Dans les deux années à venir et sur le thème du "travail décent", un important travail de mobilisation autour de la condition ouvrière fera l’objet d’une collaboration entre syndicats et ONG progressistes, regroupées du côté francophone dans la fédération CNCD, le Centre national de coopération au développement.

Ce ne peut que réjouir toutes celles et tous ceux qui ont le cœur à gauche. A cela, plusieurs raisons.

Et d’abord parce que ce sera l’occasion de remettre au centre du débat public ce que la tradition de gauche nommait autrefois la "guerre civile" qui oppose les dépossédés aux seigneurs de la décision économique. Qui ont sur eux droit de vie en leur "offrant" du travail, ou en le leur enlevant. Et qui les mettent en concurrence dans le but de faire baisser le "prix" de leur travail, jeunes contre vieux, hommes contre femmes, salariés contre chômeurs, pays avancés contre tiers-monde.

Cela a été, depuis l’origine, le terrain d’action et la double mission des syndicats : non seulement faire en sorte que cesse la concurrence entre travailleurs, mais aussi la transformer en une concurrence générale au patronat. Cela reste plus que jamais d’actualité.

Depuis plus de trente ans, le libéralisme Libéralisme Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence. économique inauguré par Reagan et Thatcher a placé les travailleurs et leurs organisations représentatives sur la défensive, de même que, on y reviendra, les Etats et les arènes où le tiers-monde pouvait donner de la voix.

 Lourde, la tendance lourde

La tendance lourde pour les travailleurs du monde entier, note Irfan ul Haque, c’est : croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des inégalités et mouvement de paupérisation [1]. La part des salaires dans le produit intérieur brut Produit intérieur brut Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
baisse depuis les années quatre-vingts en Europe, le salaire réel chutant jusqu’à 20-30% dans certains pays d’Amérique latine. Insistons, le tiers-monde a suivi la même évolution : "Dans quatre pays en développement sur cinq, la part des salaires dans la valeur ajoutée Valeur ajoutée Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
industrielle est aujourd’hui considérablement inférieure à ce qu’elle était dans les années septante et au début des années quatre-vingts." Bizarre ? Non point. "Ces tendances", souligne ul Haque, "n’ont rien pour surprendre dans la mesure où les politiques libérales visent, par définition, à affaiblir le travail et à renforcer le capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
."

Les conséquences sont devant nos yeux.

Aux Etats-Unis, porte-étendard du libéralisme économique, un Américain sur huit (soit 37 millions de personnes) n’a pas "assez d’argent pour vivre décemment" [2] tandis que, dans le même temps, le revenu médian réel a chuté de 3,2% depuis 2001 [3].

En France, on n’a jamais compté autant de smicards, ils représentent aujourd’hui "17% du secteur marchand, contre 11% il y a vingt ans" [4] – tandis que le salaire moyen, stationnaire, effrite les classes moyennes : elles "voient se réduire les écarts vers le bas, mais pas vers le haut" [5].

En Belgique, 42% des chômeurs doivent survivre avec moins de 900 euros par mois [6] et lorsqu’on regarde la répartition du revenu net des ménages en 2003, on observe que les 20% les plus riches en reçoivent près de la moitié, 46% (36% en 1993), et les 20% les plus pauvres seulement 5% (9% en 1993) [7], c’est un tableau saisissant de la croissance des inégalités.

Et c’est, donc, une tendance lourde. Comme l’a noté voici peu l’Economist, le doublement mondial du nombre de travailleurs, qui est passé en peu de temps d’un et demi à trois milliards, en a très logiquement réduit la "valeur" marchande, et ce, sans doute, durablement : "La Chine dispose encore d’environ 200 millions de travailleurs ruraux sous-employés qui pourraient rejoindre les usines dans les vingt années à venir en exerçant une pression à la baisse sur les salaires des ouvriers non qualifiés, sur leurs gains de productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
et sur le coût salarial Coût salarial Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
unitaire de la Chine [8]." Pas seulement là, naturellement. Les travailleurs du monde entier vont en sentir les effets.

 Cure d’opposition pour la majorité ?

