Promue à grands renforts d’effets de manche médiatiques, la décroissance est aujourd’hui un thème à la mode. L’analyse, après avoir résumé le cœur du paradigme décroissant, prendra appui sur des données factuelles pour tenter de faire le point sur les ponts qu’il serait peut-être possible et utile de dresser entre le souci de protection de l’environnement et la critique anticapitaliste. Les éléments factuels évoqués dans cet article ont principalement trait au rapport capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
-travail tel qu’il semble s’établir dans la nouvelle division internationale du travail
Division Internationale du Travail
ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
. Cette donnée est singulièrement absente des thèses plaidant pour la décroissance. Examen.
Décroissance dans les grandes lignes !
La décroissance désigne un concept politique, économique et social qui entend mettre à mal le consensus politique actuel assignant aux sociétés modernes la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique comme finalité de leur fonctionnement.
Selon les partisans de la décroissance, l’augmentation de la production de biens et de services engendre une augmentation des dégâts causés à l’écosystème et au système climatique. Ils mettent en évidence que des ressources naturelles comme le pétrole, le cuivre et l’uranium sont présentes en quantités limitées sur la Terre et que par conséquent, le fait d’accroître leur consommation ne fera qu’accélérer leur épuisement.
Le mouvement de la décroissance récuse que le produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
voire l’Indice de développement humain constituent les principaux indicateurs de développement. Selon les partisans de la décroissance, ces données statistiques fort limitées ne portent que sur la seule sphère économique exprimée en termes monétaires mais perdent de vue la vie des individus et l’impact écologique des sociétés.
Dans le domaine de l’écologie, le mouvement de la décroissance utilise le concept d’empreinte écologique. Pour les décroissants, si tous les habitants du monde adoptaient le mode de vie en vigueur en Occident (Japon inclus), ils épuiseraient l’ensemble des ressources naturelles de la planète.
Quatre hypothèses
La théorie de la décroissance soutenable s’appuie sur quatre hypothèses centrales [1].
- Le fonctionnement des économies modernes est fortement dépendant de ressources épuisables dont la consommation s’accélère.
- La croissance du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP) a un impact écologique manifeste. - La mesure de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth) en termes de production de biens et services est aveugle à d’autres données qualitatives. La bonne santé des écosystèmes est aussi une richesse tout comme l’égalité, la démocratie ou les relations interpersonnelles. - Les pays riches, dont le développement est essentiellement basé sur l’augmentation de la consommation, seraient oublieux de la dégradation de richesses plus essentielles (qualité de vie, de l’air, de l’eau,...) et minimiseraient les frustrations ressenties par les have not (tous ceux qui au Nord comme au Sud n’ont pas accès aux biens de consommation).
Attention : la décroissance soutenable ne constitue nullement pour ses partisans une finalité en soi. Il s’agit plus fondamentalement d’un chemin à emprunter pour que nos sociétés jouissent d’une qualité de vie supérieure et permettent aux générations futures d’en profiter à leur tour.
De toute façon, on n’a pas le choix ! Les décroissants considèrent en effet que la décroissance s’imposera, tôt ou tard, vu la raréfaction des ressources naturelles et proposent donc d’anticiper cette échéance fatidique de manière à affecter le moins possible notre qualité de vie. La décroissance sera ainsi soutenable et permettra un respect maximal de notre environnement afin de ne pas entraver le développement humain sensu lato.
Finalement, rien de neuf sous le soleil depuis le Club de Rome et les invitations à la croissance zéro. Sinon... c’est l’Apocalypse....
Examen rationnel du dogme
Rapprocher les postulats de la Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
en ce qui concerne les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) avec l’activité de plaidoyer des décroissants serait de fort mauvais goût. Du moins si l’on envisage l’exercice du point de vue du contenu de ces propositions qui sont de fait fort divergentes. En revanche, du côté de la forme, on pointera certaines similitudes.
Alors qu’elles sont diamétralement opposées sur le plan politique, ces deux visions du monde se confondent dans un même zèle missionnaire à promouvoir LA seule option
Option
Contrat où un acquéreur possède le droit d’acheter (option dite « call ») ou de vendre (option dite « put ») un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) à un prix fixe à une date donnée, moyennant l’octroi une commission au vendeur. C’est un produit dérivé.
