Ne faudrait-il pas instituer une brigade anti-manipulation des données chiffrées ? A voir la manière dont on traite les statistiques de l’emploi et du chômage, cela semblerait bien nécessaire. Il y a fort à faire.

Il est 19h30. Le commentateur du JT (journal télévisé) annonce les derniers avatars du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail. Le taux de chômage reste limité à 8,9% pour ce mois de septembre 2013, en hausse de seulement 0,1% par rapport au mois précédent. Cela semble encore très raisonnable.

Mais que cache cette réalité ? Que signifient ces 8,9% avancés avec tant de soulagement ? Cela représente combien de personnes ? Et c’est rapporté par rapport à quoi ?

C’est là qu’on se rend compte qu’on entre dans un univers de jonglage de chiffres, de manipulation des données, pour arriver aux conclusions voulues qu’on - c’est-à-dire les autorités - a bien tout sous contrôle. Mais est-ce bien sûr ? Bienvenue au grand cirque statistique où les fauves sont lâchés sans dompteurs dans la foule, où les équilibristes font leur tour sans filet et où les illusionnistes sont les rois.

 La définition est politique

Le chômage (et l’emploi) est d’abord affaire de définition. Elle ne va pas de soi. Lewis Carroll en savait quelque chose : il a formulé cela de manière délicieuse dans Alice au pays des merveilles au travers du personnage de Humpty-Dumpty qui, rectifiant les paroles de bon sens d’Alice, lui dit : « Quand j’utilise un mot, il signifie ce que je veux lui faire signifier. »

Le spectateur du JT, ainsi, pense sans doute qu’on a comptabilisé les chômeurs comme il se devrait, soit (au minimum [1]) tous ceux et celles qui ont reçu une indemnisation complète pour leur inactivité mensuelle. C’est effectivement ainsi que l’Office national de l’emploi (ONEm) calcule, en additionnant ceux qui bénéficient des allocations. Il ajoute même une autre information : tous celles et ceux qui émargent d’une manière ou d’une autre des indemnités du chômage, à savoir les temps partiels, les temporaires ou ceux qui aménagent leur temps de travail. Dans d’autres pays, les organismes de paiement effectuent des estimations voisines.

Mais voilà, les autorités européennes ont voulu uniformiser les données. Il est vrai que la durée d’indemnisation peut différer d’un État membre à l’autre, de même que les conditions pour les recevoir. Une harmonisation s’imposait. Mais laquelle ?

Les responsables européens ont décidé de reprendre les définitions officielles prônées depuis 1982 par le Bureau international du travail (BIT) [2]. Ainsi, selon celles-ci, les chômeurs « sont les personnes âgées de 15 à 74 ans qui étaient sans travail au cours de la semaine de référence, étaient disponibles pour travailler, et étaient activement à la recherche d’un travail au cours des quatre semaines précédentes ou avaient trouvé un emploi devant débuter dans les trois mois suivants » [3]. Selon cette définition, quiconque n’a pas travaillé une seule heure durant la semaine de référence est une personne sans travail. Et inversement : il suffit d’avoir travaillé une seule heure se voir viré de la catégorie des chômeurs. Dingue ? Non : la doctrine officielle.

Ici, tous les mots sont importants. Pour être comptabilisé officiellement comme chômeur et être repris dans les statistiques de référence, il faut non seulement être sans travail (donc ne pas avoir travaillé une foutue heure durant une quelconque semaine de référence, on l’a vu), mais encore être disponible pour travailler immédiatement et pouvoir prouver sa bonne volonté de recherche active d’un emploi, même si l’offre est nulle.

En d’autres termes, les exclus du chômage, les travailleurs âgés sans emploi, ceux qui ne sont occupés que quelques heures ne sont plus repris dans les données. En commentant ce choix, l’Insee (Institut national français de la statistique et des études économiques), reconnaît : « Il s’agit donc d’une définition extensive de l’emploi et, par conséquent, restrictive du chômage ». [4] Les chiffres fournis sous-estiment largement l’ampleur de l’inactivité forcée et donc donnent une mesure inexacte de l’ampleur d’une crise économique comme celle que nous connaissons depuis 2008.

