Lorsque des produits issus du commerce équitable sont mis à la disposition des consommateurs via Carrefour, Delhaize et consorts, c’est l’esprit même du secteur qui pourrait en faire les frais. En cause, non seulement les pratiques des enseignes de la grande distribution impliquant un manque de transparence en ce qui concerne la détermination des prix et le pourcentage du prix de vente retournant aux producteurs locaux. La multiplication incontrôlée des labels (économie de marché concurrentielle oblige) n’est évidemment pas étrangère à cet état de choses.
Petit détour sur les us et coutumes d’un secteur peu philanthrope
Sans entrer en détail dans les rouages de la grande distribution, le moins que l’on puisse dire est que ce secteur n’est pas réputé pour son humanisme et sa philanthropie. En France par exemple, il est largement reconnu que les grandes surfaces tirent profit de manière abusive de leur situation quasi-monopolistique (90% du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
alimentaire français sont entre les mains de cinq centrales d’achat) pour pratiquer des politiques de prix agressives et imposer des conditions déloyales proches du racket à leurs fournisseurs [1] (pressions sur les prix, imposition arbitraire de diverses taxes supplémentaires connues sous le nom de « marges arrières », paiement à retardement (en moyenne 90 jours après la livraison des articles), imposition de commandes gratuites, …). Ces pratiques commerciales, qui n’ont d’autre but que de gonfler les profits des actionnaires et hauts dirigeants, se répercutent négativement sur les politiques sociales des fournisseurs dépendants de leurs principaux clients (pression sur les salaires, emplois précaires, … c’est « marche ou crève » !) ainsi que sur l’environnement. Sans oublier les effets dévastateurs sur les petites entreprises agricoles ou industrielles, privées progressivement de leurs moyens d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
et donc contraintes à délocaliser, ainsi que sur les commerces de proximité en chute libre (il est aujourd’hui clairement établi qu’un emploi créé en grande surface (le plus souvent précaire) entraîne la destruction de cinq emplois ailleurs). Enfin, il convient de souligner que ces richissimes réseaux, forts de leurs profits accumulés, ne se limitent plus à leurs marchés d’origine. Pays de l’Est, Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, Chine, … Le spectre de la grande distribution s’étend dans le monde entier avec les mêmes stratégies et pratiques de prix bas et d’incitation à la consommation, laminant et étouffant au passage le commerce et les producteurs locaux. Ce portrait rapide, véritable concentré des effets pervers de la mondialisation néolibérale, apparaît difficilement conciliable avec les principes et objectifs du commerce équitable…
Pourquoi le privé s’intéresse-t-il à l’équitable ?
Il ne faut pas se méprendre : les raisons de l’engouement de la grande distribution, et plus globalement du secteur privé traditionnel, pour les produits équitables sont avant tout commerciales et marketing.
Comme nous l’avons souligné précédemment, les produits équitables affichent des taux de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
impressionnants depuis 2000. C’est que la consommation « engagée » a le vent en poupe dans nos contrées ! Les études de tendance de consommation le confirment [2]. Raisons de cette sensibilité accrue des consommateurs au respect de critères éthiques et environnementaux ? Très certainement le travail de communication et de sensibilisation mené depuis des années par divers acteurs du commerce équitable. Mais sans doute aussi de manière plus profonde l’évolution de nos sociétés, où mondialisation et néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
génèrent un climat de plus en plus pesant d’insécurité, d’inégalité et de précarité [3].
Le concept de « commerce équitable » remporte également un succès florissant auprès des pouvoirs publics, au point de devenir parfois une condition d’accès à certains appels d’offre publics. Exemple ? En février 2005, une circulaire ministérielle a imposé à l’administration fédérale belge de n’acheter que des produits biodégradables fabriqués dans des conditions de travail équitables pour la plupart de ses fournitures [4].
