Il y eut la Grèce au printemps 2010. En cette fin d’année, c’est l’Irlande qui tombe à son tour sous les coups des marchés financiers. Bientôt le Portugal ou l’Espagne ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette hécatombe ? Pourquoi ces pays sont-ils sous la tourmente économique ?
La Cigale et la Fourmi est une des fables plus célèbres de Jean de La Fontaine. Elle met en scène un insecte industrieux face à un animal chanteur. On connaît la sentence de la fourmi : " Vous méritez bien de mourir de faim."
Certains aimeraient présenter la situation entre les pays européens, par exemple entre le Nord et le Sud du continent, sous une forme quelque peu similaire. Il y aurait, d’un côté, l’Allemagne et le Benelux, mais aussi l’Autriche et les nations scandinaves, qui seraient besogneuses, compétitives et donc exportatrices. De l’autre, il y aurait ces États du bord de la Méditerranée, relativement paresseux, qui se la couleraient douce et qui, pour compenser leur manque d’activité, doivent s’endetter jusqu’au moment où la note finale leur est présentée. On n’hésite pas à dire qu’ils vivent au-dessus de leurs moyens.
Les banquiers, d’ailleurs, les ont surnommés d’un nom peu flatteur : les PIGS. En fait, ils ont pris les initiales du pays (en anglais) : Portugal, Irlande (ou Italie - il y a débat sur la question), Grèce et Espagne (Spain en anglais). Or, PIGS veut dire cochons dans la langue de Shakespeare. On se croirait revenu aux temps d’Esope.
Mais en est-il bien ainsi ? Cette présentation ne tient-elle pas davantage de la caricature de mauvais goût et de la mythologie ? Pourquoi ces pays se sont-ils tant endettés ?
Misère de la misère
Il est notable de remarquer que ceux qui sont accusés de vivre soi-disant au-dessus de leurs moyens sont ceux qui vivent en réalité en dessous de la moyenne européenne. Le graphique suivant le montre. Nous avons calculé le PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
réel par habitant des pays incriminés ainsi que celui moyen des seize États qui forment la zone euro. Ensuite, nous avons posé que le PIB réel moyen de la zone euro vaut 100 chaque année et, en fonction de ce niveau, nous avons rapporté celui des nations prises en compte. Ainsi, au-dessus de la barre des 100, un pays se situe en meilleure position que la moyenne européenne (et inversement en dessous).
Graphique 1. Évolution de l’écart du PIB réel par habitant du Portugal, de l’Irlande, de la Grèce, de l’Espagne et de l’Italie vis-à-vis du PIB moyen de la zone euro 1991-2009 (en %)
Source : Calculs sur base d’AMECO, base de données de l’European Commission, Economic and Financial Affairs : http://ec.europa.eu/economy_finance/ameco/user/serie/ResultSerie.cfm.
Note : Nous avons calculé le PIB réel par habitant pour les cinq pays, ainsi que celui de la zone euro dans son ensemble. Ensuite, nous avons rapporté, pour chaque année, le niveau des différents États vis-à-vis de la zone euro. En 1991, le PIB par habitant du Portugal se montait à 9.440 euros, celui de la zone à 18.755. En conséquence, il se situe à 50,3% (la moitié environ) de la moyenne européenne. Ainsi, de même pour l’Irlande, la Grèce, l’Espagne et l’Italie.
Le graphique est éloquent. Il y a manifestement un miracle et quatre catastrophes.
Le miracle, c’est l’Irlande. Ce pays, entré dans la communauté européenne en 1993, était l’un des plus pauvres du continent. Essentiellement agricole, il avait un niveau de développement extrêmement bas par rapport à ses voisins.
