Le Gresea mène actuellement une recherche en deux phases sur le charbon de la Colombie. Ce dossier est le résultat de la première phase qui a consisté en un travail de terrain dans le Nord de ce pays en novembre 2016. Lors de la deuxième phase nous tournons notre regard vers l’Union européenne, consommatrice majeure de charbon de la Colombie. Le résultat est prévu pour le printemps 2017.

El Cerrejon souffle ses 30 bougies aujourd’hui. En trente ans, cette mine du nord de la Colombie s’est imposée comme le plus gros producteur de charbon d’Amérique Latine. El Cerrejon veut produire annuellement 40 millions de tonnes pour les vendre à des centrales électriques européennes. C’est pourquoi la mine n’arrête pas de s’étendre. Mais les habitants de La Guajira n’ont toujours pas d’eau courante et d’électricité.

La jeep traverse à gué le Rio Rancheria. Sur l’autre rive, un homme et ses enfants sont en train de laver leur voiture. Avec Angel Ortiz au volant et Samuel Arregoces sur le siège passager, nous roulons d’un village menacé à un autre. De Hatonuevo à la réserve Provincial puis à Las Casitas. Angel Ortiz est le frère d’Angelica, chef du groupe de femmes indigènes Fuerza Mujeres Wayuu. Dans le temps, Samuel Arregoces a été chassé de Tabaco avec toute sa communauté. La région est veinée de petites rivières qui forment le bassin du Rio Rancheria. La plupart des cours d’eau viennent des hauteurs de Santa Marta et se jettent dans le Rio Rancheria. La rivière traverse la vallée et la mine de charbon d’El Cerrejon et débouche ensuite dans la mer près de Riohacha. L’eau est un souci depuis des générations dans cette partie septentrionale de la Colombie ; car plus au nord débute le désert de Guajira. La mine de charbon fait semblant de partager cette préoccupation. Mais sa priorité c’est de continuer à s’étendre. Même si cela entraîne la disparition de rivières et une misère grandissante.

 Les rivières s’assèchent

Chez Angelica Ortiz, sa tante Janeth a dessiné un plan de leur région natale, Lomamata. Sur le flanc Est, la région était bordée par l’Aguas Blancas, également un affluent du Rancheria. Mais l’Aguas Blancas n’existe plus. C’est l’un des premiers cours d’eau dont le lit a été déplacé au profit de l’expansion de la mine. C’était en 1991, quand El Cerrejon afait reculer le cours de la rivière de 6 kilomètres. Les travaux n’auront aucune conséquence, prétendait à l’époque El Cerrejon. Mais aujourd’hui, l’Aguas Blancas est asséchée.

Pour continuer cette course au développement, El Cerrejon a lancé en 2011 le plan P40 : dès 2015, la mine devait produire 40 millions de tonnes de charbon par an, et de préférence 8 millions de tonnes de plus. À l’époque, le prix du charbon était encore élevé, les propriétaires [1] s’attendaient à des rendements généreux, raison pour laquelle ils avaient approuvé un investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
total de plus de 1,3 milliard USD, dans les mines et dans les installations portuaires de Puerto Bolivar. Mais pour réaliser le plan P40, il fallait à nouveau détourner des cours d’eau. Les gens luttent depuis toujours contre les travaux hydrauliques. Et à chaque fois, leurs protestations s’intensifient. Car il y a maintenant trop de précédents inquiétants, à commencer par le détournement du Rio Rancheria.

Le lit initial de ce fleuve se situait dans la concession d’El Cerrejon, tout près du puits de Patilla. Mais comme on étend le périmètre d’exploitation de Patilla, tous les coudes et méandres du Rancheria sont redressés et le fleuve est raccourci de quelque 11 kilomètres. El Cerrejon collecte et recycle les eaux usées. Malgré cela, le Rancheria charrie de plus en plus de métaux lourds (et les déverse dans la mer près de Riohacha).

Au vu du plan P40, il saute aux yeux qu’El Cerrejon va aussi détourner le Rio Palomino, le Cerrejon, le Tabaco et l’Arroyo Bruno. L’Arroyo Bruno n’est qu’un "ruisseau". Il est repoussé plus loin pour permettre l’agrandissement du puits La Puente. Le plan date de 1998. Il a obtenu les permis nécessaires, malgré les doutes pertinents concernant le détournement du Bruno. Les gens pourront-ils encore aller chercher de l’eau dans le ruisseau ? Ou, devront-ils aussi attendre que le camion-citerne vienne leur en apporter ?