Face à cette tendance, afficher un comportement « éthiquement responsable » en proposant des produits équitables dans ses rayons apparaît comme un créneau de choix pour les entreprises en vue de valoriser une image de marque pas toujours des plus reluisantes et de séduire consommateurs, médias et institutions publiques.
Equitable, à quel prix ?
Parlant de l’intérêt des grandes surfaces à se lancer dans l’équitable, il convient de souligner qu’à l’unité, le surcoût d’un produit équitable par rapport à un produit équivalent est tout à fait marginal. Ce qui différencie en effet la logique du commerce équitable du commerce traditionnel, c’est principalement le paiement d’un revenu supplémentaire aux producteurs en vue de leur garantir une rémunération décente, ainsi qu’une prime de développement consacrée à la réalisation de projets collectifs. Or, le coût salarial
Coût salarial
Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
nécessaire pour la fabrication d’un produit ne représente en général pas plus de 10% de son prix final à la consommation. Si l’on prend un exemple extrême comme celui des chaussures de sport, la masse salariale totale dans la confection d’une paire est de 1,72% du prix final. Cela signifie qu’une augmentation de 1% du prix à la consommation permettrait une augmentation salariale de 58% ! [5]
Mais pourtant, les produits équitables coûtent généralement entre 15 et 30% plus cher que leurs équivalents [6]. Explications ? Aux dires de la grande distribution, sont à mettre en cause les coûts de logistique (et non leurs marges bénéficiaires) très élevés dans le commerce équitable du fait des faibles volumes importés et écoulés en comparaison avec les produits traditionnels. Mais la transparence en la matière laisse quelque peu à désirer. Très peu d’information filtre sur la structure des prix et les profits que réalisent les grandes surfaces lorsqu’elles vendent « équitable ». En outre, le « problème » ne devrait être que temporaire. Dans une interview récente, Charles Ly Wa Hoï, directeur du développement durable chez le distributeur français Leclerc (premier distributeur de produits équitables en France), déclarait en effet : « actuellement, nous sommes dans une phase de promotion et de soutien du commerce équitable, qui ne constitue qu’un marché émergent. Avec les volumes, les fournisseurs vont pouvoir écraser leurs coûts de production, et nous pourrons ainsi augmenter nos marges » [7]. Tout est dit…
Multiplication des labels « light » ?
Les grandes surfaces ne se limitent d’ailleurs plus maintenant à distribuer des produits certifiés par des labels et importateurs équitables. Elles emboîtent le pas et lancent leurs propres labels et marques de produits étiquetés « éthiques » ou « solidaires », avec des critères généralement bien moins contraignants que ceux imposés par des organisations telles que Max Havelaar ou Oxfam. Exemples ? En septembre 2005, la chaîne de distribution Colruyt a lancé sa nouvelle gamme de produits divers « Collibri » dans le cadre de son programme « Collibri for education », produits dont 3 à 5% du prix de vente doivent être utilisés pour soutenir des projets éducatifs dans les pays du Sud [8]. Tout récemment, le géant Carrefour a créé sa propre gamme « équitable » sous le slogan « Carrefour Agir Solidaire ». Et il n’y a pas que la grande distribution qui exploite le filon. Même les multinationales de l’alimentaire s’y sont mises ! Dans le secteur du café par exemple, les quatre géants – Altria, Nestlé, Sara Lee et Procter & Gamble – qui torréfient ensemble la moitié des volumes vendus, ont tous lancé des produits labellisés équitables au cours de ces derniers mois [9].
La question du contrôle
Cet engouement général des entreprises pour l’équitable, et la prolifération en particulier de ces nouveaux labels plus « soft », soulèvent de nombreuses questions, parmi lesquelles notamment celle de la définition juridique et du contrôle de l’utilisation de l’appellation « commerce équitable » en vue de lutter contre les abus et le risque de confusion auprès des consommateurs.