(en anglais : option).
possible pour le plus grand bien du genre humain. Le citoyen lambda est dès lors sommé d’y croire. Exclus donc le raisonnement et l’argumentation ? Revenons à nos esprits car les faits s’avèrent plus complexes.
Les sociétés humaines, au fil de leur développement, sont-elles inexorablement vouées à se consumer ? C’est en gros la question à laquelle les théories de la décroissance nous renvoient. En cette matière, la courbe de Kuznets propose des constats divergents de ceux exposés par les décroissants.
La courbe de Kuznets
Selon cette théorie, on peut repérer que beaucoup d’indicateurs de santé comme l’eau ou la pollution de l’air montrent une courbe en U inversé au début du développement économique. En début de modernisation (en fait, d’industrialisation), on se soucie peu de l’environnement et de la hausse de la pollution.
Après un certain seuil, lorsque l’économie parvient à répondre à certains besoins primaires, on se soucie davantage de la protection de la nature. D’où un renversement de tendances. La société consacre alors plus de moyens à la réduction de la pollution. Par ailleurs, l’augmentation de la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
conduit les systèmes de production à utiliser moins de ressources pour créer une unité de PIB. Certains faits observés au cours de l’histoire semblent corroborer partiellement cette théorie. Ainsi, l’utilisation du dioxyde d’azote a fortement diminué avec les années. Il n’est cependant pas possible d’étendre ce type de constats à des éléments comportant un effet plus global sur l’environnement.
Il est vrai que la consommation d’énergie, l’utilisation du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
foncier et l’usage des ressources (ce que l’on appelle l’empreinte écologique) ne diminuent pas en proportion de l’augmentation du revenu. Par exemple, tandis que dans les pays riches le ratio énergie par unité de PIB diminue, la masse totale d’énergie consommée continue d’augmenter.
En outre, la qualité de l’eau douce et la fertilité des sols posent de plus en plus problème au Nord. En revanche, les courbes de Kuznets permettent de pointer des évolutions positives dans certains domaines comme la pollution de l’air. Par contre, l’augmentation du PIB per capita n’a pas permis de répondre à des questions aussi cruciales que le renouvellement des sols ou la biodiversité.
Cependant, on notera que ces faits n’invalident pas forcément cette théorie. C’est que l’échelle des courbes diffère selon le facteur étudié. Pour tel ou tel facteur polluant, il se pourrait que nous nous trouvions dans la partie ascendante de la courbe de Kuznets. Pour d’autres, nous sommes déjà entrés dans la pente descendante de la courbe. Pas de quoi pratiquer, pour autant, la politique de l’autruche car certaines mutations imposées à notre environnement sont irréversibles (ainsi, les modifications climatiques). Ceci dit, ce petit exercice de distanciation devrait permettre d’examiner les données concernant la croissance d’un œil à la fois critique et circonspect.
La croissance : pas forcément un facteur de progrès !
Dans un rapport de mai 2006, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
) se montrait optimiste au sujet des économies africaines [2] En soi, c’est déjà une nouvelle. Selon les experts de l’OCDE, l’Afrique ne se débrouillerait pas trop mal. Avec des taux de croissance de 5 % en 2004 et 2005. Embellie appelée à se confirmer au cours de l’année 2006 puisque l’OCDE prédisait une croissance de 5.8 % pour cette année.
A ce son de cloche étonnamment afroptimiste a succédé un singulier bémol en provenance de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED
CNUCED
Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
). La CNUCED, dans son Rapport 2005 sur le commerce et le développement, met en exergue les faces cachées de la croissance en Afrique (en fait, dans les pays les moins avancés
Pays les moins avancés
ou PMA : Catégorie de nations créée en 1971 par l’ONU, regroupant les pays les moins développés socio-économiquement de la planète. Il existe trois critères pour classer un État dans les PMA : avoir un PIB par habitant inférieur à 900 dollars par an ; être manifestement en retard dans le développement humain ; être vulnérable économiquement. Sur base de ces indicateurs, il y a actuellement 48 pays dans ce groupe (contre 25 en 1971). Les PMA bénéficient normalement de conditions meilleures dans le cadre de l’aide au développement.
(En anglais : Least Developped Countries, LDC)
[3]). Un des points négatifs de la croissance retrouvée réside dans son incapacité à créer de l’emploi.
