monte immédiatement à plus de 60% [8]. En réponse à cette étude, Valérie Rampi, porte-parole du commissaire en charge de l’Administration, de l’Audit
Audit
Examen des états et des comptes financiers d’une firme, de sorte à évaluer si les chiffres publiés correspondent à la réalité. L’opération est menée par une société privée indépendante appelée firme d’audit qui agrée légalement les comptes déposés. Quatre firmes dominent ce marché : Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers.
(en anglais : audit ou auditing)
et de la Lutte antifraude, Siim Kallas, a répliqué que les experts du monde des affaires ne constituaient qu’un cinquième des représentants des groupes d’experts. "Il est clair que la représentation de l’industrie n’est pas la plus importante", a-t-elle ajouté [9].
Néanmoins, cet aveu et ce chiffre qu’il est difficile de corroborer ou d’infirmer vu l’opacité qui entoure toujours cette matière signifient que, s’il y a environ 50.000 personnes impliquées dans ces comités, il y en aurait 10.000 qui viendraient directement des entreprises. Évidemment, ces données sont à prendre avec des pincettes et un même délégué peut participer à plusieurs de ces groupes.
L’exemple de la réflexion stratégique
A cette estimation quantitative, il convient de joindre un examen qualitatif. En effet, le millier de groupes peut traiter des domaines très différents, du contrôle de l’application d’une directive sur la pêche en eau douce à l’élaboration de propositions d’orientations stratégiques pour le futur de l’Europe. Il s’agit d’analyser qui détient le véritable contrôle sur les sujets les plus importants pour les citoyens de l’Union.
Dans un autre article [10], nous montrons l’importance de ces organes dans l’élaboration, le suivi et l’application d’un objectif majeur de la décennie écoulée, à savoir le processus de Lisbonne. Dans les cinq groupes cités qui ont assumé des tâches essentielles, on constate une présence souvent proche de la majorité des représentants du monde des affaires. Mais même les autres délégués ont des connexions avec le privé ou sont très favorables à la nécessité de changer le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de travail pour le faire correspondre avec ce que demandent les chefs d’entreprise.
Les organisations syndicales sont systématiquement sous-représentées parmi les experts sélectionnés. En outre, ils sont choisis parmi les plus ouverts aux concepts de compétitivité ou de rentabilité. Ainsi, on n’invitera pas la CGT française, même pas la CGIL italienne ou Force ouvrière. En Belgique, on cherchera le président de la CSC plutôt que celui de la FGTB. La part grande sera offerte aux partisans de la cogestion comme les syndicats allemands, autrichiens ou suédois.
Ainsi, on évite des conflits et, avec l’appui d’un avis soi-disant neutre de spécialistes et une légitimité syndicale, on peut faire passer des projets clairement libéraux. Aucune pensée critique n’est tolérée. Les ONG ne sont pas les bienvenues, en particulier les plus critiques d’entre elles.
Enfin, la culture du secret est développée. Les groupes se réunissent généralement dans la discrétion la plus totale. Ainsi, au lieu d’avoir un débat public sur des stratégies fondamentales pour l’avenir de l’Europe, on a des discussions en petit comité où l’on peut peaufiner les textes, les documents qu’on présentera ensuite au public. Et c’est à prendre ou à laisser. De toute façon, c’est sur cette base que la décision sera prise par les autorités européennes.
La participation citoyenne ne peut, dans ces conditions, qu’être réduite à portion congrue. Les forums, parfois organisés sur le site de la Commission, ne sont là que pour donner le change : "Vous pouvez donner votre avis ; on n’en tiendra pas compte, puisque tout est élaboré au sein de ces groupes d’experts qu’on a constitués quasiment à votre insu et qui organisent la démocratie pour une élite".
Conclusions
Les termes de démocratie et de rapprochement du politique vers le citoyen sont à la mode. Mais ils ne sont que de la poudre aux yeux, tant que subsistent ces organes semi-secrets où se rassemblent les personnes qui comptent vraiment dans l’Union : les lobbies, les think tanks et les comités d’experts.
En ce qui concerne ces derniers, on voit qu’ils ont une importance souvent capitale dans la confection des orientations majeures de l’Union, en particulier dans le processus de Lisbonne et aujourd’hui sur le futur de l’Europe. Ce sont des organes décisifs qui sont donc noyautés par les lobbies patronaux pour pouvoir exercer l’influence nécessaire "le plus en amont possible". Ensuite, ils peuvent présenter le résultat de leurs travaux comme émanant d’un organe apparemment neutre ayant accompli une analyse minutieuse et objective de la réalité.
Ainsi, le citoyen, salarié ou allocataire, est en fait dépossédé de son droit démocratique le plus fondamental, qui n’est pas celui de voter, mais de pouvoir peser sur les décisions qui le concernent directement. A travers ces mécanismes, on peut observer et déterminer les lieux du véritable pouvoir politique : qui dirige réellement l’Union ? Qui en tire les ficelles ? Comme l’écrit Frédéric Lordon : "Comme souvent, la "vraie" politique ne se fait pas dans les sommets à grand spectacle ou dans les grands-messes médiatisées. Elle a davantage le goût de la pénombre, des petits comités et des réunions obscures" [11].
Ce n’est pas propre à l’Union européenne. Ainsi, Robert Reich, secrétaire au Travail dans l’administration Clinton en 1993 et 1994, écrit en songeant d’abord à son pays : "La politique quotidienne au sein des instances parlementaires, des ministères et des agences gouvernementales est aujourd’hui dominée par les entreprises à la lutte pour s’arroger un avantage concurrentiel. La plupart des nouvelles législations ou réglementations sont édictées à l’initiative de certaines entreprises ou de certains secteurs d’activité ; la plupart des conflits et des compromis politiques impliquent en fait des entreprises ou des industries concurrentes. Si une décision susceptible d’imposer de nouveaux coûts à plusieurs entreprises ou industries est envisagée, elles font front commun pour la mettre en échec." [12]. Il explique que le moyen utilisé par excellence par ces multinationales est le lobbying. Et nous pourrions ajouter qu’il s’impose aussi par le noyautage des groupes d’experts [13].
Mais que faire et que proposer d’autre ? Certes, l’idéal d’une construction européenne réellement démocratique où les citoyens participeraient activement à son élaboration, avec débats publics et où tout lobbying serait interdit, est actuellement très éloigné. Néanmoins, on pourrait exiger que la publicité et la transparence soient d’application à tous les niveaux de décision. Ainsi, la procédure de choix d’un groupe d’experts devrait être publique, transparente et sanctionnée par un organe démocratiquement élu comme le Parlement européen. Pour la plupart de ces comités et certainement pour ceux qui s’occupent d’orientations politiques, les représentants des entreprises privées devraient en être exclus, car ils ne peuvent argumenter qu’en fonction d’intérêts très particuliers, les leurs, là où il faudrait débattre d’intérêt général, même si celui-ci est souvent mal défini et peu clair. La publicité des membres d’un groupe et de son travail (résultat et processus d’élaboration) devrait être obligatoire. Enfin, si l’objectif d’interdire ni plus ni moins le lobbying en faveur de firmes, de secteurs ou d’intérêts spécifiques n’est pas accessible dans l’immédiat [14], on devrait revendiquer la transparence des organismes qui œuvrent en ce sens : publication des comptes, des sources de financement, des membres qui y travaillent et des structures de direction...