A cet égard, il est intéressant de souligner qu’il n’existe toujours pas de réglementation en la matière au niveau européen. La Commission européenne s’est en effet limitée jusqu’à présent à une communication sur le sujet dans laquelle elle estimait que le marché était suffisamment auto-contrôlé par les acteurs du commerce équitable eux-mêmes et étroitement surveillé par la presse et l’opinion publique [10]. Le Parlement européen vient toutefois d’adopter un rapport sur la question (le rapport « Schmidt ») dans lequel il souligne le risque d’abus lié à l’absence de protection juridique et exhorte la Commission à publier une recommandation sur le sujet [11].
Plusieurs initiatives de réglementation ont par contre été mises sur la table au niveau national. En Belgique par exemple, plusieurs partis politiques (Ecolo, PS-SPA, CDH) ont déposé des propositions de loi portant sur la reconnaissance et la définition du commerce équitable [12]. Les discussions sont en cours… En France également, une loi votée en août 2005 à l’initiative du Ministère des Petites et Moyennes Entreprises (PME), du Commerce et de l’Artisanat, donne une définition du commerce équitable et prévoit la création d’une commission nationale destinée à contrôler les pratiques de tous les acteurs souhaitant recevoir une accréditation de l’Etat.
Mais les démarches sont complexes et suscitent de nombreuses critiques et contestations. Concernant la loi française par exemple, plusieurs acteurs équitables et des ONG ont déjà crié à la manipulation politique et souligné le risque accru de récupération. Motif ? Les modalités de contrôle prévues dans le texte se limitent aux échanges Nord-Sud et excluent de ce fait les pratiques commerciales des industriels de la transformation et de la distribution qui ne traitent pas directement avec les producteurs au Sud [13] !
Changement stratégique majeur
Pour ou contre une alliance entre acteurs du commerce équitable et grande distribution ? Il y a matière à débat et à discussion. Derrière les divergences existantes, ce sont en fait plusieurs visions du commerce équitable qui s’affrontent et qui amènent au final à s’interroger sur sa vocation profonde et ses objectifs réels.
Comme le souligne très justement Murat Yilmaz dans son étude « Le commerce équitable » [14], l’approche prônée par les défenseurs d’un partenariat avec la grande distribution, et plus globalement avec le secteur privé, implique un changement stratégique majeur. Il ne s’agit plus, comme à l’origine du mouvement et comme le revendiquent encore aujourd’hui certains acteurs, de proposer et de défendre une vision alternative de l’économie, une vision solidaire en réaction à un système capitaliste profondément injuste, mais bien d’infiltrer et d’infléchir ce système afin de permettre à un maximum de monde de bénéficier de la mondialisation de l’économie et non de la subir. On se rapproche ainsi du concept de développement durable qui cherche à concilier efficacité économique, équité sociale et protection de l’environnement. Le raisonnement est simple : plus le commerce équitable se développera en terme de volume des ventes et de notoriété, plus il a de chance d’avoir un impact sur le système global et d’en faire évoluer les règles et pratiques.
Certes, l’arrivée des labels et l’introduction conséquente des produits équitables dans les rayons des grands magasins ont contribué de manière significative à augmenter le volume des ventes, à démocratiser les prix et à populariser la démarche auprès d’un nombre croissant de consommateurs. Ces progressions commerciales ont par ailleurs certainement joué un rôle de stimulateur dans l’intérêt accru porté par les entreprises aux dimensions sociales et éthiques de leurs pratiques. Quant à l’impact au Sud, cette spirale d’accroissement des quantités vendues a logiquement pour corollaire plus de débouchés et de revenus pour les producteurs, avec au final une augmentation du surplus financier pouvant être investi dans la modernisation des moyens de production et/ou dans la réalisation de projets de développement local [15].
Mais au-delà de ces observations « immédiates » et d’ordre essentiellement quantitatif, il convient de s’interroger sur la durabilité et les implications profondes et à plus long terme d’un tel choix de fonctionnement [16].