 Le modèle américain

Cette manière de compter n’est pas propre à l’Europe. Ainsi, aux États-Unis, on utilise la même technique. Sur le site du Bureau of Labor Statistics (BLS) [5], la méthode employée est décrite avec une certaine précision. N’est classé comme chômeur que les personnes qui sont sans emploi et disponibles pour travailler en effectuant des démarches actives pour rechercher un poste.

Celles-ci sont également détaillées. Il s’agit de contacter concrètement des employeurs pour interview, de s’inscrire dans des agences de placement Placement Acquisition de titres en vue d’une opération plutôt à court terme et de faible envergure, n’impliquant pas un contrôle sur l’entité qui a émis ces titres. On considère généralement un achat de moins de 10% des parts de capital d’une firme (notamment à l’étranger) comme un placement et non comme un investissement (à moins qu’il y ait un lien ou des liens supplémentaires avec cette entreprise).
(en anglais : placement)
(privées ou publiques), d’envoyer régulièrement des sollicitations d’embauche… L’organisme (BLS) indique que les moyens passifs comme le simple relevé des offres dans les journaux ou sur Internet ou participer à un programme de formation ne sont pas considérés comme des méthodes actives. Pour être repris dans les statistiques officielles du chômage, il faut donc que le « sans emploi » ait accompli au moins une forme de recherche « active » durant les quatre semaines précédant l’enquête.

Le BLS interroge ainsi chaque mois 60.000 personnes, représentant un panel important censé personnifier l’ensemble des cas sur le marché de la force de travail Force de travail Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
 [6]. Sur cette base, il publie mensuellement une situation de l’emploi aux Etats-Unis, le CPS News Release.

En matière d’inactifs en manque de travail, le BLS opère donc cinq distinctions :

  • les chômeurs proprement dits (au sens du BIT) ;

  • les demandeurs d’emploi non reconnus ;

  • les temps partiels non voulus ;

  • les découragés ;

  • ceux qui sont marginalement sur le marché de travail à cause de problèmes familiaux, de santé, etc.

Et pour chaque catégorie, nous disposons des données estimées.

Nous avons repris celles-ci en les regroupant en trois grandes catégories : les chômeurs au sens du BIT ; le chômage réel, en ajoutant aux premiers les demandeurs d’emploi non reconnus et les temps partiels qui n’ont pu obtenir de temps plein ; enfin, l’ensemble des chercheurs d’emploi. Cela nous permet de produire le graphique 1. Nous l’avons établi pour la période de janvier 2006 à octobre 2013.

Graphique 1. Taux mensuels de chômage aux États-Unis 2006-2013 (en % de la population active)

Source : Bureau of Labor Statistics, CPS Databases et CPS News Releases, différents mois : http://stats.bls.gov/cps/home.htm#data.
Note : Le taux officiel représente le taux de chômage selon la définition du BIT ; le taux réel incorpore aussi les chercheurs d’emploi non reconnus et les temps partiels non voulus ; le taux demandeurs additionne également les « découragés » et les « marginaux ». Les statistiques sont calculées en données désaisonnalisées, pour éviter les variations brusques pouvant être occasionnées par la situation propre à un moment particulier de l’année.

En général, le taux global de ceux qui sont à la recherche d’un emploi représente deux fois celui repris officiellement, selon les règles fixées par le BIT. Ainsi, avant le déclenchement de la crise des subprimes, ce rapport selon la définition du BIT ne s’élève qu’à 4,4 - 4,5%. Cela suggère une situation proche du plein emploi Plein emploi Situation d’une économie où tous ceux qui désirent travailler, dans les conditions de travail et de rémunération habituelles, trouvent un travail dans un délai raisonnable. Il existe un chômage d’environ 2 ou 3% de la population, correspondant aux personnes ayant quitté un travail pour en trouver un autre. On appelle cela le chômage frictionnel (chômage de transition ou chômage incompressible).
(En anglais : full employment)
. En réalité, les demandeurs d’emploi effectifs sont proches des 12%.

La récession Récession Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
porte le niveau officiel à 10% en octobre 2009. Cela semble raisonnable, si l’on compare avec l’Europe ou même avec les années 30, lorsque le chômage avait subitement atteint 25%. En réalité, si on comptabilise tout le monde, on avoisine les 22%. Ce qui est beaucoup plus similaire aux chiffres de 1932 et de 1933 et montre bien l’ampleur de la crise actuelle. On remarque également que les niveaux d’inactivité forcée ne baissent guère depuis quatre ans. Autre symptôme de la profondeur de la récession.