Cette situation va changer dans les années 80. Les différents gouvernements vont avoir une politique agressive pour attirer les investissements des multinationales étrangères, principalement américaines. Depuis 1959, l’Eire dispose de zones franches avec des taux d’imposition très faibles pour les entreprises. Ces taxes vont être généralisées, de sorte qu’aujourd’hui le taux officiel de l’impôt des sociétés se situe à 12,5% contre plus de 30% en Allemagne, en Belgique et en France. Ensuite, un organe va être chargé de prospecter les investisseurs potentiels pour leur chanter les louanges de l’île. Car il n’y a pas que l’avantage fiscal : les coûts salariaux sont faibles, les syndicats n’ont pas la réputation militante du continent, les travailleurs parlent anglais…
Et cela fonctionne. En 1985, Microsoft installe son centre opérationnel pour l’Europe à Dublin. Quatre ans plus tard, Intel implante sa principale usine du continent dans les faubourgs de la capitale. En 1991, c’est au tour de Dell d’ouvrir une unité de production à Limerick. C’est alors la ruée des firmes électroniques, informatiques et pharmaceutiques. Le PIB réel par habitant pouvait être estimé à 74% en 1988. Il ne cesse de croître depuis lors, passant la moyenne en 1997, puis atteignant un sommet en 2007 à près de 146%. A ce moment, seul le Luxembourg a un niveau supérieur en Europe.
Mais le développement a les faiblesses de sa force initiale. D’un côté, le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
immobilier a profité du boom de la consommation. Il a engendré une frénésie de crédits de tout genre, y compris des "subprimes" (c’est-à-dire des prêts accordés à des familles qui n’étaient pas en condition de les rembourser à échéance), auxquels les six grandes banques du pays ont participé massivement. De l’autre côté, les multinationales peuvent repartir aussi vite qu’elles sont venues. Il suffit que le cœur des échanges mondiaux se déplace un peu plus vers l’Orient pour que l’avantage irlandais se transforme en inconvénient. En 2009, Dell ferme son usine de Limerick au profit de son implantation polonaise. Le miracle devient peu à peu un mirage.
Et les catastrophes ? Il y a d’abord l’Italie qui part en 1991 d’un niveau assez comparable à la moyenne européenne, mais qui décline tout au long de la période avec, en outre, une disparité extrêmement forte et jamais résorbée entre le nord et le sud du pays. L’Espagne et la Grèce ont vu une légère progression de leur condition : la péninsule ibérique à partir du milieu des années 90, Athènes après 2000. Malgré tout, en 2007, ces deux nations ne parvenaient toujours pas à dépasser les trois quarts du PIB moyen européen. Quant au Portugal, il n’a jamais vraiment décollé. Il demeure juste un peu au-dessous de la barre des 50%, soit la moitié de la moyenne européenne.
Les autres indicateurs ne sont guère plus favorables. Le coût salarial
Coût salarial
Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
irlandais se situe à 64,3% de celui de la Belgique en 2006. Un an plus tard, celui de l’Espagne dépasse à peine la moitié de ce que gagnent les travailleurs belges. Pour la Grèce, l’écart est encore plus important. Enfin, les Portugais en sont seulement à un quart.
Les voilà donc les fameuses cigales européennes ! Mais, contrairement à la fable d’Esope et à celle de La Fontaine, elles crevaient de faim aussi bien en été qu’en hiver.
La magie du crédit
Maurice Allais, prix Nobel d’économie [1] en 1988, s’étonne : "De tout temps, on a pu parler des "miracles du crédit". Pour les bénéficiaires du crédit, il y a effectivement quelque chose de miraculeux dans le mécanisme du crédit puisqu’il permet de créer ex nihilo un pouvoir d’achat effectif qui s’exerce sur le marché, sans que ce pouvoir d’achat puisse être considéré comme la rémunération d’un service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
rendu." [2]
Mais les banques et les sociétés financières sont prêtes à perpétuer cette magie, tant qu’elles y trouvent avantage. Or, dans des pays où l’on manque de l’essentiel, mais où les perspectives générales promettent d’être favorables, comment ces chercheurs inlassables de la rémunération du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
pourraient ne pas y trouver un terreau très intéressant pour leurs activités ? Dès 1985, les États-Unis montrent l’exemple d’une économie qui progresse grâce à l’endettement privé. Puis, vient l’Irlande où les multinationales investissent massivement. Alors pourquoi pas l’Espagne, la Grèce ou le Portugal ? Le climat doux incite à la construction de villégiatures ou d’hôtels touristiques. Un des plats préférés des établissements de crédit.
