En choisissant en novembre 2006 pour son cycle de formation l’"Université des Alternatives", de mettre en débat la politique africaine de coopération européenne sous la forme d’une interrogation – ne serait-ce pas de l’impérialisme ? –, le Gresea pouvait s’exposer au reproche d’avoir poussé le bouchon un peu trop loin. Cela mérite discussion. Et, d’abord, en allant aux sources. L’impérialisme, qu’est-ce ? On veut dire : au-delà des slogans faciles.

Pour beaucoup, le terme renvoie – de manière sulfureuse – à Lénine, le dirigeant soviétique, et à son célèbre ouvrage "L’impérialisme, stade suprême du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
", écrit en 1916, voici près d’un siècle. Chose poussiéreuse ? On y trouve ceci (nous soulignons) : "Le capitalisme s’est transformé en un système universel d’oppression coloniale et d’asphyxie financière de l’immense majorité du globe par une poignée de pays avancés." [1] Remplacez "système universel" par mondialisation ou intégration à l’économie mondiale, "oppression coloniale" par relations Nord-Sud, "asphyxie financière" par financiarisation Financiarisation Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
ou libre mouvement de capitaux spéculatifs, "l’immense majorité" par le Tiers-monde et, enfin, "pays avancés" par pays développés ou la triade Triade Expression, créée par K. Ohmae en 1985 désignant les trois pôles mondiaux (États-Unis, Union européenne et Japon), autour desquels se définissent les stratégies économiques mondiales.
(En anglais : Triad)
Washington-Bruxelles-Tokyo – et le dépaysement ne sera pas extraordinaire. Cela étant...

Impérialisme ? Le terme peut sembler galvaudé à force d’avoir été employé à tort et à travers. Faut-il, pour autant, en reléguant ce mot aux oubliettes, jeter le bébé avec l’eau du bain ? La connotation gauchisante du terme ne doit pas faire oublier qu’il a été employé tout d’abord par des théoriciens du fait politique. Qui n’étaient pas tous adeptes de la révolution sociale et amis des exploités.

 Les précurseurs

A commencer par … Machiavel (1469-1527) que nous citerons longuement.

Voici ce que ce dernier conseillait aux princes florentins : "Le meilleur moyen qui se présente ensuite est d’établir des colonies dans un ou deux endroits qui soient comme les clefs du pays : sans cela, on est obligé d’y entretenir un grand nombre de gens d’armes et d’infanterie. L’établissement des colonies est peu dispendieux pour le prince ; il peut, sans frais ou du moins presque sans dépense, les envoyer et les entretenir ; il ne blesse que ceux auxquels il enlève leurs champs et leurs maisons pour les donner aux nouveaux habitants. Or les hommes ainsi offensés n’étant qu’une très faible partie de la population, et demeurant dispersés et pauvres, ne peuvent jamais devenir nuisibles ; tandis que tous ceux que sa rigueur n’a pas atteints demeurent tranquilles par cette seule raison ; ils n’osent d’ailleurs se mal conduire, dans la crainte qu’il ne leur arrive aussi d’être dépouillés. En un mot, ces colonies, si peu coûteuses, sont plus fidèles et moins à charge aux sujets ; et, comme je l’ai dit précédemment, ceux qui en souffrent étant pauvres et dispersés, sont incapables de nuire" [2].

Comment ne pas évoquer également Alexis de Tocqueville (1805-1859) lorsque décrivant la colonisation de l’Algérie, il préconisait : "J’ai souvent entendu des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre [3]".

Le recours aux méthodes musclées n’effrayait pas ces théoriciens, le premier de l’état moderne, le second de la démocratie. Bref, deux grands esprits enseignés et critiqués depuis peu pour leurs positions impérialistes d’ailleurs jamais passées sous silence. Pensez donc, plus de quarante ans après les vagues d’indépendance ! Donc, ce n’est pas cet "impérialisme-là" qui doit nous faire peur. On en parle suffisamment dans les amphithéâtres de nos universités. Ceci dit, il arrive que les dénonciations d’usage soient plus ou moins passées sous silence par ceux qui, par exemple en France, entendent réhabiliter les "faits glorieux" (sic) de la colonisation. Donc, cet "impérialisme-là" taraude encore, malgré tout, quelques esprits. Comment s’expliquer cette contradiction : cela fait plus de quarante ans que le colonialisme affiché de quelques maîtres à penser occidentaux est sévèrement critiqué par leurs pairs et malgré tout, en 2005, le législateur d’un grand pays européen s’apprêtait à réhabiliter l’épopée coloniale ?