Les critères économiques d’efficacité et de rentabilité ne risquent-ils pas de prendre le pas sur les considérations relationnelles et solidaires fondamentales à toute démarche équitable ? Les acteurs équitables, labels et importateurs partisans de cette approche, resteront-ils indépendants et fidèles à leur éthique face à la pression de ces grandes entreprises toujours en quête de prix bas et de profit ? Le rapport de forces laisse présager le pire… On pourrait d’ailleurs se demander si la multiplication des labels et produits étiquetés « éthiques » lancés par les entreprises n’augure pas l’établissement à terme de relations d’affaires directes avec des producteurs du Sud… D’autre part, la concurrence accrue entre acteurs équitables qui résulte de ces partenariats avec le privé ne met-elle pas en jeu la diversité même du mouvement équitable ? Ne risque-t-on pas, à terme, de se retrouver dans une situation quasi monopolistique où quelques gros labels se partageraient, sous couvert d’efficacité, le « marché équitable », faisant ainsi subir aux réseaux et magasins alternatifs le même sort que les commerces de détail face à la grande distribution ?
L’approche quantitative prônée par les défenseurs d’un partenariat avec le privé vise à terme à modifier le système de l’intérieur, à faire infléchir les règles et pratiques du système économique en place. Mais n’a-t-elle pas plutôt pour effet, en cantonnant la démarche équitable au seul rapport avec le producteur du Sud et en fermant les yeux sur ce qui se passe autour du cycle de vie d’un produit, de cautionner, de légitimer ce système prédateur et inégal, en donnant la possibilité aux entreprises de s’acheter une bonne réputation à faible coût (le « produit alibi ») ?
On peut d’ailleurs s’interroger sur les effets de cette intégration sur les consommateurs et l’opinion publique dans les pays du Nord. Produits équitables ? Ethiques ? Solidaires ? Socialement engagés ? Les produits sont plus accessibles, les étiquettes se multiplient et il n’est pas aisé pour le consommateur de réellement comprendre ce qui se cache derrière les slogans. Le risque est bien là de flouer et de cantonner les consommateurs dans une logique de moindre effort et de passivité confortable : on se donne bonne conscience à faible coût, au détriment d’une compréhension plus profonde des travers du système et d’un comportement plus engagé. On voit ici toute l’importance de la transparence dans les démarches équitables ainsi que la nécessité de favoriser de réelles politiques d’éducation critique en la matière.
Quid enfin de la situation des producteurs du Sud ? La stratégie d’expansion du commerce équitable pose en définitive la question fondamentale du modèle économique et du type de développement qu’elle favorise dans les pays du Sud. Ne risque-t-on pas, en augmentant toujours les débouchés pour les produits équitables, de valoriser une économie de surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
essentiellement axée sur des cultures d’exportation, au détriment notamment des cultures vivrières destinées aux marché locaux, et d’appauvrir les tissus économiques de ces pays en entravant leurs processus de diversification ? Ces observations soulèvent la question, au-delà de la transaction commerciale, du réinvestissement des revenus générés par ces échanges plus équilibrés dans des projets de développement porteurs en vue de favoriser l’émergence d’une économie solidaire adaptée aux réalités locales. Cette intégration dans l’économie mondiale par le biais d’une spécialisation dans les cultures d’exportation ne va-t-elle pas, au final, renforcer les mécanismes de dépendance vis-à-vis des marchés mondiaux, en soumettant les producteurs du Sud aux contraintes d’efficacité et de compétitivité caractéristiques du système capitaliste actuel, au lieu de les aider à se prendre en charge et à se développer en toute autonomie [17] ? On touche ici à l’essence même de la démarche du commerce équitable. En attendant, depuis son entrée dans les circuits économiques classiques, le secteur « Fair Trade » semble être devenu un mystère pour lui-même.
Pour citer cet article :
Nicolas Gérard, "« Commerce équitable et grande distribution : le grand chambardement »", Gresea, octobre 2006. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1626