La CNUCED observe que la croissance économique tant vantée par les pontes (occidentaux) de l’OCDE n’a pas permis de réduire la pauvreté de façon significative ni d’augmenter le niveau de vie des populations au sein des pays les moins avancés, la croissance n’y contribuant pas à une sérieuse augmentation du taux d’emploi. Faute d’industries.
Industrialisation en rade, progrès social au placard !
Les pays pauvres exportent pour l’essentiel des matières premières. Dès lors, quand la bourgeoisie de ces pays bénéficie d’une hausse du PIB, elle importe pour sa consommation des produits fabriqués dans le monde dit développé. Effet nul sur l’emploi local.
Pour remédier à ce gênant état de choses, la CNUCED avance que la seule méthode permettant de créer les conditions pour une croissance durable au Sud consiste à fabriquer des produits finis sur place afin de stimuler le taux d’emploi. En effet, la fabrication de produits manufacturés et leur exportation génèrent davantage de revenus que l’exportation de matières premières. Les pays africains producteurs de coton gagneraient donc à exporter des vêtements plutôt que du coton. Sur papier, c’est si simple.
Dans la réalité, c’est un rien plus compliqué. L’idéologie dominante est libre-échangiste. Et sa mise en œuvre à pas forcés a pour cadre l’Organisation mondiale du commerce
Organisation mondiale du Commerce
Ou OMC : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
(OMC
OMC
Organisation mondiale du Commerce : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
). Ce qui mine les efforts de décollage des nations pauvres. Explication économique par les « industries naissantes » – ce petit détour par les théories économiques examinant le phénomène de la dépendance est éclairant. « Or (...) a été produit et répété un argument auquel on accorde souvent peu d’importance relative mais qui, interprété avec exigence, réintroduit dans l’univers libéral la considération de la structure, la relation de puissance et l’intérêt particulier de l’ensemble national par rapport à l’intérêt commun. C’est l’argument des industries naissantes (ndlr : à protéger en tempérant le libreéchangisme) » [4]. Qu’est-ce à dire ? « L’argument des industries naissantes (...) faisait éclater la logique libérale. (...) Il dénonce l’inégalité des structures industrielles qui s’est, en effet, montrée redoutable aux nations les moins pourvues » [5].
Inégalité des structures dont témoigne l’actuelle configuration du tissu productif dans les PMA. A côté des petites entreprises appartenant au secteur informel
Secteur informel
Partie de l’économie qui n’est pas officiellement comptabilisée, supervisée et taxée par une autorité publique. Cela englobe l’économie familiale, l’économie conviviale (entraide, don…) et l’économie clandestine ou souterraine. Dans nombre de pays du Tiers-monde, notamment les plus pauvres, le secteur informel absorbe une majorité de la population.
(En anglais : informal sector)
, on retrouve des filiales des multinationales hautement capitalistiques découplées du reste de l’économie et contribuant peu au développement.
Finalement, plus que la croissance, c’est le règne du tout au marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
qu’il convient de passer au crible de la critique. Question de priorités, questions d’urgences aussi. La CNUCED entend, pour sa part, promouvoir le développement à l’avenir de deux secteurs, l’industrie et les services qui auront la mission d’absorber les nouveaux citadins, exilés du monde rural. C’est que l’agriculture subit un déclin au sein des PMA. Les exploitations sont de très petite taille et le matériel est peu performant. Dans de telles conditions, nul ne s’en étonnera : la productivité agricole n’a pas augmenté.
Au contraire, au cours des vingt dernières années, elle a diminué de 9 %. Les paysans sans terre partent vers les villes où l’industrie a réduit son activité (pas assez compétitive vis-à-vis des importations). C’est ce qui explique l’augmentation constante du chômage et l’explosion de la pauvreté. De plus, dans les pays les moins avancés, le secteur des services est encore peu développé. Et puisque les ruraux représentent quelques 70 % de la population de ces pays, leur exode vers les villes sera évidemment lourd de conséquences. Un séisme à côté duquel notre XIXe siècle risque de passer pour un épiphénomène. En cause, au Sud, un manque de PME, le déclin du secteur industriel et une absence de relais du côté du secteur tertiaire
Secteur tertiaire
Partie de la production (et de l’économie) qui n’est ni primaire, ni secondaire. On associe souvent celui-ci au secteur des services. En réalité, il n’en est rien, même s’il y a évidemment beaucoup de recoupements. Le tertiaire est défini comme un secteur par défaut. Cela correspond à la distribution, au commerce, au transport, à l’immobilier, à la finance, au service aux entreprises (comptabilité, services informatiques, conseils juridiques…), à la communication, aux garages, aux réparations, à la santé, à l’éducation, à l’administration, aux loisirs, au tourisme, à la culture, au non-marchand…
(en anglais : tertiary sector)
. La critique du productivisme vue à travers le prisme de la décroissance passe à côté de cette donnée.
