Lors de sa rencontre avec Jérôme Skalski pour le quotidien français "l’Humanité" autour de son livre "Le monde malade de la finance ?", notre collègue Henri Houben est revenu sur les questions que posent son ouvrage, les constats qui ont servi de point de départ à son analyse, les raisons pour lesquelles les crises sont inhérentes au système capitaliste et la responsabilité que portent les multinationales.
Dans le Monde malade de la finance ?, coédité par le Gresea et Couleur livres (2017), l’économiste et chercheur marxiste belge montre combien la financiarisation
Financiarisation
Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
est sortie renforcée de la crise de 2007-2008. Une emprise exacerbée qui appelle un « combat au niveau politique, social et culturel ».
Dans le Monde malade de la finance ?, vous cherchez à comprendre la crise financière de 2007-2008 en inscrivant son émergence dans un contexte beaucoup plus fondamental. Quel est-il ?
Mon cheminement est double. D’un côté, j’ai essayé de voir comment le capitalisme s’est développé, depuis pratiquement sa naissance, pour en saisir la dynamique d’ensemble. De l’autre côté, j’ai essayé de comprendre pourquoi la crise de 2007-2008, la plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale et même depuis les années 1930, a eu un tel impact. Pour cela, il faut partir du processus même du développement du capitalisme. Celui-ci repose essentiellement sur l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
de capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, fondée elle-même sur la recherche de profit par chaque entreprise ou groupe. Ce bénéfice accumulé permet aux firmes de prospérer dans le but de réaliser encore plus de profits. Ce mécanisme fondamental est au cœur même du système capitaliste.
À un moment donné, la finance – au départ la banque –, en tant qu’entité qui concentre les capitaux, prend la direction de ce processus. Pourquoi ? Parce que, dans la bataille que se livrent les entreprises dans chaque secteur, s’impose la nécessité de trouver toujours plus de capitaux. La finance, en prenant le pas sur les autres formes de capital (industriel, commercial…), devient l’acteur majeur de l’accumulation du capital. Elle s’empare des firmes, les contrôle, les utilise pour stimuler sa propre accumulation. Cela commence dès le XIXe siècle et cela rend le développement du capitalisme plus fragile. Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels ont souligné le caractère positif du capitalisme. Ils ont montré que c’est un système qui permet de créer beaucoup de richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
, beaucoup de capacité de production
Capacité de production
Ensemble des actifs fixes (bâtiment, machines et équipement) qui, en fonction de la technologie, de l’organisation de la production et des systèmes de travail appliqués, donne la production maximale possible d’une usine, d’une entreprise, d’un secteur.
(en anglais : production capacity)
et de biens matériels à une époque où ces richesses faisaient cruellement défaut à la plupart des gens. Mais ils ont montré également que ce processus se grippait régulièrement, qu’il allait continuer dans cette voie et même que cette situation allait empirer.
Aujourd’hui, on se trouve dans une situation où la finance est en train d’inverser ce caractère positif du capitalisme. On crée toujours de la richesse. Il y a de l’innovation technologique. Mais le caractère financier du développement capitaliste porte à l’absurde l’accumulation de capital. Les salariés, dans les usines, s’en rendent bien compte. Aujourd’hui, les entreprises ou les filiales ne ferment pas seulement lorsqu’elles subissent des pertes, elles sont aussi liquidées lorsqu’elles ne correspondent plus à la stratégie mise en place par le management du groupe dans le but de verser des dividendes de plus en plus importants aux principaux actionnaires ou de faire grimper le cours boursier
Cours boursier
Prix auquel on peut acheter à la Bourse un titre en fonction de l’offre et la demande à ce moment et qui peut donc varier de la valeur nominale à laquelle le titre a été émis.
(en anglais : share price)
de l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
. De plus en plus de firmes, notamment les plus grandes, sont contrôlées par des sociétés financières. La logique de la rémunération du capital
Capital
s’impose petit à petit à toutes les autres.