A cela s’ajoute une baisse formidable des taux d’intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
réels à long terme dans le sillage de l’annonce de la formation de la monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
commune. Le taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
réel est la différence entre le taux d’intérêt nominal et l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
. Ainsi, si un emprunt de 100.000 euros porte un intérêt nominal de 10%, il permettra un gain de 10.000 euros l’année suivante. Au total, le prêteur recevra un total de 110.000 euros (capital
Capital
+ intérêts). Mais, si l’inflation s’élève à 4%, ce capital initial vaudra 104.000 euros l’année suivante. Le gain effectif ou réel s’élèvera dès lors à 6.000 euros (110.000-104.000). C’est-à-dire par rapport au capital initial de 100.000 euros, un taux réel de 6% [3].
En Irlande, la descente est telle qu’entre 1998 et 2001 (inclus), les taux réels sont négatifs. En d’autres termes, le crédit est gratuit. Il faut payer moins d’intérêts que la dévalorisation du bien sur lequel ils portent. Il faut peut-être payer 30 euros sur un actif de 1.000 après un an. Mais si celui-ci ne vaut plus que 960 euros à la même période, vous aurez gagné 10 euros sans risque et sans même avoir investi un centime sur vos propres deniers. Si ce n’est pas un incitant formidable à l’emprunt… Même chose pour l’Espagne entre 2003 et 2006…
Par conséquent, la dette des ménages augmente de façon formidable, surtout après 2000. Nous avons calculé le ratio entre cet endettement et le PIB national dans le tableau suivant.
Tableau 1. Rapport entre la dette des ménages et le PIB dans la zone euro et les principaux pays européens en 1999 et 2008 (en %)
1999 | 2008 | Différence | |
Zone euro | 48,6 | 61,6 | 13,0 |
Belgique | 40,9 | 49,4 | 8,5 |
Allemagne | 72,2 | 61,0 | -11,2 |
France | 36,4 | 50,7 | 14,3 |
Italie | 21,6 | 39,3 | 17,7 |
Pays-Bas | 83,1 | 119,8 | 36,7 |
Grande-Bretagne | 43,9 | 79,2 | 35,3 |
Portugal | 56,9 | 95,9 | 39,0 |
Irlande | 50,1* | 109,3 | 59,2 |
Grèce | 9,8 | 50,5 | 40,7 |
Espagne | 42,8 | 84,0 | 41,2 |
Source : Calculs sur base d’Eurostat, Compte de patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
, Base de données : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/sector_accounts/data/database .
Note* : Pour l’Irlande, nous n’avons pas de données avant 2001. Ce que nous avons placé dans la colonne pour 1999.
Voilà qui nous permet de distinguer trois cas en Europe. D’abord, les pays "fourmis" (Belgique, Allemagne, France et, ici, Italie) où le niveau d’endettement n’augmente guère durant la période. En Allemagne, il diminue même. Puis, les situations intermédiaires de pays fortement emprunteurs et dont la dette continue de croître : les Pays-Bas et la Grande-Bretagne.
Enfin, les "cigales". Au départ, les taux d’endettement sont faibles. En 2008, ils sont parmi les plus importants. Le cas irlandais est symptomatique. La dette par rapport au PIB a plus que doublé entre 2001 et 2008. Mais la Grèce présente un exemple tout autant particulier. Le crédit aux ménages s’établit à moins de 10% du PIB en 1999. En moins de dix ans, il décuple en valeur absolue. Il représente déjà 50% du PIB en 2008.
Ceci n’est pas sans effet sur la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique. Les prêts, souvent accordés pour l’achat d’immeubles, stimule le secteur immobilier et celui de la construction. Ceux-ci engendrent des créations d’emplois importantes : de 40% des postes apparus entre 1996 et 2007 pour le Portugal à 31% pour l’Espagne et l’Irlande et, enfin, à 26% en Grèce. Ces nouveaux salariés consomment et entraînent une croissance globale de l’économie. L’Espagne et l’Irlande sont les deux pays qui, entre 1999 et 2008, créent le plus d’emplois : 5,6 millions dans la péninsule ibérique. Le taux de chômage officiel espagnol passe de 24% en 1994 à 8% en 2007. C’est le "cercle vertueux". C’est la magie du crédit.
