Si la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
a pour effet pervers de transformer le travailleur en une marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
comme les autres, comme on l’a vu dans la première partie de cette analyse (voir article du 17/12/2007 Secteur nettoyage : ouvrières dans la jungle de la déréglementation sociale), c’est qu’elle est révélatrice d’une réalité nouvelle : le retrait de l’État du champ de la réglementation de l’activité économique dans le système capitaliste contemporain.
En effet, en matière de défense des travailleurs, les délégations syndicales ont un rôle primordial à jouer. Néanmoins, sans un soutien public efficace, celui de l’inspection du travail par exemple, le syndicaliste est bien seul quand il en vient à dénoncer des abus de la part de l’entreprise [1].
En matière de régulation, l’État possède dans les services de l’Inspection du travail un moyen de combattre les multiples atteintes faites aux travailleurs et à leurs droits.
Pour que le rapport de forces ne soit pas trop déséquilibré, il faut cependant que ces services possèdent les moyens humains, financiers et des outils législatifs clairs afin de réaliser leur mission.
Or, depuis la fin des années 70, la tendance est plutôt à la remise en cause des acquis sociaux [2] et des mécanismes qui protègent le travail pour, selon la propagande actuelle, relever les taux d’emploi.
Le premier problème de l’Inspection du travail est donc la limite de ses moyens financiers et humains.
A titre d’exemple, le contrôle du bien-être au travail pour le Hainaut et le Brabant wallon ne comptait, en 2006, que 16 inspecteurs pour 31.950 entreprises. Chacun de ces inspecteurs devait donc assumer, seul, le contrôle de quelques 1.948 entreprises ! [3]
Outre ce problème d’effectifs, il y a surtout un phénomène d’assouplissement des normes publiques qui régissaient la sous-traitance et ses diverses formes.
L’autorité, un concept flouté
En Belgique, la mise à disposition, c’est-à-dire le prêt ou le détachement de personnel auprès d’une entreprise tierce, n’est permise que dans certains cas précis, réglementés par la loi du 24 juillet 1987 [4].
Cette loi caractérise la mise à disposition comme un transfert d’autorité. En d’autres termes, à partir du moment où l’entreprise utilisatrice donne des ordres en matière d’horaires où de modalités d’exécution du travail à l’employé, le lien de subordination est avéré et, donc, qualifié de mise à disposition.
Ainsi, dans le cas d’un sous-traitant non solvable ou en faillite, la justice pouvait également se tourner vers l’entreprise utilisatrice pour faire valoir les droits du travailleur. En quelque sorte, cette loi permettait de responsabiliser les grandes entreprises dans le choix de leurs sous-traitants et de les rendre responsables en cas d’abus d’autorité.
Cependant, en 2000 [5], le législateur a modifié la loi de 1987 dans le but de clarifier, dans le sens d’une plus grande permissivité, les critères du transfert d’autorité.
Depuis lors, le fait de donner des ordres en matière de temps de travail, d’exécution du travail ou de sécurité au travail, n’est plus considéré comme un transfert de l’autorité patronale vers l’entreprise utilisatrice de la main d’œuvre [6].
Par conséquent, dans ces cas, il ne sera plus question de transfert d’autorité, ni, donc, de mise à disposition.
Aujourd’hui, le travailleur abusé que ce soit au niveau de son temps de repos, de ses horaires, ou de ses conditions de travail peut donc uniquement se retourner contre le sous-traitant avec qui il a un contrat de travail. L’entreprise utilisatrice, elle, n’a plus aucune responsabilité envers des travailleurs qui exercent leur métier sur ses chantiers ou dans ses usines.
La mise à disposition reste interdite en théorie mais, en pratique, elle est devenue très difficile à sanctionner du fait de la modification de l’article 31 de la loi de 1987.
Et si on re-réglementait ?
Le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du nettoyage et de l’entretien a connu un développement fulgurant dans notre pays en empruntant les voies de la sous-traitance. Cependant, trop souvent, ces mécanismes ont été mis à profit par les entreprises multinationales pour faire pression sur les sous-traitants avec pour conséquence une précarisation du travail dans le secteur.
Derrière le prétexte de création d’emplois, c’est un véritable processus de précarisation sociale qui est à l’œuvre dans le secteur du nettoyage. Plutôt que de faire appel au travail intérimaire, une forme d’emploi déjà très précaire, les entreprises contractent de plus en plus avec des sociétés sous-traitantes qui fournissent le même service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
, mais sans la ″rigidité″ de l’encadrement [7].
Pour obtenir une véritable protection des salariés, il est nécessaire de voir l’État réinvestir certains secteurs de l’activité économique. Il faut que ce dernier apporte des réponses fermes et concrètes aux dérives quasi mafieuses que le recours à la sous-traitance engendre. Dans ce cadre, esquissons quelques pistes de réflexion pour une ″(re)réglementation″ du travail en sous-traitance.
Pour une responsabilité solidaire
″Face aux problèmes liés à la sous-traitance, un élément essentiel est, en cas d’abus, que l’État puisse viser l’utilisateur de la main d’œuvre quand celui-ci sait que les conditions auxquelles il a contracté avec un sous-traitant ne sont pas les conditions normales ou légales du marché.″ [8], dit Michel Aseglio. Cela montre bien la nécessité pour l’Inspection du travail d’avoir à sa disposition les moyens législatifs de lutter contre les pires pratiques de sous-traitance.