À l’heure actuelle, la concentration des firmes est de plus en plus forte. À l’époque de Marx, il y avait encore beaucoup de petites entreprises. Aujourd’hui, ce sont de grands groupes qui dominent. Et ils rassemblent autour d’eux un ensemble de petites sociétés, que ce soit par la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
ou la réalisation d’activités connexes. Dans les régions, de plus en plus, seule subsiste une unité de production d’un grand groupe, d’une multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
– parfois deux –, qui alimente la création de richesse de cette contrée et fournit l’essentiel de l’emploi. Si elle ferme, c’est la catastrophe. Non seulement les salariés de l’usine perdent leur travail, mais c’est le cas aussi pour tous ceux qui gravitent autour.
Quel a été le point de départ de votre analyse et de votre recherche ?
Pour la crise de 2007-2008, ce qui m’avait semblé bizarre dans l’explication qu’on en donnait, c’était l’insistance sur le caractère seulement financier de la récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
. Il est vrai que les crises apparaissent au niveau financier. Mais derrière ce constat, il y a souvent des éléments beaucoup plus fondamentaux. Ainsi, pourquoi cette crise est-elle la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale ? Le secteur qui a démarré la crise est limité. C’est celui des subprimes, des crédits hypothécaires accordés à des ménages dont on était sûr qu’ils ne pouvaient pas les rembourser. Cela représentait en tout 1 100 milliards de dollars. L’État américain aurait pu donner ces 1 100 milliards à ces familles endettées et on aurait résolu cette crise, s’il ne s’agissait que d’un problème financier. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Au contraire, ce « petit » domaine a entraîné le basculement de la finance dans son ensemble.
Pour comprendre un tel phénomène, on est obligé de se rapporter au développement particulier du système d’accumulation américain. Les États-Unis étaient en crise dans les années 1970, soit trente ans auparavant – c’est pour cela que j’avais appelé mon livre précédent la Crise de 30 ans. La réponse donnée par la classe dirigeante américaine à cette époque a été de favoriser le développement de l’endettement de l’État, puis des ménages et des entreprises, c’est-à-dire une sorte de dopage de l’économie. Cela a profité massivement à des sociétés financières, pas seulement des banques, mais aussi des fonds de placement
Fonds de placement
Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
et d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
. C’est cela qui a explosé en 2007-2008.
Pourquoi le système capitaliste est-il en crise périodiquement ?
Les crises existent depuis le début du capitalisme. Il suffit de regarder les graphes de variations de la production pour le constater. L’évolution est continuellement en dents de scie. Même dans les périodes de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
, dans les années 1950 et 1960, il y avait des baisses de la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
, mais pas au niveau des récessions après 1973.
La survenance de crises se situe vraiment dans les gènes du capitalisme. Il y a plusieurs éléments qui expliquent ces apparitions systématiques. J’en souligne deux dans mes ouvrages.
Le premier, c’est l’inégale répartition des richesses. Ce n’est pas tellement la baisse des salaires qui entraîne la récession, mais leur hausse moins forte par rapport aux profits. Mais, dans les années 1970, cet élément n’a pas été déterminant. À cette époque, la rémunération des travailleurs évoluait assez parallèlement à la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
. Ce n’est qu’à la fin de cette décennie que la croissance des salaires a été freinée et que l’écart de richesses a pris des proportions importantes.
Le deuxième élément concerne les décisions d’investissement, qui sont dans les mains des capitalistes. Dans leur but d’obtenir des profits et d’accumuler, ils ont tendance chacun à vouloir investir à tout-va. Prenons un exemple dans l’industrie automobile. Une usine moyenne d’assemblage produit en général 200 000 voitures par an. Et il faut environ trois ans, dans le meilleur des cas, entre la décision de construire une nouvelle usine et la première voiture qui en sortira. Supposons que sur un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, mettons celui de l’Europe, les études prospectives établissent que, dans trois ans, la demande de véhicules augmentera de 400 000 unités, soit l’équivalent de deux usines moyennes. Le problème est que chaque constructeur va considérer qu’il est en mesure, lui, d’absorber une partie importante de cette hausse. S’il se trouve déjà proche de la pleine utilisation de ses capacités, il va être amené à envisager très concrètement la construction d’une nouvelle usine. Si ce n’est pas Fiat ou Ford qui se trouvent dans ce cas, ce sera Renault ou Volkswagen ou alors Toyota, Nissan, Honda ou Hyundai. Au total, il y aura peut-être quatre multinationales prêtes à ériger une nouvelle entité d’assemblage. Soit des capacités pour 800 000 voitures, alors que la demande ne dépassera pas la moitié de cette augmentation (et encore, sur la base de projections qui, peut-être, ne se vérifieront pas). C’est la surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
ou l’apparition de surcapacités qui mettent en péril les firmes, parce qu’une usine coûte cher.