On peut également relever le nombre de semaines durant laquelle un travailleur se trouve en moyenne au chômage. C’est ce que présente le graphique 2 en données mensuelles pour les États-Unis depuis 1990.

Graphique 2. Nombre de semaines moyennes de chômage aux États-Unis (données mensuelles désaisonnalisées)

Source : Bureau of Labor Statistics, Databases, Tables & Calculators by Subject, Average Weeks Unemployed : http://data.bls.gov/pdq/SurveyOutputServlet.

Disposer de données sur une longue période permet de souligner la particularité de la situation présente. A chaque dégradation économique, le nombre moyen de semaines durant lesquelles un chômeur ne retrouve pas de travail grimpe. C’est le cas en 1991 ou en 2001-2002.

Mais c’est sans commune mesure avec ce qui se passe à partir de la fin 2008. Les semaines d’inactivité forcée passent en moyenne de 20 environ à plus de 40. Le sommet est atteint en novembre et décembre 2011 avec 40,7 semaines moyennes de chômage, soit plus de neuf mois. Cette gravité va perdurer jusqu’à la fin 2012, lorsque la durée moyenne va redescendre aux environs des 36 semaines. Ce qui fait encore plus de 8 mois.

L’exemple américain montre ce que les autorités peuvent obtenir de la publication de chiffres officiels : ceux-ci sous-estiment assez radicalement l’ampleur des problèmes et laissent apparaître des dirigeants et des responsables qui maîtrisent parfaitement la situation, même si nombre de gens vivent au quotidien la détérioration économique et sociale. Pour démonter cette présentation, il faut reprendre les données globales et les reprendre dans la durée pour comprendre ce qu’elles signifient réellement. Évidemment, ce n’est pas à la portée de tout le monde. C’est pourquoi les jongleurs de statistiques et les manieurs d’opinion en profitent.

 Retour sur Bruxelles

Avec un taux de 8,9%, la Belgique ne s’en tire pas si mal. En effet, le niveau moyen dans l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
(27 pays) s’établit à 11%. Celui de la France est comparativement plus élevé à 11,1%. En Italie, il se dresse à 12,5%. Et que dire du Portugal avec ses 16,3%, de l’Espagne trônant à 26,6% ? [7] Sans compter la Grèce qui a déjà dépassé les 27% officiellement et dont on ne relève plus les données, car considérées comme peu fiables.

Mais peut-on rester satisfait ? Les statistiques de l’ONEm montrent une tout autre réalité. Elles permettent de distinguer trois catégories. D’abord, il y a le taux officiel basé sur la définition du BIT. Ensuite, il y a tous ceux qui sont indemnisés comme chômeurs complets, y compris les travailleurs âgés. Enfin, il y a tous ceux qui émargent d’une façon ou d’une autre des allocations ou des services de l’ONEm : chômage temporaire et économique, temps partiels, etc. Malgré cela, ces données demeurent incomplètes, car nous ne disposons pas des statistiques de ceux qui sont demandeurs d’emploi, mais qui ne bénéficient plus d’indemnisations d’aucune sorte. Ce sont des exclus, des sanctionnés, qui dépendent essentiellement alors des CPAS [8]. Ainsi, les données récoltées sont encore en dessous de la réalité.

Néanmoins, cela permet de dresser cet intéressant graphique (graphique 3) qui reprend les trois catégories : le taux officiel selon la définition du BIT (taux BIT), le taux des chômeurs complets indemnisés réellement par l’ONEm (taux ONEm) et tous ceux qui émargent des allocations et services de cet organe (taux total).

 Graphique 3. Taux de chômage en Belgique 1992-2013 (en %)

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail, et ONEM, Statistiques.
Note : Pour l’année 2013, il s’agit des chiffres arrêtés en septembre.

Au regard de la courbe représentant le taux BIT, on pourrait avoir l’impression qu’il ne s’est rien passé en 2008. En fait, le chômage est, selon cet indicateur, passé de 7% en 2008 à 8,3% en 2010. Ensuite, il est revenu à sa position initiale : 7,1% l’année suivante. De ce point de vue, la hausse récente de ce ratio à 8,9% a de quoi inquiéter.