Les profits des uns sont synonymes de productivisme au Nord (avec effets collatéraux sur le volume de l’emploi) et au Sud de destruction des industries nationales. Dans ces conditions, critiquer la croissance (et non le modèle de croissance), c’est s’en prendre, comparaison usée jusqu’à la corde, au thermomètre. C’est que sciemment ou non (au fond, peu importe), la décroissance apparaît comme une idéologie d’accompagnement du déclin de la croissance économique. Tout se passe comme si constatant que la croissance est en berne, les décroissants nous recommandaient de faire contre mauvaise fortune bon cœur. En lieu et place de produire une critique du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
réellement existant. La décroissance a déjà eu lieu !
Le 15 novembre 2005, en réponse à une autre lettre datée du 8 novembre et signée par 62 entreprises multinationales, le Financial Times publiait une lettre ouverte [6] que quelque 150 personnalités et mouvements sociaux du monde entier (dont plus de la moitié du Tiers-monde) adressaient aux gouvernements qui allaient se réunir à Hong Kong pour un énième sommet de l’OMC, un énième bras de fer Nord-Sud autour de la libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. /marchandisation intégrale des économies de tous les pays du monde. Les signataires de l’appel du FT dénoncent notamment comme inexact un argument défendu par lesdites multinationales et leurs porte-voix selon lesquels la libéralisation mondiale du commerce serait « un stimulant puissant pour la croissance économique mondiale, la création d’emploi et un plus grand choix pour les consommateurs ».
En effet, un rapport émanant du Center for Economic Policy Research (CEPR) [7] compare la moyenne des taux de croissance dans 175 pays entre 1960-1979 et 1980-2000 en les répartissant en cinq groupes selon leur revenu par habitant au début de chacune des périodes. Dans les quatre groupes de tête, les taux de croissance moyens chutent de plus de moitié, passant de moyennes comprises entre 2.4 et 3.1 % pendant la période 1960-1979 à des moyennes oscillant entre 0.7 et 1.3 % pendant la période 1980-2000. Seul le taux du groupe correspondant aux produits intérieurs bruts par habitant les plus bas a faiblement augmenté, passant de 1.7 à 1.8 %, alors que ce groupe inclut la Chine et l’Inde.
Les chiffres émanant de l’Organisation internationale du travail
Organisation internationale du Travail
Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
expriment la même réalité : la croissance moyenne du PIB par habitant a chuté de 3.6 % en 1961 à 1 % en 2003 [8].
L’Amérique latine a connu les revers de fortune les plus dramatiques. Entre 1960 et 1979, la croissance totale dans la région a augmenté de plus de 80 %, soit une croissance annuelle moyenne de 4 %. Cette même croissance s’est réduite à 11% pour la période 1980-2000 et à 3 % pour 2000-2005. Il s’agit des pires performances économiques de l’histoire contemporaine de l’Amérique latine, même en incluant la grande dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
des années 1920-30.
Les entreprises mondiales motrices prétendent que la libéralisation future du commerce serait à même de renverser cette tendance. En réalité durant les vingt-cinq dernières années, sous l’impulsion de quelques quatre-vingt programmes du Fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
monétaire international, l’Amérique latine a déjà entrepris une libéralisation générale et globale du commerce des biens et des services sous-tendue par une privatisation totale des entreprises publiques. Entre 1980 et 2000, période de libéralisation accrue du commerce, la contribution moyenne de ce dernier au produit intérieur brut est passée de 40 à presque 60 %. Et la croissance n’a tout simplement pas suivi.
