Les grèves et piquets tournants qui ont, pendant plus d’un mois, attiré l’attention sur les supermarchés Carrefour ont jeté une autre lumière sur le phénomène des grandes surfaces. Elles ne sont pas que des kilomètres de rayonnages facilitant la corvée des emplettes. Tout à portée de main, une abondance de produits défiant l’imagination, l’impression générale d’une machinerie bien huilée, d’une perfection festive presque clinique. Décor que tout cela ? Ce n’est pas papa Noël ?

Le conflit social qui a secoué le Carrefour de Marseille, en février 2008, avait déjà suscité des reportages venant rappeler que la façade est fissurée [1]. Défilaient devant nos yeux des caissières sous-payées, morcelées par un temps partiel subi et aléatoire, punies au moindre signe de révolte. Détail encore plus éclairant du système de sujétion : cette pratique consistant à afficher leur "productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
" en signalant celles dont la caisse a enregistré le plus grand nombre d’articles par minute. L’informatique fait des miracles...

Il y a là comme un coin de voile qui se lève. Le supermarché est autre chose qu’un magasin. Il est puissance économique et grâce à la position dominante qu’il a su acquérir, il façonne notre cadre de vie. L’élimination brutale de tout ce qui lui fait concurrence n’en est qu’un aspect, sans doute le moins voyant. La disparition du petit commerce, thème rebattu s’il en est, s’apparente à celle des moineaux. C’est quand ils ont presque entièrement quitté nos rues qu’on s’en inquiète, c’est-à-dire trop tard.

 Massacrés par la concurrence…

En France, sur la période 1966-1998, quelque 130.000 petits magasins ont fermé leurs portes, près de 58% du total [2]. Aux États-Unis, c’est près d’un quart des commerces de détail qui, en l’espace de dix ans (1990-2001), s’est vu englouti par l’avancée des hypermarchés [chiffre cité par François Vergara [3] - voir encadré]. En Belgique, là où on comptait en 1970 quelque 35.000 points de vente, toute catégorie confondue, ils ne sont plus que 8.000 en 2007, quatre fois moins [4]. C’est un choix. Le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
en a ainsi décidé.

Hyper comme… hyperproductivité ?
L’analyse de critique comparative à laquelle François Vergara [5] a soumis les poncifs relatifs à la supériorité des performances en matière de productivité aux États-Unis met en évidence que le basculement de l’emploi du petit commerce vers les hypermarchés a été, avec la montée du secteur des services financiers, un des moteurs principaux des gains de productivité des Etats-Unis... Vergara commente la chose ainsi : "On peut se demander si les transformations de la société américaine à l’origine de la différence (…) constituent un véritable progrès, que l’Europe aurait intérêt à imiter. Serait-ce vraiment un progrès pour l’Europe que de voir disparaître 25% de ses magasins de détail en une dizaine d’années ?" Vus avec le recul, les jeux semblent faits.

C’est une réorganisation de vie dans la cité, c’est aussi une nouvelle donne économique. On n’est pas présent aux quatre coins du monde, comme Carrefour, Wal-Mart ou Tesco, sans disposer d’une mainmise sur un point névralgique du circuit économique. Dans la grande distribution, il est tout donné et comparable aux portes d’octroi médiévales. Elle décide qui va vendre, où et à quel prix. Elle a ce très grand privilège. Lorsque Wal-Mart, par exemple, décide de réduire aux États-Unis ses frais de fonctionnement en travaillant avec un stock Stock Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
de marchandises amaigri, ce sont des géants tels que Playtex et Procter & Gamble qui vacillent en Bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
. Le premier réalise près d’un tiers de ses ventes (28%) chez Wal-Mart, le second près d’un cinquième (16%) [6]. Les fournisseurs – ceux qui fabriquent les marchandises vendues en supermarché – sont pieds et poings liés. Le lessivier Procter & Gamble, encore lui, en a fait l’expérience en France [7]. Pour avoir osé braver une centrale d’achat de supermarché, il verra ses produits "déférencés" (jargon technique pour un retrait des rayons) et son chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
baisser de 40%. Pouvoir de contrôle redoutable, qui porte ses fruits.

 Le travail, une valeur baissière

On n’attribuera pas au hasard que, d’année en année, le secteur du supermarché renforce ses positions sur ce qu’il est convenu d’appeler toute la chaîne d’approvisionnement. Il dicte sa politique des prix aux fournisseurs et sous-traitants. Il oriente imperceptiblement tant l’offre que la demande des biens de consommation quotidiens, quels en seront les gagnants et les perdants. Il joue un rôle prépondérant dans l’agencement du paysage et les manières de s’y mouvoir. Et, le cas de l’hypermarché de Bruges est là pour le rappeler, il intervient sur le marché du travail en imposant une "norme salariale" qui fait tendance – baissière, comme on dit en Bourse.