C’est une évolution qui inquiète en haut lieu. L’idée que les fruits de la mondialisation –mondialisation libérale, s’entend – ne profitent pas au grand nombre, ou si peu, si mal, commence à poindre même chez ses plus ardents défenseurs.

Voici peu, Ben Bernanke, le nouveau patron de la Banque centrale Banque centrale Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
américaine laissait entendre que "l’inégalité est une préoccupation potentielle pour l’économie américaine, dans la mesure où l’écart se creuse entre revenus et richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
produite. Je ne pense pas que ce soit une évolution heureuse [9]." C’est dit avec une certaine candeur. D’autres utilisent un langage plus abrupt.

Le Prix Nobel d’économie, Paul Samuelson, qu’on ne rangera pas parmi les antimondialistes, a caractérisé les choses ainsi : "La mondialisation est un processus globalement gagnant. Mais pas pour tout le monde. Sur les cinquante prochaines années, ce sont les plus volontaires et les plus capables qui en bénéficieront. En revanche, les populations à bas revenus seront les principales perdantes sur les cinq continents [10]." Voilà qui mérite qu’on s’y arrête. Perspective à 50 ans. Verdict valant pour les 5 continents. Tous les ouvriers, perdants...

Là, encore, il y a lieu de préciser. Les ouvriers, cela a encore un sens, ce n’est pas un peu obsolète ? On suivra, ici, Samir Amin, qui rappelle que les "classes populaires" représentent aujourd’hui 75% de la population urbaine mondiale, dont les deux tiers vivent dans le tiers-monde et dont la moitié relève de la catégorie travailleur "précarisé [11]." Dit autrement, la classe ouvrière constitue – hors agriculteurs – la majorité écrasante de la population mondiale et c’est le tiers-monde, qu’on appelle parfois les nations prolétaires, qui en abrite la majeure partie. Leur situation ? Partout mauvaise, un travailleur sur deux est "précarisé", petits boulots, absence de protection légale, conditions de travail esclavagistes.

 Facteurs de visibilité réduite

Ces constats risquent, cependant, d’être sources d’écueils, mais aussi, fort heureusement, d’opportunités, notamment pour clarifier les termes du débat.

Agir pour que "l’humanité souffrante" bénéficie partout d’un travail décent exige ainsi de voir clair et de se mettre d’accord sur ce qu’on entend par là. Est-ce promouvoir des conditions de travail conformes aux normes internationales, et s’y limiter ? Ou s’attaquer au fond du problème, à l’indécence de l’exploitation des travailleurs en tant que telle ? Est-ce "humaniser" l’exploitation ou la combattre ? Par exemple en dénonçant les superprofits que la nouvelle division internationale du travail Division Internationale du Travail ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
permet de prélever sur les travailleurs du monde entier et, en particulier, sur les nations du tiers-monde.

Cela suppose une approche internationaliste. Il n’est pas rare, en effet, que les associations dites de solidarité internationale concentrent l’attention sur le sort misérable des travailleurs d’une entreprise active dans le tiers-monde – sans faire le lien avec l’exploitation que cette même entreprise fait subir aux travailleurs ici.

C’est, par exemple, s’intéresser aux sous-traitants de Carrefour dans le tiers-monde, sans relever que l’entreprise, premier employeur en France, y est considérée comme "emblématique d’une dégradation du salariat" dont la fonction a toujours été celle d’un "laboratoire des nouvelles formes d’emplois précaires" [12]. C’est un écueil qui peut être transformé en opportunité. Une campagne en faveur du "travail décent" sera mieux comprise des syndicats et de l’homme de la rue si les lointains horizons du tiers-monde reçoivent, d’abord, le visage reconnaissable de la condition ouvrière telle qu’elle est vécue ici. Cela rendrait la solidarité moins théorique.

Un autre écueil potentiel réside dans la notion même de travail décent que l’Organisation mondiale du travail (OIT OIT Organisation internationale du Travail : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
) a choisie comme porte-étendard de son action. Ecueil si elle est interprétée comme une volonté d’humaniser l’exploitation, sans plus, et écueil si elle est détachée de la revendication qui lui est indissolublement associée, à savoir un objectif de plein emploi Plein emploi Situation d’une économie où tous ceux qui désirent travailler, dans les conditions de travail et de rémunération habituelles, trouvent un travail dans un délai raisonnable. Il existe un chômage d’environ 2 ou 3% de la population, correspondant aux personnes ayant quitté un travail pour en trouver un autre. On appelle cela le chômage frictionnel (chômage de transition ou chômage incompressible).
(En anglais : full employment)
, d’un emploi correct pour tous, revendication réaffirmée lors du dernier congrès de l’OIT en juin 2006 [13]. C’est, à nouveau, l’opposition entre forme et contenu, entre conditions (humanisées) du travail et exploitation économique du facteur travail.