Lors d’une journée d’étude en mai 2016, Julio Fierro Morales, le géologue d’El Cerrejon, déclarait que l’eau est comme un ennemi pour l’exploitation d’une mine de charbon. [2] L’entreprise répond qu’elle donne un nouveau lit naturel au Bruno et que, cette fois, elle reconstituera des méandres. Malheureusement, on ne trouverait aucune trace d’un examen hydrodynamique de l’ensemble du bassin, de l’interaction entre pluies, rivières et nappes phréatiques dans ses études, ni qu’elle en tiendra compte. En soi, le détournement de l’Arroyo Bruno est une intervention relativement modeste, à peine 4 kilomètres de long. Par contre, ses conséquences à long terme peuvent être radicales. Ce qui fait aussi dire aux scientifiques qu’El Cerrejon enfreint le principe de précaution. Selon ce principe, une partie qui envisage une intervention doit aussi prouver qu’il n’y aura pas d’effets néfastes. Sans quoi il faudrait mettre un terme au plan.

L’expansion constante d’El Cerrejon inquiète toute La Guajira. L’eau est un bien extrêmement précieux. Mais la mine de charbon est un méga-consommateur, et si la production passe à 40 millions de tonnes par an, la consommation d’eau finirait par doubler, de 142 litres par seconde à 307 litres par seconde. [3] A nouveau, la question se pose : quelles en seront les conséquences pour le reste du département ?

Fin 2014, le gouverneur a dû déclarer l’état d’urgence : en raison de la sécheresse persistante. El Cerrejon fait croire qu’il aide où il peut, qu’il offre des réservoirs d’eau aux communautés dans le désert d’Alta Guajira et qu’il envoie aussi des wagons-citernes d’eau pour la population par le train charbonnier.

 État d’urgence pour cause de sécheresse

J’observe une réalité toute différente. Des amis de Belgique me mettent en contact avec Roberto Arias, un médecin de Medellin. Il travaille notamment dans les bidonvilles où ont atterri des dizaines de milliers de personnes déplacées de toute la Colombie, fuyant la violence qui régnait dans les provinces. Mais Arias sacrifie son temps libre pour se rendre dans l’Alta Guajira en compagnie de collaborateurs de Medellin. Plusieurs fois par an, il y visite les villages pour aider les gens en matière d’assainissement de l’eau.

Dans la plupart des villages, qu’on appelle rancherias, les gens vivent dans la misère. Certaines rancherias ont un réservoir d’eau (souvent en Eternit, une marque belge), certaines ont des petits étangs (les "jagüeyes") où l’on récolte de l’eau en hiver, du moins quand il pleut. Mais la rancheria Jisentira, la première que je visite avec le docteur Arias, n’a rien. Quand il demande à voir l’eau de boisson, deux garçons arrivent avec un seau rempli d’un liquide brun : tout à fait inapte à la consommation, si elle n’est pas filtrée. Le docteur Arias s’en occupe. Il se fait sponsoriser pour offrir aux rancherias des appareils pas plus grands que la main (une nanotechnologie américaine), faciles à utiliser et simples à entretenir, ils filtrent l’eau brune pour en faire une eau parfaitement potable : franchement spectaculaire. Goûte, me dit Roberto Arias, et il me fait boire un gobelet d’eau fraîchement filtrée.
La misère et la mauvaise eau de la région rendent les gens malades, surtout les enfants. On rencontre de la malnutrition dans toute la Colombie, mais le fléau est le pire dans La Guajira, le département du Nord. Le taux de décès pour malnutrition chez les enfants de moins de 5 ans est le plus élevé dans la commune d’Uribia qui couvre presque tout le désert d’Alta Guajira. [4] Le gouvernement colombien reconnaît que la situation s’aggrave. [5] Mais, on ignore le nombre exact d’enfants en bas âge qui meurent de malnutrition. Beaucoup de décès ne sont pas signalés, parce que les gens n’ont pas le temps d’arriver à l’hôpital. Il n’y a manifestement pas de postes de santé dans l’Alta Guajira. Le premier ’point de rassemblement’ a été ouvert - en grande pompe - en ... septembre 2016.

Le progrès avance aussi dans ce bout de Colombie. Pas pour les communautés dans les rancherias, mais bien pour le producteur de charbon El Cerrejon. L’entreprise possède ici un complexe de domaines privés et se qualifie de ce fait d’entreprise intégrée. Le cœur en est naturellement la zone minière du sud du département. La Colombie a accordé la concession de cette zone à El Cerrejon. En fait, la concession ne fait plus partie du territoire colombien. Si des fonctionnaires de l’État veulent y aller, par exemple, ils doivent demander l’autorisation de l’entreprise.
El Cerrejon exploite également d’autres domaines privés en rapport avec la mine : la ligne de chemin de fer privée de 150 km de long, qui traverse de part en part le désert d’Alta Guajira, et le port privé de Puerto Bolivar dans le nord, sur la mer des Caraïbes. La route asphaltée qui longe la ligne de chemin de fer est également un domaine privé. Mais, généreux comme il est, El Cerrejon laisse passer le trafic de transit.