Un tableau est à cet égard éloquent [8]. Il compare l’évolution de la part du travail dans la valeur ajoutée Valeur ajoutée Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
des super et hypermarchés français entre 1994 et 2002 avec leur taux de marge bénéficiaire. On voit ainsi la position des travailleurs s’effriter d’année en année, passant de 79% en 1994 à 67% en 2002, tandis que le taux de marge, lui, en image miroir inversée, ne cesse de croître : 21% en 1994, 26% en 1998, 30% en 2000 et 33% en 2002. C’est un indicateur de la puissance socioéconomique acquise par les opérateurs de la grande distribution, dont le nom décrit mal l’activité première, des machines à rendement financier sans cesse amélioré.

En 2004, quelque 250 sociologues, historiens et anthropologues se sont réunis à l’université de Los Angeles pour analyser le phénomène [9] – et de conclure que Wal-Mart, figure emblématique du phénomène supermarché, "présente sans conteste la feuille de route du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
du XXIe siècle, un capitalisme qui de plus en plus ressemble à celui que nous avons connu un siècle auparavant.
" Démodées les grandes usines du compromis social à la General Motors, évanouis les rêves d’une économie de la connaissance émancipatrice signée Microsoft, voici les laboratoires de la nouvelle condition humaine où tout est bon marché, à commencer par le travail, les hommes et les femmes formant la domesticité du temple.

 C’est pour mieux te mondialiser, mon enfant

Deux facteurs sont à prendre en compte. D’abord, la nouvelle division internationale du travail Division Internationale du Travail ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
qui, mettant en concurrence directe le salarié européen avec l’ouvrier chinois, en voile chez le premier les effets sur le pouvoir d’achat grâce aux marchandises bon marché produites par le second. Les supermarchés en sont pleins. La vie est dure ? Venez faire des "bonnes affaires" chez nous ! Et puis, il y a la logique financière du rendement à outrance. Elle seule explique la course à la taille mondiale et – car il faut pouvoir se payer les tremplins de cette expansion planétaire – les ponctions prélevées par les supermarchés sur leurs fournisseurs. Ce sont les fameuses "marges arrières" prises sur le pouvoir d’achat du consommateur, qui paie ces factures fictives représentant en France la moitié des bénéfices de la grande distribution [10] et, dixit la Cour de cassation outre-Quiévrain, une dîme "exorbitante" [11]... On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

Certes, mais est-ce bien rationnel, est-ce ainsi que nous voulons vivre ? C’est peut-être par là qu’il faudrait commencer, en s’interrogeant sur la société de consommation et ses temples déshumanisés, étant entendu que le mot est non seulement usé, mais faible, car il ne rend pas compte, comme suggérait le philosophe Adorno, de la perte peut-être irréparable de notre capacité de penser en dehors des schémas qui font de l’échange de marchandises la mesure de toute chose. Tout est à vendre, tout a un prix, hors des rayons du supermarché, point de salut. Fatalitas ?

Adorno (1903-1969)
Philosophe et musicologue allemand, membre de l’école de Francfort, Theodor Adorno éclaire d’une lumière pessimiste notre sujétion culturelle à la marchandisation totalitaire et totalisante de nos sociétés. "Aucune théorie", dit-il dans sa Dialectique négative (1966), "n’échappe plus au marché : chacune est mise à l’étalage comme possible parmi les opinions concurrentes, toutes sont proposées au choix, toutes ingurgitées." Et précise-t-il dans ses Minima Moralia (1951), "Dans l’économie du profit, les dispositions pratiques de l’existence, qui prétendent être à l’avantage des hommes, font dépérir l’humain (…)". Il enfonçait déjà le clou dans sa Dialectique de la Raison (1944) : "Le bienfait qu’est l’indifférence du marché à tout ce qui a trait à la naissance a pour contrepartie que le sujet de l’échange doit laisser modeler ses possibilités innées par la production des marchandises disponibles sur le marché." Lectures recommandées, disponibles en livres de poche…

P.-S.

Réalisée à l’occasion de la sortie du dossier "L’économie supermarché" [coordination : Gresea] publié par la Revue Politique dans son numéro 57 daté de décembre 2008 (disponible au Gresea), cette analyse a paru dans La Libre Belgique du 19 décembre 2008.

Notes

[1Voir par exemple l’enquête d’Anne Chemin, "Au grand bazar du temps partiel", Le Monde, 25 mars 2008.

[2Dossier "Le livre noir de la grande distribution" de Philippe Cohen, Christian Jacquiau et Daniel Bernard, dans Marianne, 18 décembre 2004.

[3François Vergara, "Le sursaut de la productivité américaine : réalité ou illusion statistique ?", in L’Economie politique, n°29, 1er trimestre 2006, reproduit dans Problèmes économiques, n°2.911, 22 novembre 2006.

[4La Libre Belgique, 17 septembre 2008.

[5Op. cit. note 3.

[6Wall Street Journal, 28 avril 2006.

[7Dossier "Le livre noir de la grande distribution", 2004 ; voir note 2.

[8Ph. Askenazy et K. Weidenfeld, "Les dysfonctionnements de la grande distribution en France", Cepremap, janvier 2008, reproduit dans Problèmes économiques, n°2.949, 4 juin 2008.

[9Voir International Herald Tribune, 20 avril 2004.

[10Nouvel Observateur, 24 juin 2004.

[11Voir l’analyse sur les marges arrières de Paul Fabra dans Les Echos, 2 novembre 2007.