Une dette peut en cacher une autre
Le problème est que l’illusion ne dure qu’un temps. Immobilier et construction sont deux industries directement liées à l’activité domestique. En revanche, pour construire une maison, il faut toute une série de produits, dont une série doit être achetée à l’étranger. S’il n’y a pas d’autres secteurs qui peuvent exporter, cela va dégrader la balance commerciale
Balance commerciale
C’est le solde entre les exportations de marchandises qui constituent une rentrée d’argent (de devises étrangères) et les importations qui représentent une sortie d’argent. C’est pourquoi on parle d’excédent ou de déficit commercial si les exportations rapportent davantage ou non que les importations.
(en anglais : balance of trade).
et, in fine, la balance des paiements
Balance des paiements
Relevé des entrées et des sorties d’argent d’un pays durant une période déterminée (généralement un an). La balance des paiements se compose de la balance courante (balance commerciale, des services et des intérêts, dividendes, loyers, etc.) et de la balance en capital. Le solde est ce qui entre ou qui sort comme réserves dans les caisses de la banque centrale. Lorsque celles-ci sont vides, le pays est virtuellement en faillite ; il doit dévaluer (souvent fortement) sa propre monnaie.
(en anglais : balance of payments).
.
Celle-ci est généralement facile à analyser. Elle est composée de deux éléments fondamentaux : la catégorie qui concerne les domaines économiques habituels, c’est-à-dire la production des biens et services et les revenus tirés de ceux-ci (dividendes, intérêts, rentes, loyers…) ; celle qui porte sur les échanges de capitaux (investissements, placements, prêts…). On appelle la première balance courante
Balance courante
Comprend à la fois la balance commerciale, celle des services ainsi que le solde des revenus (dividendes, intérêts...) payés à ou reçus de l’étranger. La balance courante rassemble toutes les opérations purement de flux dans la balance des paiements.
(en anglais : current balance).
, la seconde balance en capital
Balance en capital
Balance en capital : c’est le solde des opérations de capital avec l’étranger. Cela concerne les investissements (prise de participation de plus de 10% dans une société établie à l’étranger), les placements boursiers ou spéculatifs et les prêts. La balance en capital analyse les changements de stock de la balance des paiements. Mais un investissement ou un placement est une sortie d’argent et donc dégrade la balance des paiements, alors qu’un emprunt l’améliore, car le capital arrive dans le pays. En revanche, les dividendes ou intérêts reçus pour rémunérer le capital amélioreront les années suivantes la balance courante. Inversement, les intérêts sur la dette la dégraderont.
(en anglais : balance of capital).
. Le solde consiste, s’il y a excédent global, en une entrée de devises qui vont alimenter les caisses de la banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
et, s’il y a déficit, en une sortie qui peuvent épuiser ses réserves.
Si la balance courante est négative, on peut la compenser par une arrivée de capitaux étrangers. Le problème est que, pour le pays, il s’agit d’une dette extérieure, qu’il faudra rémunérer les années suivantes (ce qui va dès lors dégrader plus encore la balance courante). Avoir une entrée de devises grâce à une balance courante positive a donc un autre impact que la rendre excédentaire grâce à des apports permanents de capitaux. Cette dernière possibilité peut s’avérer très vite une drogue : de nouveaux capitaux s’avérant nécessaires pour payer la charge des dettes précédentes.
Examiner la balance des paiements d’un pays peut s’avérer indispensable pour comprendre ce qui s’y passe économiquement. C’est pourquoi nous avons dressé le tableau suivant pour les pays menacés en Europe.
Tableau 2. Situation de la balance des paiements du Portugal, de l’Irlande, de l’Italie et de l’Espagne en 1993, 2001 et 2008 (en millions d’euros)
1993 | 2001 | 2008 | ||
Portugal | Courant | 224 | -12.802 | -20.163 |
Capital | -2.607 | 13.004 | 20.876 | |
Irlande | Courant | 1.537 | -756 | -9.435 |
Capital | -253 | 384 | 16.203 | |
Italie | Courant | 8.152 | -713 | -53.593 |
Capital | 8.370 | -2.974 | 55.953 | |
Espagne | Courant | -4.861 | -26.823 | -104.413 |
Capital | 2.092 | 25.510 | 101.622 |
Source : Eurostat, Balance des paiements, Comptes par pays, Base de données.