Plus intéressantes sont les données concernant l’ensemble des chômeurs indemnisés. On remarque qu’elles se situent à un degré élevé, largement au-dessus de la moyenne européenne, plus proche de la situation portugaise que celle de l’Allemagne ou des Pays-Bas voisins. Un optimiste notera, cependant, qu’elles ont tendance à baisser, malgré la récession récente. Cela est dû surtout à la baisse des travailleurs âgés dans cette catégorie. Les avantages dont ceux-ci pouvaient bénéficier auparavant semblent révolus et ils doivent comme tous les autres montrer qu’ils cherchent activement du travail.

Si on regarde enfin la dernière partie du graphique, on constate une évolution différente. Dans un premier temps, le total des personnes concernées par le chômage diminue relativement jusqu’en 2000. Ensuite, il remonte nettement. Fin 2012, cela concerne plus de 26% de la population active. Autrement dit, sur quelque 5 millions de personnes actives, environ 1,3 million dépendent d’allocations. C’est une proportion énorme qui indique bien qu’en Belgique l’inactivité forcée est un phénomène structurel, contrairement à ce que pouvait suggérer le taux officiel défini à partir des règles du BIT. D’une certaine manière, on tend à résoudre le chômage par le travail précaire. Ce qui n’est certainement pas à l’avantage des salariés.

 Le couple franco-allemand

Le royaume n’est pas le seul à pâtir de cette arnaque médiatique. Les pays voisins procèdent de même. Ainsi, en France, on retrouve également les différentes catégories dépendantes des allocations, bien au-delà de celles qui recherchent avidement un poste, et établir un graphique représentant l’évolution de chacune d’entre elles depuis le début des années 90.

C’est l’objet du graphique 4. Nous avons classé les chercheurs d’emploi en trois grands groupes : les chômeurs selon la définition restrictive du BIT, les demandeurs d’emploi recensés par la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, qui dépend du ministère français du Travail) et ceux qui sont inscrits au Pôle Emploi de façon générale [9].

Graphique 4. Taux de chômage en France 1990-2012 (en %)

Source : INSEE, Statistiques du chômage.

Les courbes varient de façon assez semblable. A partir de 2008, elles s’élèvent toutes rapidement. Mais les inscrits progressent de façon beaucoup plus rapide. C’est à la périphérie du marché de la force de travail que la crise semble faire le plus mal. On retrouve la situation constatée en Belgique.

L’Allemagne est un cas à part. En 1991, elle absorbe sa partie orientale, l’ancienne RDA. Les grands groupes industriels démantèlent les anciens combinats jugés inadaptés à la compétition internationale, sans nécessairement proposer une activité alternative. La crise de 1993, particulièrement difficile en Europe, avec une succession de dévaluations des monnaies à l’intérieur du système monétaire continental, provoque une hausse des sans emploi très surprenante pour le pays. Le nombre des chômeurs officiels passe de 1,5 million en 1990 à 2 millions un an plus tard avec la réunification, puis à 3,4 millions en 1994. Le taux grimpe de moins de 5% à 8,7% durant cette période.

Le sommet sera atteint en 2005 - il n’y a pas si longtemps que cela - avec 4,6 millions de sans emploi officiellement comptabilisés selon les normes du BIT et un rapport vis-à-vis de la population active de 11,2%. Personne ne parle alors de miracle allemand.

Berlin va résoudre ses problèmes sur le plan statistique grâce aux mesures Harz d’activation des chômeurs et à l’orientation de plus en plus forcenée de l’économie nationale vers les exportations, dans un premier temps vers les autres pays de l’Union. Grâce à ces stratégies, les inactifs forcés recensés ont été fortement réduits. Malgré la crise, ils repassent sous la barre des trois millions en 2010 et ils ne sont plus que 2,2 millions en septembre 2013. Les taux dégringolent : 7% en 2010, 5,2% en septembre 2013.

Le graphique 5 retrace cette évolution qui, dans un premier temps, se dégrade, puis s’améliore en un temps record. Pour le construire, nous avons repris les statistiques officielles allemandes et constitué trois groupes : les chômeurs officielles selon le BIT (taux BIT), les chômeurs indemnisés selon les sources nationales (taux allemand) et les demandeurs d’emploi qui sont dans un programme spécifique de travail temporaire, de temps partiel, de minijobs, etc. (taux total).