Un second argument des multinationales consiste à faire valoir que la libéralisation du commerce conduira inévitablement à des créations d’emplois supplémentaires. Si nous scrutons le résultat des recherches menées par le CEPR, entre 1990 et 2002, le chômage a augmenté dans 7 des 9 régions. En Asie du Sud-Est, le taux de chômage a presque doublé, passant de 3.6 % en 1990 à 6.5 % en 2002. De façon similaire, pendant cette période, le chômage s’est accru de presque 50 % en Amérique latine. Et même en Asie orientale, région qui inclut la Chine, le chômage a presque doublé, passant de 3.6 % en 1990 à 6.5 % en 2002. Par ailleurs, bien que les 200 plus grandes entreprises multinationales comptent pour un quart de l’activité économique mondiale, elles emploient moins de 1 % de la force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
globale.
Travail, capital et nature
Sous-emploi et taux de croissance déprimé n’ont en rien été synonymes jusqu’à présent de préservation de l’environnement, qu’on se le dise ! Ce qu’il conviendrait de remettre davantage en cause, c’est l’aveuglement libre-échangiste qui conduit à « booster » la profitabilité des entreprises transnationales. La montée du commerce au niveau mondial (transferts de propriétés et échange de marchandises) pourrait également s’intituler extension de la sphère de circulation du capital Capital . Cette extension n’implique en rien une diversification et une amélioration des productions. Mais un gonflement des profits et... des capitaux.
En fait, 49 des 62 entreprises qui ont signé la lettre précitée du 8 novembre priant les gouvernements de libéraliser davantage le commerce mondial sont reprises dans le Forbes 2000 qui évalue leurs profits combinés à 109.29 milliards de dollars et leur valeur boursière totale à 2 180.5 milliards de dollars.
Au passage, joli décalage entre les performances réelles de ces sociétés et le cours de leurs actions. Situation intenable car elle n’est en rien porteuse d’innovations dans la sphère réelle de l’économie. En fin de compte, n’y aurait-il pas lieu de réintroduire le souci environnementaliste à l’intérieur d’une critique anticapitaliste conséquente ? L’amélioration de la productivité en lien avec l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
productif pourrait contribuer à réduire de l’énergie américain prévoit une diminution de l’intensité énergétique mondiale de 1.8 % par an sur la période 2003-2030 [9]. Cette hypothèse contredit la prévision postulant une corrélation directe entre augmentation de la consommation d’énergie et croissance de la production.
A vrai dire, les économies développées sont en voie de tertiarisation depuis une vingtaine d’années. Là où le bât blesse, c’est une fois de plus au Sud. Quelques chiffres résument fort bien la situation. Dans le Tiers monde, une armée de réserve a vu ses effectifs surabonder car « la productivité (y) augmente plus vite que les salaires de 50 % » [10]. La décision d’investissement dans le Sud repose donc essentiellement sur le critère « coût de la main d’œuvre ». Ce qui provoque un dévoiement de la définition de la productivité. « La croissance de la productivité baisse, surtout dans l’industrie. La mondialisation a certes permis une formidable baisse des salaires. Le capitalisme et ses porte-parole la nomment hausse de productivité parce qu’ils appellent ainsi toute hausse des profits par rapport au capital avancé. Mais la mondialisation a permis cette hausse des profits par augmentation de la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
sous sa forme absolue, c’est-à-dire sans guère de machinerie plus perfectionnée ni emplois supplémentaires, sans investissement de productivité, si ce n’est le coût des délocalisations » [11].
La main d’œuvre surexploitée, jolie cible pour les partisans d’un mieux-vivre planétaire ! Car ce travail acheté à vil prix, c’est celui qu’on peut employer dans les procès de fabrication les moins innovants et donc les moins économes en énergie. Dans cette configuration des rapports de forces entre le capital et le travail, le profit se faisant fondamentalement sur une rémunération à la baisse du facteur travail, il n’est, en effet, nul besoin d’améliorer les systèmes de production pour augmenter la part des profits.
Même au Nord, ce type de pratiques gagne du terrain. Tant pis pour l’environnement. Le CEPR estimait dans un communiqué de presse du 20 novembre 2006 que si « l’Europe adoptait les pratiques US et augmentait son temps de travail annuel au niveau de celui des Etats-Unis, (...) elle consommerait 30 % d’énergie en plus » [12]. Pour mémoire, les salaires horaires sont notoirement plus élevés sur le vieux continent qu’au pays de l’oncle Sam.