 L’apport du mouvement ouvrier

Tentative de réponse. Peut-être que dénoncer le seul colonialisme politique n’empêche pas un autre impérialisme d’agir ? Un impérialisme dont les racines seraient à chercher du côté de la sphère économique (et peut-être est-il d’ailleurs plus vivace que jamais). Chaque chose en son temps : décrivons d’abord ce que recouvre dans le domaine de l’économie le concept d’impérialisme.

Là encore, tordons le cou à quelques croyances et préjugés. La description de l’impérialisme n’est pas le seul apanage des marxistes. Nous signalerons, pour mémoire, les ouvrages de John Hobson ("L’Impérialisme", 1902) et de Rudolf Hilferding ("Le Capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
financier", 1910), appartenant tous deux à la fraction social-démocrate du mouvement ouvrier.

La théorie marxiste représentée tant par Lénine que Rosa Luxembourg assigne à l’impérialisme une fonction capitale dans la recherche de débouchés pour le centre capitaliste. Pour Rosa Luxembourg, il s’agit de débouchés pour les excédents de marchandises alors que Lénine voit dans l’entreprise coloniale une nécessité pour le centre capitaliste afin qu’il exporte ses excédents de capitaux. Lénine voit même dans cet impérialisme un stade suprême, donc définitif. Postulat à nuancer !

 Impérialisme et division internationale du travail Division Internationale du Travail ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)

Nuançons ! Centrés par le développement de l’économie capitaliste au sein des centres capitalistes, tant Lénine (1870-1924) que Rosa Luxembourg (1870-1919) auraient, d’après Alain Birh [4], négligé d’identifier l’apport spécifique du monde colonial à travers la spécialisation contrainte et forcée dans la production de matières premières, agricoles et industrielles (minières). Les tenants de l’échange inégal (en tête desquels Raul Prebisch) l’ont bien identifié en leur temps. C’est que la colonisation instaurait une nouvelle division du travail. Les métropoles capitalistes ont bénéficié de ces matières premières sous une double forme.

Du point de vue de leurs valeurs d’usage, les biens coloniaux ont favorisé l’apparition de nouvelles branches industrielles. C’est par exemple le cas du coton. A partir de la fin du XVIIIe siècle, le coton se prêtant mieux que les textiles européens (laine et lin) à un travail mécanique, son introduction en Europe a permis par à-coups et en aval le développement des houillères (le charbon étant la seule source d’énergie à l’époque permettant la mise en ouvre des métiers à tisser mécaniques), des chemins de fer et des industries métallurgiques (capitales dans la fabrication des machines à vapeur) puis des mines de fer et ainsi de suite. Ce développement prodigieux a cependant nécessité que des zones entières du monde se spécialisent dans la production du coton. Au passage, ces régions ont été réduites au statut de colonies. Certaines de ces spécialisations perdurent. Que l’on songe au pétrole (et à la guerre en Irak) par exemple.

Intéressantes, les matières premières des colonies l’étaient aussi par leurs prix, leurs valeurs d’échange. Le travail forcé (et donc presque gratuit) dans les colonies permettait de soutenir la formation de la plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
, du profit. Une réserve à profits, voilà la fonction économique assignée à la Périphérie par le Centre. La colonisation aura, au total, représenté l’intégration à marche forcée de formations sociales pré-capitalistes à l’intérieur des marchés nationaux capitalistes des métropoles. Loin de constituer une frontière ultime au système capitaliste, les colonies revêtaient une fonction essentielle à sa reproduction. Dans un tel contexte, la survenance des indépendances n’a pas représenté une rupture. Au contraire, elle a pleinement consacré la division Centre-Périphérie.

 Indépendances, néocolonialisme, échange inégal et impérialisme collectif

L’insertion sans possibilité de marche arrière (monétarisation des économies oblige) à l’intérieur du réseau de l’économie-monde capitaliste acquise, le maintien à l’intérieur des sociétés du Tiers-monde d’un coûteux appareil d’État (administrations coloniales, civiles et militaires) aux frais de la métropole devenait superflu. Le temps du néocolonialisme, de l’échange inégal et de la dégradation des termes de l’échange Termes de l’échange Pouvoir d’achat de biens et services importés qu’un pays détient grâce à ses exportations. L’indice des termes de l’échange le plus courant mesure le rapport entre les prix des exportations et les prix des importations. Une augmentation de cet indice correspond à une amélioration des termes de l’échange : par exemple, un pays vend plus cher ses exportations pour un prix à l’importation constant. Inversement, une diminution de l’indice correspond à une dégradation des termes de l’échange.
(en anglais : terms of trade)
était advenu. Rappelons, pour clarifier les notions, les thèses soutenues par Raul Prebisch (1901-1986).