Note : Un signe positif signifie une rentrée d’argent et inversement pour un montant négatif. Les données de la Grèce n’étant plus fiables, elles ne sont reprises par Eurostat que jusqu’en 2004. Les soldes pour cette année comptabilisent un déficit de près de 11 milliards d’euros dans les opérations courantes, compensé par un apport net de capitaux de 8 milliards.
On observe un mouvement général pour les quatre États concernés. En 1993, la balance courante est soit positive, soit légèrement négative. L’annonce de la formation de la zone euro va entraîner une détérioration de celle-ci. C’est ce qu’on constate dans les chiffres de 2001 qui montre des opérations courantes déficitaires pour les quatre nations. Mais l’entrée en fonction de l’euro aggrave encore la situation. Il faut donc d’importantes arrivées de capitaux pour compenser.
Sauf que… puisque dorénavant il y a une monnaie commune, ce sont les caisses de la Banque centrale européenne qui devraient combler les différences et donc les comptes extérieurs n’ont de sens que sur l’ensemble de la zone euro.
Sauvés ! Malheureusement non. Une balance courante négative signifie aussi que l’activité créatrice se trouve à l’étranger et donc pas dans le pays. Or, c’est à partir de celle-ci que des revenus sont produits et alimentent les recettes des budgets des pouvoirs publics.
Moins de production entraîne moins de rémunérations, moins d’argent pour l’État qui doit faire face à des dépenses difficilement compressibles ou qui devrait entamer des travaux d’infrastructure pour améliorer justement l’économie nationale. Dès que les intérêts s’élèvent, c’est rapidement la catastrophe.
Revenons aux taux d’intérêts – qu’on voit remonter à partir de 2005-2006. Dès 2007, ceux-ci dépassent à nouveau le niveau allemand, pour l’Irlande d’abord, pour les autres ensuite. Il faut donc payer de plus en plus cher les emprunts. La crise des "subprimes" née aux États-Unis accélère le processus. La dégradation atteint rapidement l’État. C’est ce qu’on peut constater sur le graphique 2 qui rapporte le déficit budgétaire
Déficit budgétaire
Différence négative entre ce que les pouvoirs publics dépensent et ce qu’ils reçoivent comme recette durant une période déterminée (souvent un an). Ce déficit peut être compensé par des revenus supplémentaires, par une réduction des dépenses ou par un nouvel emprunt (mais qui se traduira à l’avenir par des charges financières accrues qui grèveront les comptes budgétaires des années suivantes).
(en anglais : general government imbalance, public fiscal imbalance ou deficit spending)
au PIB des cinq pays touchés.
Graphique 2. Évolution du déficit public rapporté au PIB courant de l’Irlande, de la Grèce, de l’Espagne et de l’Italie 1991-2012 (en %)
Source : Voir graphique 1.
Note : 2010, 2011 et 2012 sont des prévisions.
La récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
affecte tous les pays européens. La plupart vont voir le déficit public outrepasser les 3% maximum prévus par le pacte européen de stabilité et de croissance. Mais la moyenne demeure légèrement supérieure à 6%. Un résultat que seule l’Italie parmi les nations surveillées peut réaliser. En revanche, le déficit atteint en 2009 9,4% au Portugal, 11,1% en Espagne, 14,4% en Irlande et 15,5% en Grèce. Et c’est sans compter les 32,3% prévus pour l’Eire en 2010.
On peut détailler pour les quatre pays les plus impliqués l’origine de la détérioration budgétaire. C’est l’objet du tableau suivant.
Tableau 3. Dégradation des finances publiques de l’Irlande, de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal entre 2007 et 2009 (en milliards d’euros)
Irlande | Grèce | Espagne | Portugal | |
Baisse des recettes de TVA | 7,2 | 2,2 | 31,9 | 3,2 |
Baisse des recettes de l’impôt direct | 6,9 | -1,1 | 34,8 | 0,9 |
Hausse des intérêts payés sur la dette | 1,5 | 1,7 | 1,7 | -0,1 |
Hausse des transferts sociaux | 2,2 | 1,7 | 15,9 | 0,8 |
Hausse des dépenses d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…). (en anglais : investment) |
-1,3 | 0,2 | 3,5 | -0,1 |
Autres augmentations | 6,6 | 16,3 | 49,5 | 6,2 |
Hausse du déficit budgétaire | 23,0 | 21,0 | 137,3 | 11,0 |
Budget public 2007 | 69,7 | 105,6 | 432,8 | 73,9 |
Dégradation en % par rapport à 2007 | 33,0 | 19,8 | 31,7 | 14,8 |
Source : Calculs sur base d’AMECO, base de données de l’European Commission, Economic and Financial Affairs : http://ec.europa.eu/economy_finance/ameco/user/serie/ResultSerie.cfm.