Par conséquent, on pointera donc une dimension occultée par les tenants de la décroissance : les tendances du capitalisme contemporain à toujours moins satisfaire les besoins collectifs (cf. les privatisations et le lot d’exclusions qu’elles génèrent), à négliger l’investissement socialement et écologiquement utiles et à lui préférer le travail acheté à vil prix. En clair, la proposition d’alternatives aux modèles actuels d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
gagnerait à moins se centrer sur la croissance (qui n’est jamais en soi qu’un indicateur statistique) et au contraire à privilégier l’identification des lacunes inhérentes à un fonctionnement économique basé avant tout sur le caractère privé tant de l’accumulation des richesses que du contrôle des moyens de production.
Quand la croissance n’est pas synonyme de progrès
La dénonciation des caractéristiques destructrices et entropiques du système économique globalisé et de la modernité en général doit-elle nous amener à passer le progrès social par pertes et profits ? Has been, le progrès ? En cette matière (comme en d’autres), le risque est grand de voir des intellectuels (occidentaux pour la plupart) négliger les aspirations à un mieux-être du milliard d’Africains en proie à une mortalité infantile de 89 ‰, soit près de vingt fois le score de la Belgique dans le domaine (4.62 ‰) [13].
Pour se convaincre que la remise en cause du progrès social comme objectif fondamental assigné aux politiques de développement s’avère pour le moins malvenue, mentionnons seulement que « l’écart entre les pays les plus riches et les pays les plus pauvres du monde s’élargit, en raison d’une stagnation du développement humain en Afrique subsaharienne (...) » [14]. Ne pourrait-on pas au contraire remobiliser le progrès social comme prisme essentiel de décodage des rapports entre économie et société ? Dans ces conditions, serait-il in fine possible de jouer le progrès contre la croissance ?
Des éléments semblent plaider en ce sens. Illustration au moyen d’une analyse critique du plaidoyer du FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
et de la Banque mondiale en faveur des investissements des multinationales dans le Tiers-monde, l’investissement direct étranger (IDE
IDE
Investissement Direct à l’Étranger : Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
) [15].
IDE, PIB, croissance et poudre aux yeux...
La vulgate néolibérale insiste sur la nécessité d’ouvrir les espaces économiques nationaux aux flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
d’investissement étrangers afin de stimuler la croissance du PIB. C’est dans cette optique que la Banque mondiale consacrait son rapport 2003 intitulé Global Economic Prospects and the Developing Countries au thème alléchant : « investir pour ne pas ‘louper’ les occasions de la mondialisation » [16]. L’entièreté du rapport décrivait les conditions nécessaires à la création d’un « climat » favorable aux investissements. En théorie, le rapport visait tous les investissements, qu’ils soient d’origine interne ou externe. En réalité, la consigne de la Banque mondiale aux nations prolétaires consistait surtout en un vibrant plaidoyer en faveur de la libre circulation des investissements étrangers.
Evidente, l’équation « laisser faire, laisser passer = renforcement de la croissance » ? Pas si sûr...
Pour s’en convaincre, posons-nous de manière abrupte la question de la signification concrète d’un point de vue socio-économique des flux d’IDE pour un pays en voie de développement. Pour prendre un exemple classique,
on ne peut en effet tenir pour équivalentes la création par une entreprise étrangère d’une toute nouvelle entité de production créant des emplois nouveaux et augmentant le potentiel industriel d’une nation et le rachat par une compagnie transnationale
Transnationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
d’une entreprise publique faisant l’objet d’une privatisation. Car dans ce dernier cas de figure, le rachat par une entreprise étrangère peut aboutir à des diminutions d’emploi, voire carrément à une suppression d’activité ! Dans les deux cas, il s’agit pourtant d’un IDE [17]. Du pareil au même au niveau comptable.
Ainsi, l’essentiel du chiffre élevé d’IDE [18] en Afrique en 2001 (9 milliards de dollars) provient de la République d’Afrique du Sud et s’explique quasi uniquement par le transfert de propriété de la société diamantaire DeBeers à son holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
luxembourgeois... Bien entendu, nous ferons remarquer que si, à coup sûr, cette opération a induit un changement majeur dans le fonctionnement interne de la DeBeers, on ne peut évidemment pas en dire de même pour l’Afrique du Sud et encore moins pour l’Afrique subsaharienne prise dans son ensemble !