Le principe juridique de la "responsabilité solidaire" existe déjà en France, dans les textes du moins. En Belgique, il existe déjà une forme de responsabilité solidaire dans le secteur de la construction. Elle vise les entreprises utilisatrices qui contractent avec des sous-traitants qui ne sont pas enregistrés auprès de l’Inspection du travail.
Néanmoins, dans les autres secteurs, il n’est peut-être pas nécessaire de la consacrer en tant que telle puisque la loi du 24 juillet 1987 sous-entendait indirectement cette responsabilité solidaire.
Il faut donc, et c’est le souhait de l’Inspection du travail et de certains syndicats, en revenir dans un premier temps à la situation qui prévalait avant 2000. Mais, comme le fait remarquer Christian Bouchat : ″Est-ce jouable ? Les dés ne sont-ils pas définitivement pipés ?″ [9]
Le travailleur victime, coupable !
Aujourd’hui, le travailleur, surtout peu qualifié, doit être flexible. C’est le mot d’ordre dans les entreprises comme dans certaines institutions publiques. Il doit donc accepter des réductions de salaire, des horaires malléables et des conditions de travail précaires.
Le système actuel permet-il encore la protection du travail ? La question mérite d’être posée au vu de la situation actuelle.
Prenons l’exemple de la femme d’ouvrage à qui on ″ propose″ de travailler ″au noir″. Pendant un temps, elle le fera, puis, exténuée ou abusée, elle s’en plaindra au service de l’Inspection. Cependant, l’Inspection du travail doit dans ce cadre transmettre les informations aux inspecteurs de l’administration fiscale. Ces derniers, en application de la loi, vont soumettre l’ouvrière à un redressement fiscal. En pratique, elle devra payer sans délai trois fois le montant "fraudé" !
L’entreprise peu scrupuleuse par contre ne sera sanctionnée que des mois plus tard au bout d’une longue procédure, à supposer qu’elle le soit [10].
Il y a donc une disproportion entre les sanctions et leur application envers les travailleuses et les entreprises. Or, l’employeur et le travailleur ont participé à une même violation de l’ordre public social. On protège le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, pas le travail, ce n’est pas nouveau. On ne s’étonnera pas, dès lors, que le dépôt de plainte à l’Inspection du travail soit rare.
Ne faudrait-il pas limiter la sanction envers le travailleur ? Faut-il sanctionner de manière si lourde le travailleur individuel qui est, avant tout, la victime d’un système ?
Dans ce cadre, les expériences belges et européennes en matière de traite des êtres humains ou italienne en matière de lutte contre la mafia sont, sans doute, des voies à suivre. En effet, un migrant en situation illégale peut, s’il collabore avec la justice belge, bénéficier d’un permis de séjour provisoire qu’il y ait eu ou non consentement de la victime lors de son exploitation.
En d’autres termes, si la plainte du migrant à l’encontre de son employeur n’est pas classée sans suite par le Procureur du Roi, il recevra une autorisation de séjour temporaire qui pourra être prolongée si l’employeur est déféré devant le tribunal correctionnel [11]. L’esprit de la loi sur les repentis en Italie va dans le même sens. Bien entendu, les situations diffèrent. Néanmoins, il s’agit de s’inspirer de la caractéristique fondamentale de ces lois. Elles identifient le travailleur exploité comme une victime et non comme un auteur de l’infraction. Et ce, même si le travailleur a consenti un temps à l’infraction.
Pour une solidarité interprofessionnelle
Fin août 2007, 60 employées de la société de nettoyage General Office Maintenance (GOM) ont mené une grève devant l’usine sidérurgiste d’Arcelor (ex-Sidmar) à Gand. Des femmes d’ouvrage qui font grève devant une usine sidérurgiste peut paraître paradoxal. C’est, en fait, seulement le reflet des mécanismes de sous-traitances en cascade mis en place par les multinationales.
En effet, les travailleuses devaient accepter une réduction de leur temps de travail commandée par Arcelor Mittal. Leur action n’aurait sans doute pas eu l’effet escompté si elle n’avait pas reçu le soutien des travailleurs du sidérurgiste. Plus de 3.000 travailleurs du site gantois ont ainsi signé une pétition en faveur des travailleuses de GOM. Résultat : après 3 semaines de grève, elles ont finalement obtenu 170 heures (payées) de plus de la part d’Arcelor Mittal pour accomplir leur pénible travail [12].
Cet exemple met en lumière la nécessité pour les travailleurs et travailleuses des sous-traitants de recevoir l’appui des salariés de l’entreprise utilisatrice lorsque celle-ci, par ses décisions, précarise le travail des salariés des sociétés sous-traitantes.
Il s’agit pour les travailleurs de casser la fragmentation de l’action collective engendrée par l’externalisation
Externalisation
Politique d’une firme consistant à sortir de son ou de ses unités de production traditionnelles des ateliers ou départements spécifiques. Cela peut se passer par filialisation ou par vente de ce segment à une autre entreprise.
(en anglais : outsourcing)
des activités. D’où, autre piste, ici : obtenir une représentation syndicale des travailleurs sous-traitants au sein des instances de concertation sociale de l’entreprise donneuse d’ordre.
De même, il faudrait que les syndicats aient accès et soient associés aux négociations des contrats commerciaux liant l’entreprise utilisatrice de la main d’œuvre et le sous-traitant pour que des garde-fous sociaux soient intégrés dans ces contrats.