Graphique 5. Taux de chômage en Allemagne 1991-2012 (en %)

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail, et Destatis, Statistisches Bundesamt, Labour market : https://www.destatis.de/EN/FactsFigures/Indicators/LongTermSeries/LabourMarket/lrarb003.html.

Il est clair que, comparées aux informations récoltées en Belgique ou en France, les données allemandes se conforment davantage aux définitions du BIT. Il y a en général une différence de 500.000 personnes entre le comptage des chômeurs complets selon le BIT et celui sur base des normes nationales.

On constate également un grand écart avec la troisième catégorie surtout en 2009 et 2010. A ce moment, au plus fort de la crise importée des États-Unis, les entreprises allemandes utilisent abondamment le système permettant de placer leur main-d’œuvre en chômage temporaire pour pouvoir la récupérer quand la conjoncture Conjoncture Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
redevient meilleure. Cela concerne en moyenne plus d’un million de salariés en 2009 et encore 500.000 en 2010. Cette disposition va affecter très faiblement le taux officiel, ce qui permet à Berlin de se trouver dans le peloton de tête des économies qui traversent la récession sans trop d’encombres.

Seulement, dans ces conditions, les statistiques ne veulent plus dire grand-chose. Il faut donc construire d’autres indicateurs pour comprendre l’ampleur de l’inactivité forcée outre-Rhin. L’un d’eux est la montée du travail à temps partiel. Occupant 5 millions de personnes en 1991, surtout des femmes (4,6 millions), il grimpe à 10 millions à partir de 2011, dont 8 millions de femmes. En 1991, il représentait 13,7% de l’emploi. Il dépasse les 25% dès 2010.

Sur cette base, nous avons constitué le graphique 6, qui reprend l’évolution des emplois à temps plein en Allemagne depuis la réunification.

Graphique 6. Nombre d’emplois à temps plein en Allemagne 1991-2012 (en millions)

Source : Calculs sur base d’Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

C’est là qu’on remarque que l’Allemagne a perdu quatre millions de postes à temps plein, pendant que s’en créaient cinq millions à temps partiels. Voilà un des secrets des bonnes performances sociales allemandes. Le redressement opéré à partir de 2006, porté par les exportations, n’a pas permis de retrouver ces emplois.

Les enquêtes effectuées dans les différents pays permettent d’avoir une idée des motivations des travailleurs qui ont opté pour le temps partiel. C’est ce qui est montré dans le tableau 1 pour l’Allemagne.

Tableau 1. Raisons invoquées pour avoir accepter un travail à temps partiel en Allemagne 1984-2012 (en %)

1984 1990 1995 2000 2005 2009 2012
Pas trouver à temps plein 6,3 4,5 9,8 12,5 20,6 21,2 16,0
Malade ou handicap 2,4 1,7 1,7 2,5 2,7 2,6 3,1
Responsable familial 20,4 21,6
Assistance enfants/handicapés 50,2 22,6 21,6
En formation professionnelle 10,5 6,6 7,4 8,0 8,4 9,7 9,9
Autres 80,8 87,2 81,1 77,0 18,2 23,5 27,8
Total 100,0 100,0 100,0 100,0 100,1 100,0 100,0

Source : Eurostat, Enquête sur les forces de travail.

Au cours du temps, les interrogatoires se sont perfectionnés, offrant des réponses plus différenciées et mieux répertoriées. Mais il est intéressant de suivre l’évolution du nombre et du pourcentage de ceux qui affirment avoir choisi le temps partiel parce qu’ils n’ont pu obtenir l’équivalent en temps plein. En 1990, avant la réunification, ils n’étaient que 4,5% de l’ensemble. A partir de 2005, ils représentent plus d’un cinquième (avec une petite baisse en 2011 et 2012).

Cela nous amène au graphique 7. Nous avons repris l’ensemble des heures travaillées par an dans l’économie allemande et nous l’avons rapporté à la population active, de sorte à établir la quantité de travail réellement disponible en Allemagne par personne pouvant revendiquer de travailler.