Mais pourquoi les IDE, un ressort important à ce qu’il paraît de la croissance au Sud, peuvent-ils entraîner un accroissement du PIB, dûment enregistré comme une recette par les comptabilités nationales, alors qu’il n’en résultera aucune amélioration ni de la qualité de vie des populations ni des capacités productives de la nation ? La réponse à cette question nécessite que nous nous interrogions sur les limites inhérentes au PIB comme indicateur de référence en matière de développement des collectivités humaines.
PIB : à manipuler avec précaution
Comme nous l’avons vu avec l’exemple des IDE, pour qu’une activité économique soit intégrée dans le PIB, il faut qu’elle donne lieu à un flux monétaire, un échange marchand [19]. Ceci est logique dans la mesure où le PIB est une estimation de la production globale à travers la somme des valeurs ajoutées pour une époque et un territoire donnés.
Il s’en suit qu’un certain nombre d’activités productives de valeurs d’usage ne sont pas intégrées dans le calcul du PIB (qui par contre, inclut les salaires des fonctionnaires comme si ces derniers représentaient – et c’est inacceptable d’un point de vue théorique et pratique – un coût pur) puisqu’elles ne donnent pas lieu à un échange monétaire et marchand.
Ainsi en va-t-il du secteur informel et de l’ensemble des productions domestiques pourtant, dans bien des cas, essentielles au bien-être collectif. De facto, on constatera que l’addition de flux monétaires ne renseigne que très peu sur le caractère socialement souhaitable des productions ayant donné lieu à échange. Par conséquent, les décroissants concluent à bon droit que le PIB et son taux de croissance ne constituent pas par définition des indicateurs normatifs à maximiser au titre d’une stratégie de développement. A moins de décréter urbi et orbi que sont satisfaites, échange marchand oblige, les conditions de la concurrence pure et parfaite (atomicité, libre entrée des opérateurs sur le marché, divisibilité et homogénéité des produits échangés, information parfaite et mobilité des facteurs de production), improbable cas de figure qui n’existe, au demeurant, que dans les manuels d’économie politique.
De plus, en additionnant aveuglément des valeurs ajoutées, le calcul du PIB ne permet pas d’établir un distinguo entre les productions à caractère final (dont les objectifs sont poursuivis pour eux-mêmes en vue de dégager un supplément de satisfaction) et activités à caractère intermédiaire (dont un des buts pourrait consister à atténuer une insatisfaction résultant de la mise en œuvre de la production « ailleurs » dans l’économie). Voilà pourquoi on ne trouve nulle trace dans le PIB de l’apport, par exemple, des réseaux de solidarité intrafamiliale (fondamentaux en Afrique notamment) alors qu’une activité de dépollution sera, pour sa part, enregistrée.
Concluons-en avec Christian Comeliau [20] « qu’un supplément de production n’est nullement en soi le seul moyen d’atteindre une satisfaction accrue dans la collectivité, non seulement à cause de la nature des biens concernés, mais aussi parce qu’un réagencement (institutionnel ou spatial) des mêmes quantités peut parfois permettre un supplément de satisfaction et surtout parce que la collectivité peut poursuivre d’autres objectifs (de justice sociale, par exemple) qui n’impliquent pas nécessairement accroissement de production ». Ainsi, par exemple, la réduction des inégalités dans la répartition des revenus comme objectif politique pourrait-elle s’accompagner, selon Comeliau, d’une moindre productivité des facteurs de production et à tout le moins d’une « désintensification » du travail par exemple.
De la remise en cause par les décroissants du caractère exclusivement monétaire des agrégats retenus pour le calcul de la production à la remise en question du caractère strictement quantitatif de l’estimation du bien-être, il devient limpide que c’est la place assignée au marché dans la (non)régulation contemporaine de l’économie qui pose problème.
Problème qui n’est pas que théorique [21], loin de là. Retour au Sud...
Imbuvable marché, socialisation et décroissance
En 1977, lors de la première Conférence des Nations Unies sur l’eau, l’accès à l’eau potable est reconnu comme un des droits humains fondamentaux. Aujourd’hui, on peut juste constater qu’il y loin de la coupe (théorique, juridique et droitdel’hommiste) aux lèvres des consommateurs bien réels... Par exemple, ceux de Cochabamba, la troisième ville de Bolivie.