Note : La dégradation budgétaire s’accomplit par la baisse des recettes et la hausse des dépenses. Un chiffre négatif indique, au contraire, soit une hausse des recettes et une baisse des dépenses.
On peut observer à la dernière ligne l’ampleur des dégâts sur deux ans (sans compter 2010). Les budgets de l’Irlande et de l’Espagne perdent un tiers de leur valeur, celui de la Grèce un cinquième et le Portugal un septième.
Pour l’Irlande et l’Espagne, les plus affectés sur ce point, il y a autant une baisse de recettes qu’une hausse des dépenses. Dans la catégorie « autres » se trouve les avances faites au secteur bancaire pour se renflouer. C’est en général peu négligeable. C’est le montant principal de la dégradation grecque et ce sera celle de l’Irlande en 2010 avec un total de 28 milliards d’euros alloués à ce poste [4].
Il est évident que les fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
spéculatifs qui scrutent et épient le moindre mouvement sur les marchés pour en tirer parti ont vu dans la situation de ces pays une opportunité de gagner beaucoup d’argent. Comme l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
a fixé comme principe que les pouvoirs publics devaient s’approvisionner en fonds sur les marchés financiers et non auprès des partenaires mieux dotés, l’effet sur les taux d’intérêt est très rapidement répercuté et accélère la dégradation économique.
L’indicateur central en est le taux demandé sur les obligations publiques à dix ans, destinées à financer durablement l’État. Bien qu’il y ait une seule monnaie, chaque pays doit faire appel aux marchés de façon isolée. Il peut donc y avoir des écarts. De nouveau, le référent est l’Allemagne. C’est pourquoi le graphique 4 montre la différence entre les quatre nations touchées et Berlin. En principe, celle-ci devrait être nulle.
Graphique 3. Écart de taux d’intérêts sur les obligations publiques à dix ans du Portugal, de l’Irlande, de la Grèce et de l’Espagne par rapport à l’Allemagne 2008-2010 (en %)
Source : BCE, Long-term interest rate statistics for EU Member States : http://www.ecb.int/stats/money/long/html/index.en.html .
C’est le cas au départ, en janvier 2008 (et auparavant). En septembre, avec l’annonce de la faillite de Lehman Brothers et la contagion qui gagne les banques européennes, une tension est perceptible. Déjà, Dublin et Athènes ont les taux les plus volatiles.
Mais la situation empire réellement à partir de novembre 2009. Les taux grecs grimpent rapidement. Malgré le plan concocté au niveau européen de 110 milliards d’euros, l’écart avec les taux allemands atteint 9% à la fin 2010. Comme l’Allemagne demande 2,5% sur ses emprunts, cela signifie que la Grèce doit payer 11,5%. On voit que l’Irlande qui a dû également faire appel aux grâces de ses partenaires européens a connu une dégradation inexorable. Comme le Portugal accompagne l’Eire dans sa chute, on peut craindre qu’il réclame, lui aussi, les mécanismes de solidarité européen. Madrid échappe encore à la condamnation des marchés financiers. Mais pour combien de temps encore ?
Eh bien, payez maintenant !
Les conséquences sont que les États doivent réduire leur "train de vie", mais dans des conditions totalement absurdes. Ce sont ceux qui sont les faibles, ceux qui gagnent le moins qui doivent le plus. Ce sont ceux qui ont besoin de relancer leur économie qui doivent serrer la ceinture de leur population. Ce sont ceux qui ont déjà des difficultés à qui on impose des taux d’intérêts et donc des niveaux de remboursement des emprunts encore plus drastiques. Le cercle vertueux s’est transformé dans la plus infernale et vicieuse spirale, entraînant salariés et allocataires vers l’abîme.