 Retour aux sources théoriques

On ne mettra pas sur le compte du hasard que, signant une tribune pour saluer la création de la Confédération syndicale internationale, ses deux "pères fondateurs", Guy Ryder et Willy Thys, placent la question salariale sur le devant de la scène des enjeux syndicaux. "La réorientation des revenus, du travail vers la capital Capital , fait largement sentir ses effets. Les travailleurs vivent cela au travers de salaires qui stagnent ou qui chutent, alors que la moitié d’entre eux, employés de par le monde, vivent dans la pauvreté. Parallèlement, les entreprises affichent des profits record [14]." Inutile d’encore faire un petit dessin.
Cette indécence-là ne sera pas supprimée à grand renfort d’adoucissants "décents", il est même probable qu’elle s’en accommode fort bien. C’est en effet un des traits majeurs de l’économie libérale dominante, elle récupère, dévie et retourne presque toute critique formulée à son égard.

En matière de travail décent, c’est un enjeu de taille : s’émanciper du discours économique dominant sur des bases théoriques fermes. Ce n’est pas une mince affaire. C’est un retour critique sur les notions. Elles sont souvent trop "évidentes" – à gauche, on dira "surdéterminées" – pour ne pas être suspectes, voire fausses. Exemple que cette idée, véhiculée par la Confédération internationale des syndicats libres dans un texte prônant "un travail décent pour tous" [15], que le travail "devient une marchandise Marchandise Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
" si les droits fondamentaux des travailleurs sont reniés [16]. C’est gentil mais plutôt incongru.

Depuis que le salariat existe, le travail est marchandise, ce que le terme même de "marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’emploi" au besoin confirme. On peut souhaiter, au titre d’objectif lointain, qu’il ne le soit plus un jour, on peut difficilement, sans semer la confusion dans les esprits, exiger qu’il ne le devienne pas. Le travail décent réclamera du travail...

 


Pour citer cet article :

Erik Rydberg , "Décences et indécences de la condition ouvrière", Gresea, novembre 2006. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1669



P.-S.

(Ce texte a été diffusé en novembre 2006 parmi les membres du Groupe de travail sur le Travail Décent que coordonne le CNCD et KVNZ-11.11.11, dont ce sera le thème de campagne en 2008 et 2009).

Notes

[1Cfr. Globalization, Neoliberalism and Labour, Irfan ul Haque, Unctad Discussion Paper, n°173, juillet 2004.

[2Le Monde, 1 septembre 2006.

[3Financial Times, 25 juillet 2006.

[4Figaro, 5 septembre 2006.

[5Canard Enchaîné, 30 août 2006.

[6L’Echo, 4 août 2006.

[7Revenus imposables des ménages, Ministère des Affaires économiques.

[8The Economist, 16 septembre 2006.

[9Financial Times, 2 novembre 2006.

[10L’Expansion, n° 703, décembre 2005.

[11Le virus libéral, Samir Amin, Ed. Le Temps des Cerises, 2005, pp. 42-46.

[12Nouvel Observateur, 23 juin 2005.

[13Voir, par exemple, Go Between, n°118, avril-juillet 2006, "95th International Labour Conference".

[14Financial Times, 27 octobre 2006.

[15Communiqué CISL, septembre 2006.

[16A contrario, on saluera au passage le choix de se référer aux droits des travailleurs plutôt qu’à de vagues droits "humains", source d’autres ravages conceptuels, comme l’a opportunément rappelé en 1975 Althusser : "C’est une des plus grandes mystifications théoriques qui soient de penser que les rapports sociaux sont réductibles à des rapports entre des hommes ou même des groupes d’hommes." (Penser Althusser, Le Temps des Cerises, 2006).