C’est ce qui s’est passé dans les années 1960 et 1970, et qui a amené la crise de 1973. Les entreprises ont continué à investir massivement, alors que les bénéfices récoltés de ces dépenses s’amoindrissaient. Mais elles ont continué à le faire, parce qu’elles voulaient rester leaders dans leur secteur et aussi parce qu’elles étaient poussées par la concurrence. Les surcapacités sont apparues principalement dans la sidérurgie, la construction navale, le textile, les charbonnages, le verre… Dans la construction automobile, ce mécanisme est véritablement survenu dans les années 1980, du moins pour les trois grands centres capitalistes mondiaux – les États-Unis, l’Europe occidentale et le Japon. Ainsi, l’anarchie dans la production capitaliste, basée sur le fait que les grands groupes fonctionnent sur une base individuelle, d’accumulation propre (souvent privée), est un facteur essentiel dans l’explication des crises économiques.
Mais ce que vous montrez également, c’est que la financiarisation du modèle, je dirais expansif, du capital a constitué un saut qualitatif. Dans le vide ?
Oui, tout à fait, cela a été un changement qualitatif extrêmement important. Mais cette transformation s’est opérée dès la fin du XIXe siècle. Ce n’est pas simplement la concurrence qui s’est aggravée pour éliminer les firmes les plus « faibles », mais l’emprise des grandes entreprises qui peuvent fonctionner au-dessus des lois du marché (pendant un temps assez long), les contourner et utiliser même des éléments qui ne sont plus simplement d’ordre économique. Aujourd’hui, les grandes entreprises multinationales ont des capacités d’influence au niveau politique qui leur permettent de promouvoir des mandataires qui vont siéger d’abord dans les parlements, mais aussi dans les gouvernements. Combien de gouvernement ne sont-ils pas accusés aujourd’hui d’être de simples antennes de Goldman Sachs ?
Les multinationales et la finance ont la force de financer des lobbys à une échelle extraordinaire. Bruxelles, par exemple, est le royaume européen des lobbys. On estime entre 15 000 et 25 000 le nombre de lobbyistes fixés dans la capitale belge (même chose pour Washington aux États-Unis). La plupart des lobbys sont soit sectoriels ou interprofessionnels, soit liés à une multinationale.
Dans l’automobile, l’acteur principal est l’Acea (Association des constructeurs européens d’automobiles). Celui-ci n’est pas composé des différentes fédérations nationales, mais des multinationales qui ont des unités de production en Europe. À côté de cette représentation sectorielle, les firmes comme Daimler, Volkswagen, Peugeot, Renault et d’autres ont leur propre réseau de lobbying. Elles ont des possibilités que les petites entreprises du XIXe siècle n’avaient pas. On a basculé dans un autre monde. Les grands rapports de forces à l’échelle nationale ou internationale sont devenus du même type que ceux qui régnaient à la fin de la féodalité. Quand on lit les révélations sur le train de vie du patron de Renault, Nissan et Mitsubishi Motors, Carlos Ghosn, et quand on se rappelle qu’il s’est marié en 2016 en secondes noces au château de Versailles, au Grand Trianon, en costumes d’époque Ancien Régime, le parallèle est vite établi. Le monde actuel n’est pas seulement celui où ces multinationales agissent comme des monopoles économiques, mais également celui où elles disposent de grands moyens pour diffuser leurs informations, voire leurs mensonges. On parle beaucoup de démocratie – un sujet remis sur la table par le mouvement des gilets jaunes, notamment –, mais c’est un peu risible par rapport à ce pouvoir que possèdent ces entreprises. Le combat se passe aux niveaux politique, social et culturel. En tant qu’économiste, j’essaie de le montrer à travers des analyses socio-économiques, mais c’est une « guerre » globale qu’on doit mener pour sortir de ce système capitaliste au profit d’une véritable alternative de société.
Entretien réalisé par Jérôme Skalski
Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur le site de l’Humanité
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