A Cochabamba, la distribution et l’assainissement de l’eau ont été privatisés en 1999 au profit du groupe Aguas del Tunari. C’était une condition sine qua non à l’octroi d’un prêt par la Banque mondiale au gouvernement bolivien. Résultat des courses : le prix de l’eau a doublé peu de temps après la privatisation. Evidemment, les citoyens de Cochabamba se sont mobilisés massivement. Si massivement qu’en 2000 le gouvernement bolivien a en fin de compte cédé. La municipalité de Cochabamba redevenait l’unique opérateur (public) pour la distribution de l’eau.
Récapitulons du point de vue du PIB et des institutions financières internationales : lorsque la municipalité de Cochabamba a privatisé la distribution de l’eau au profit d’une multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
, c’était un investissement direct étranger, une entrée de capitaux, bon ça ! Peu importe que peu de temps après, le prix de l’eau double. Dans un triple contexte d’échange marchand généralisé, de capitalisme non régulé et de monopole privé, l’affaire était pourtant courue d’avance.
Triste vérité d’évidence sur laquelle vient s’échouer le radeau de la critique décroissante. Car remettre en cause la validité d’un capricieux indicateur – censé, avec bien des imperfections, mesurer les écarts de production dans le temps – n’est que d’un faible secours pour les habitants de Cochabamba qui, en guise de qualité de vie, veulent d’abord (qu’on leur pardonne !) boire et manger comme des êtres humains. Pas du luxe ! Et ils n’attendront pas pour le faire qu’au Nord, on se décide à vivre autrement. Ceci dit sans vouloir offenser nos amis décroissants !
En revanche, les habitants de Cochabamba entrevoient d’un bon œil toute forme de « réagencement institutionnel » (comme par exemple, la municipalisation de l’eau) leur permettant de subvenir à leurs besoins.
Ce qui passe entre autres choses par l’achat de quantités d’eau identiques à des prix raisonnables, donc moins intéressants pour le marché, Aguas del Tunari et le PIB. Situation cocasse : les habitants de Cochabamba en deviendraient presque décroissants sans le savoir.
Alors, convertis, les Indiens ? A condition que les décroissants mettent de l’eau dans leur vin. Si les Cochabambinos se retrouvent alignés sur la même position que les décroissants, c’est tout simplement parce que leurs besoins fondamentaux en eau (décrits comme un droit humain fondamental par la communauté internationale) appellent une solution économique leur garantissant les prix les plus bas possibles, ce qui suppose une intervention des pouvoirs publics en vue de subsidier la production.
Cela s’appelle la socialisation. Et évidemment, elle n’est pas du tout inscrite dans les gênes du capitalisme. Ce dernier, au contraire, vise l’accumulation permanente, précisément la croissance sans fin dénoncée par les décroissants. Cette obligation
Obligation
Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
de fonctionnement contraint le capitalisme à chercher sans cesse de nouveaux marchés à exploiter et de nouvelles productions à valoriser. A l’opposé, dans le cadre de la socialisation, les entreprises ne sont plus dirigées afin de dégager le profit maximum mais de façon à rencontrer l’intérêt commun de l’entreprise, de ses travailleurs et des consommateurs de la production finale. En ce sens, toute socialisation rencontre de facto les prescrits des décroissants puisqu’elle sort des paquets de production de la sphère de l’échange marchand. Donc de l’accumulation. En clair, plus un système économique est socialisé, moins il est, par définition, tenté de vouloir croître à l’infini.
Conséquence ultime : la décroissance ne peut s’obtenir pour elle-même sans médiation. Mais au contraire incidemment, au titre des conséquences inévitables d’une vigoureuse politique de socialisation conçue comme le vecteur indispensable à la promotion du progrès social et de son corollaire, l’égalité [22].
Pour terminer, citons une dernière fois Christian Comeliau : « la maximisation du taux de croissance globale, mesurée en termes de PIB ou de revenu national, ne peut pas et ne doit pas constituer le critère principal de progrès des sociétés. Elle est cependant aujourd’hui – et restera sans doute pour un temps non négligeable – un élément important de ce progrès, et donc de beaucoup de stratégies de développement » [23]. Les habitants de Cochabamba ne mettront pas tous les décroissants dans le même panier !
Pour citer cet article :
Xavier Dupret, "Décroissance : Apocalypse now ? Petit détour par les faits", Gresea, juin 2007. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1687