Graphique 7. Heures moyennes travaillées annuellement par membre de la population active en Allemagne 1991-2012 (en heures)

Source : Calculs sur base d’Eurostat, Comptes nationaux annuels, Comptes nationaux, agrégats et emploi par branche d’activité.

Le résultat ne laisse aucune équivoque. La tendance est très manifestement à la baisse, avec un tassement en fin de période. Malgré ses performances à l’exportation, l’économie allemande engendre de moins en moins de travail. Ce qui est résolu à l’échelle nationale par la multiplication du travail à temps partiel qui prend la place des emplois à temps plein.

La situation de l’Allemagne n’est donc pas si différente des autres pays européens. La manière de compenser le manque de travail relatif est cependant particulière, puisque plus que dans d’autres pays on a fait appel à une main-d’œuvre à temps partiel, surtout des femmes, c’est-à-dire globalement moins bien payée.

 Rester critique !

Les statistiques du chômage - comme d’autres - font l’objet d’un enjeu politique et médiatique considérable. Il y a un intérêt manifeste de la part des autorités publiques de les présenter sous un jour avantageux, à savoir pas trop élevées et de préférence en baisse. C’est la preuve qu’elles ont le contrôle de la situation économique, même si et surtout si ce n’est pas le cas. C’est donc le type de matière où, par réflexe, le citoyen devrait se montrer très circonspect. Les tentations de lui mentir ou de lui révéler une réalité très incomplète sont considérables.

En Europe, on a opté pour la définition très restrictive du chômage élaborée par le BIT. C’est totalement déconnecté par rapport à la réalité sociale du continent. Une personne qui ne travaille qu’une heure par semaine ne peut pas survivre. Elle est totalement indigente et doit bénéficier des allocations pour subsister. Ceux qui ont été exclus, sanctionnés, ou qui sont en fin de droit, sont des demandeurs d’emploi comme les autres. Ils devraient être comptabilisés. Les sortir des statistiques n’a d’autre but que d’enjoliver le paysage économique.

Cela permet aussi de considérer leur situation comme finalement marginale, non préoccupante et d’ainsi laisser perdurer le chômage de masse. Une stratégie poursuivie de façon continue depuis trop longtemps dans nos pays.

P.-S.

Analyse parue dans le Gresea Echos n°76, 4e trimestre 2013 : Emploi, chômage : les deux faces d’un même marché.

Notes

[1A côté du chômeur indemnisé, on le verra plus loin, il y a en effet le chômeur non indemnisé, mais encore le chômeur « minimexé », le chômeur « découragé », l’inactif marginalisé, etc.

[2L’organisation internationale du travail (OIT) a été créée en 1919 par les Etats pour promouvoir des conditions de travail décentes à travers le monde. Depuis 1946, elle fait partie des Nations unies. Son secrétariat, le BIT, siège à Genève.

[3Eurostat, « Principales définitions utilisées dans l’EFT-UE (enquête sur les forces de travail dans l’Union européenne) » : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/employment_unemployment_lfs/methodology/main_concepts.

[5Le bureau des statistiques du travail, qui dépend du ministère du Travail et de l’Emploi.

[6BLS, « How the Government Measures Unemployment » : http://stats.bls.gov/cps/cps_htgm.htm.

[7Eurostat, Enquête sur les forces de travail, chiffres de septembre 2013.

[8Les centres publics d’aide sociale (CPAS) fournissent l’assistance sociale, en dernier recours, pour éviter l’indigence totale.

[9Il y a cinq catégories reconnues : catégorie A : demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, sans emploi ; catégorie B : demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé une activité réduite courte (i.e. de 78 heures ou moins au cours du mois) ; catégorie C : demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, ayant exercé une activité réduite longue (i.e. de plus de 78 heures au cours du mois) ;
catégorie D : demandeurs d’emploi non tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi (en raison d’un stage, d’une formation, d’une maladie…), sans emploi ; catégorie E : demandeurs d’emploi non tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi, en emploi (par exemple : bénéficiaires de contrats aidés). Source : Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social (rien que cela), http://travail-emploi.gouv.fr/etudes-recherches-statistiques-de,76/statistiques,78/chomage,79/les-mots-du-chomage,1413/les-demandeurs-d-emploi-inscrits-a,9576.html. C’est l’ensemble de ces catégories qui forment le groupe « inscrits au pôle emploi ».