Paradoxe ultime : l’Irlande et l’Espagne n’avaient pas une dette publique
Dette publique
État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
initiale très importante ; elle se situait très largement en deçà des 60% du PIB exigés par la zone euro. Mais elle se dégrade à la vitesse de l’éclair pour compenser la catastrophe économique issue de l’endettement privé. Voilà comment une dette à l’origine privée alourdit celle de l’État et où ce dernier demande à la population entière et non aux seuls débiteurs de rembourser.
En effet, on aurait pu imaginer que les gouvernements déficitaires - et dont une majorité sont entre les mains de partis sociaux-démocrates - allaient demander à leurs habitants aisés, à ceux qui avaient un peu participé à l’euphorie des années crédits de porter le poids principal du renflouement des finances publiques. En général, il n’en sera rien. Les plans d’austérité exigent l’essentiel de la population laborieuse.
La plupart de ces programmes qui ont déjà débuté alors que les effets de la crise sont loin d’être terminés proposent presque invariablement les mesures suivantes :
- une hausse de la TVA, c’est-à-dire la taxe la plus injuste
- une réduction du nombre de fonctionnaires, alors que l’engagement public
- est un amortisseur social de la crise
- un gel des salaires des fonctionnaires
- le blocage des pensions (peu importantes dans plusieurs pays dont la Belgique)
- l’allongement de la carrière
- la suppression ou la réduction de certaines allocations.
Ces dispositions sont résumées dans le tableau suivant, qui reprend les sommes qu’elles devraient rapporter au budget, la date finale à laquelle le total du montant devrait être obtenu (en considérant que les plans commencent véritablement en 2011), ainsi que les aides déjà allouées par l’Europe. Le tout est comparé au PIB de 2009.
Tableau 4. Récapitulatif financier des principaux plans d’austérité en Europe occidentale (en milliards d’euros)
Montant du plan | Date d’échéance | Aide européenne | PIB 2009 | |
Allemagne | 80 | 2015 | 2.397 | |
France | 100 | 2013 | 1.907 | |
Grande-Bretagne | 94 | 2014 | 1.563 | |
Pays-Bas | 18 | 2015 | 572 | |
Italie | 24 | 2012 | 1.521 | |
Espagne | 50 | 2014 | 1.054 | |
Portugal | 12 | 2013 | 168 | |
Grèce | 30 | 2014 | 110 | 233 |
Irlande | 15 | 2015 | 85 | 160 |
Source : basé sur le relevé de la presse.
On risque de ne pas en rester là. En effet, les fonds récupérés sur la population pour éponger les dettes publiques ont un impact sur la croissance économique. Ainsi, le FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
estime : "Une réduction du budget égale à 1% du PIB fait généralement baisser la demande intérieure d’environ 1% et fait augmenter le taux de chômage de 0,3 point. Parallèlement, les exportations nettes augmentent généralement, ce qui limite l’effet sur le PIB à une baisse de 0,5%." [5] Ce qui signifie qu’en réalité, une diminution de 9% du PIB (pour, par exemple, passer d’un déficit de 12 aux fameux 3% seuls permis par les traités européens) va dégrader la production de 4,5%. Cela va donc nécessiter de nouvelles mesures, car les recettes n’auront pas été à la hauteur des attentes du gouvernement qui aura pratiqué cette ponction sociale.
Les responsables européens se vantent d’être solidaires et de vouloir préserver la paix retrouvée après la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’Union. Mais là, tout part en vrille.
Devant les dispositions imposées par son pays par la Commission et l’Allemagne principalement, un citoyen grec se pose la question de la poursuite de l’expérience européenne : "Nous avons cru au rêve européen mais l’Europe vient de montrer son vrai visage, celui des intérêts nationaux. Accuser la Grèce (qui représente à peine 4 % du PIB de la zone euro) de pousser l’Europe vers l’abîme est très facile, surtout de la part de ceux, comme l’Allemagne, qui exportent leurs produits chez nous. Hormis la France, le reste de l’Europe, et notamment celle de M. Barroso, nous a abandonnés en nous accusant d’être « les voleurs » de l’Europe… Je ne sais plus ce qui est bon pour mon pays : être dans l’Europe ou la quitter…" [6]. No comment.