Même s’il existe un avantage comparatif dans la production de matières premières, la tendance séculaire à la baisse des prix des exportations (faible élasticité revenu de la demande de biens agricoles) implique que les pays en développement auront un taux de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
plus faible. Si l’on rapporte le prix des exportations aux prix des importations, on constate que ces dernières ont pesé de plus en plus lourd dans les balances de paiements des anciennes colonies alors que le prix des exportations avait tendance à se déprécier. Pour pallier cette surdétermination, la plupart des pays du Tiers-monde constitueront, nolens volens, le terrain d’une industrialisation dépendante procédant de la délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
vers le Sud de branches industrielles dont la profitabilité était menacée par le coût du facteur travail chez nous au Nord.

Lorsque les modèles fordistes et keynésiens sont entrés en crise chez nous, cette refonte de la division internationale du travail s’est amplifiée. Au Nord, les processus de production sont devenus de plus en plus capitalistiques tandis que dans le Tiers-monde, une armée de réserve a vu ses effectifs surabonder car "la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
(y) augmente plus vite que les salaires de 50%" [5] Les ressorts de l’accumulation Accumulation Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
capitaliste en sont sortis raffermis. L’Université nationale du Mexique estimait qu’en vingt ans, le Sud avait ainsi fourni au Nord plus de cinq trillions de dollars [6]. Réserve à profit, rien n’a changé !

Ce qui a changé, c’est l’échelle de l’accumulation capitaliste. Cette évolution des relations économiques entre le Tiers-monde et nous est bien mise en évidence par l’économiste égyptien Samir Amin. "Jusqu’à la fin du 20e siècle, les monopoles ou les oligopoles étaient essentiellement nationaux, en ce sens qu’ils étaient positionnés sur un marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
national (même si le pillage avait également lieu à l’étranger). Le degré de concentration dans l’économie est actuellement à ce point élevé qu’une société transnationale Transnationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
ou un oligopole qui souhaite rejoindre le peloton de tête doit avoir un accès immédiat à un marché global. Une entreprise dominante n’avait besoin, il y a cinquante ans, que d’environ 100 millions de clients potentiels. Aujourd’hui, il lui en faut 600 millions. Telle est la base de l’impérialisme collectif [7]". Ce qui fait la spécificité de l’impérialisme contemporain, c’est ce caractère collectif et cette définition de rapports de non concurrence entre les puissances du centre. Leurs intérêts convergent à mesure que progressent les réseaux mondiaux de facteurs et procès de production, signe de ce que la concentration du capital Capital tend à déborder les frontières nationales.

Mais depuis l’invasion de l’Irak en 2003 par l’armée américaine, le mur compact de l’impérialisme collectif s’est fissuré. Tout d’abord parce que les Irakiens ont décidé de ne pas se laisser faire. Ensuite, parce qu’un échec de l’armée américaine en Irak affaiblirait le bras armé de l’impérialisme new look.

A la lumière de ces faits, on comprend mieux les intentions de ceux qui s’évertuent à vouloir mettre en lumière les "apports positifs" (re-sic) de l’époque coloniale. Elles procèdent de l’incantation. A ce titre, leur utilité consiste avant tout à nous rappeler les soubassements matériels propres à toute entreprise idéologique.

Notes

[1Cité par LIEBMAN, Marcel, "Pour connaître Lénine", Marabout Université, 1976, p. 68.

[2Machiavel.N., "Le Princ" », Ed Mille et une nuits, Paris, 1999, p. 52.

[3Cité par Le Cour Grandmaison. O., "Coloniser, exterminer", Ed Fayard, Paris, 2005, p. 69.

[4A. Birh, "Pour en finir avec le concept d’impérialisme", communication adressée à l’occasion du Congrès Marx International, Paris, 2004.

[5Houtart. F., "Délégitimer le capitalisme. Reconstruire l’espérance", Ed. Colophon, Bruxelles, p. 22.

[6Houtart. F., ibidem, p. 24.

[7Amin. S., "Nous pouvons vaincre l’économie libérale", référencé sur le site du GRESEA www.gresea.be.