Quand le train charbonnier de la mine roule vers le port, les habitants des rancherias proches de la voie ferrée avalent la poussière. Des chèvres ou des vaches se font régulièrement écraser par le train. Le train, et ses plus de cent wagons, déboule 8 à 9 fois par jour vers les quais de chargement de Puerto Bolivar. Le voisinage n’est jamais tranquille.

 Le premier parc éolien du pays

Nous passons la nuit à Pujuru, un hameau de pêcheurs à quelques kilomètres de Cabo de Vela, le paradis des surfeurs. Pujuru veut dire ’baie profonde’ ; avant les gens y pêchaient les huîtres perlières, le village était connu pour cela. La lune monte au-dessus de l’arrière-pays, elle est pleine et est plus proche de la Terre que d’habitude. Sous cette super luna, Pujuru baigne dans un crépuscule nocturne. Nous accrochons nos hamacs aux branches d’un arbre, à côté de la hutte d’un pêcheur. Sa femme prépare le repas à la lumière d’une lanterne à pétrole. Le paradis de Pujuru est relatif, il n’y a pas d’eau courante, pas d’électricité.

Le lendemain matin, nous sommes un peu plus au sud, sur la côte, à Apir. Ici, un groupe de femmes a pris les choses en main. C’est à elles que Roberto Arias confie le soin du filtre à eau. Deux institutrices travaillent dans leur petite école. Les enfants y viennent des environs. Ce sont les institutrices qui paient leur transport. Chaque mois, elles puisent dans leur poche 200.000 pesos pour payer les taxistas. Ceux-ci vont chercher les enfants à moto, 5 à 6 passagers par course. Sinon, les instits n’auraient pas d’enfants dans la classe. Il ne reste rien ici de la générosité dont El Cerrejon se vante si volontiers dans ses rapports sur la durabilité.

Nous arrivons au kilomètre 143, le dernier passage à niveau avant que le train d’El Cerrejon pénètre dans le port de Puerto Bolivar. Au large, trois cargos attendent de pouvoir aller charger le charbon dans le port. À côté du port, 15 éoliennes tournent dans le Parque Eólico Jepirachi, le premier ’parc’ d’énergie éolienne jamais érigé en Colombie. Jepírachi, c’est le nom du vent qui souffle depuis la mer des Caraïbes. Les éoliennes peuvent produire 19,5 mégawatts de courant. Le propriétaire du ’parc’ est la firme EPM de Medellin. Elle n’a ici qu’un seul client, car cette électricité renouvelable est exclusivement destinée au port d’exportation d’El Cerrejon. Les rancherias vivent dans le noir et se débrouillent avec des lampes à pétrole, des bougies et des lampes de poche. Nous faisons halte pour prendre des photos. Une dame wayuu crochète un ouvrage sous un auvent, elle le vend aux passants. Deux de ses cousins travaillent à l’entretien des éoliennes. Ils gagnent 80.000 pesos colombiens par mois, environ 25 dollars, soit même pas 1 dollar par jour. ’Les patrons étrangers sont durs’, dit la dame, ’los gringos son duros’.

 


Texte traduit du néerlandais par Geneviève Prumont


 

Pour lire le 1er volet, "Le géant El Cerrejon souffle ses 30 bougies", cliquez ici

Pour lire le 2e volet, "L’expansion d’El Cerrejon n’a pas de limites", cliquez ici

Pour lire le 3e volet, "Danger de mort pour les opposants d’El Cerrejon", cliquez ici

 


Pour citer cet article :

Raf Custers, "Le développement aveugle d’El Cerrejon ", Gresea, février 2017, texte disponible à l’adresse :
https://gresea.be/secteurs/mines/article/dossier-a-qui-profite-l-exploitation-du-charbon-colombien-4e-volet-le?var_mode=calcul



Notes

[1El Cerrejon appartient à un consortium de trois des plus grandes entreprises minières du monde : Glencore (Suisse), BHP Billiton (Grande-Bretagne/Australie) et Anglo-American (Grande-Bretagne/Afrique du Sud).

[2Julio Fierro Morales, Megamineria a cielo abierto : carbon en El Cerrejon y su impactos en el ciclo del agua, powerpoint, Riohacha 11 mai 2016.

[3Ing. Ana María Llorente Valbuena (MSc Geomática), Huellas de la desviacion... Foro : Análisis de los impactos ambientales, económicos, sociales, políticos y culturales del desvío del arroyo Bruno, Riohacha, 11 mai 2016.

[4D’après les chiffres officiels, un total de 374 petits enfants (de moins de 5 ans) sont morts de malnutrition entre 2010 et 2013 dans le Guajira, dont 226 dans la commune d’Uribia. Evaluacion y seguimiento morbi-mortalidad y bajo peso al nacer por desnutricion. Departamento de La Guajira, Departamento administrativo de planeacion de La Guajira, Riohacha, janvier 2014.

[5Gobierno reconoce que mortalidad infantil asociada a desnutrición subió 50% en La Guajira, El Heraldo, 15 février 2016.