Reprenant certains travaux présentés à l’occasion de la Chaire Singleton « Ethnographier les politiques sociales et de développement en contexte de marchandisation globale », des sociologues et des anthropologues cherchent à penser le néolibéralisme comme « gouvernementalité », concept foucaldien qui permet d’analyser le système économique comme une globalité politique, sociale et subjective.

Coordonné par Saskia Simon (LAAP/UCL) et Emmanuelle Piccoli (DVLP/UCL), le dernier numéro de « Recherches sociologiques et anthropologiques » [1] s’inscrit dans la suite des réflexions menées à l’occasion de la Chaire Singleton 2015 [2]. Le dossier reprend quatre études ethnographiques. Lues séparément, ces analyses rendent compte des effets particuliers des politiques publiques déployées ces vingt dernières années au Chili, en Argentine, au Pérou, à Malte et en Belgique. Considérées dans leur ensemble, ces ethnographies permettent de déceler une logique commune, conceptualisée par les coordinatrices de ce numéro, inscrite dans la perspective de Michel Foucault, comme une « rationalité politique néolibérale ». Ce concept désigne un cadre discursif où se déploient les valeurs inhérentes au néolibéralisme. Ces valeurs sont incorporées par les individus grâce à une série de discours et de pratiques politiques, institutionnels, bureaucratiques, médiatiques, etc.

Dans la présentation de ce dossier, Saskia Simon et Emmanuelle Piccoli soulèvent ainsi trois caractéristiques principales de la rationalité néolibérale, qui se trouvent reflétées dans tous les cas étudiés dans le numéro. Il s’agit tout d’abord de la rationalité marchande qui s’étend à toutes les sphères de la société. Ensuite, le modèle de l’homo œconomicus s’impose dans toutes les sphères de nos vies et articule nos relations. Les responsabilités politiques et économiques deviennent des responsabilités individuelles et les inégalités sociales sont effacées derrière la figure de l’homo œconomicus, doté des facultés et des dynamiques entrepreneuriales. Enfin, la logique entrepreneuriale encadre l’État. Celui-ci doit favoriser la propagation de la rationalité néolibérale dans les différentes sphères de la société. À cette fin, des dispositifs de pouvoir bureaucratiques sont mis en place. Cette bureaucratie est comprise comme un lieu d’exercice du pouvoir qui ne s’impose pas seulement de manière hiérarchique, mais qui parvient à être porté par les individus eux-mêmes [3].

Les dispositifs publics tendant à propager les valeurs néolibérales, nécessaires au contrôle social des populations, désignent ce que Foucault nomme « gouvernementalité » : des technologies de pouvoir et des régimes discursifs qui constituent une certaine rationalité politique nécessaire à façonner la réalité dominante des individus. En effet, le système capitaliste, fondé sur des inégalités sociales, ne profite qu’à une infime minorité. Comment faire alors pour gouverner des peuples sur base d’une politique fondée sur ces inégalités ? Gouverner un peuple c’est un « art » nous dit Foucault. On ne peut pas le faire en déployant uniquement des dispositifs répressifs. La gouvernementalité opère un déplacement dans la notion de pouvoir différent à celle de la punition et le commandement. Elle ne vise pas à supplanter la notion d’autorité de l’État à travers laquelle le pouvoir s’exerce en général de façon verticale par l’application de décisions, de structures bureaucratiques ou de règles. Mais, elle cherche, aussi, à conduire et à contraindre les comportements des populations à distance [4].

Le néolibéralisme n’est donc pas un phénomène économique externe aux rapports sociaux et à la subjectivité des individus. Il se caractérise par une pratique gouvernementale spécifique (la gouvernementalité) qui tend à organiser la conduite et les actions des gouvernées afin de faire de la « rationalité politique néolibérale » la norme de l’ensemble des relations sociales.

Les études ethnographiques reprises dans le numéro mettent ainsi en lumière des techniques propres à l’art de gouverner qui alternent, remodèlent et orientent des relations sociales et des subjectivités pour intégrer dans le marché les sphères de la société qui lui échappent.

Le premier article de Natalia Hirtz (Gresea), consacré au mouvement des entreprises récupérées par les travailleur.euse.s en Argentine, analyse les dispositifs bureaucratiques mis en œuvre par l’État à l’intérieur de ces entreprises. Fermées par les propriétaires, ces entreprises ont été occupées et remises en fonctionnement de manière « autogérée » par les travailleur.euse.s. Cette autogestion est notamment caractérisée par une gestion collective de l’entreprise et par la répartition des bénéfices selon le temps travaillé et non pas selon le type de travail effectué. Grâce à leurs combats, les travailleur.euse.s parviennent à imposer l’institutionnalisation des récupérations des entreprises, ce qui leur permet de continuer à développer leurs activités économiques. Mais cette institutionnalisation sera le résultat d’une dialectique entre les forces ouvrières et l’État qui, par le déploiement des dispositifs bureaucratiques, parviendra à propager des modes de gestion entrepreneuriale, fort éloignés des pratiques et des savoirs collectivement construits par les travailleur.euse.s.

L’article d’Anna Pomaro est consacré à l’analyse d’un programme de valorisation et d’intégration de la médecine traditionnelle mapuche au Chili. Cette étude ethnographique analyse la mise en place de pratiques et de discours dits multiculturels dans un contexte néolibéral. Il montre les ambigüités qui traversent ce programme de santé mapuche qui cherche à favoriser l’accès et le développement d’une santé dite alternative tout en l’encadrant dans des dispositifs bureaucratiques qui tendent à normaliser ces pratiques, en les contrôlant et en les évaluant sur base d’indicateurs biomédicaux quantifiables. L’auteure montre ainsi la manière dont ce programme favorise en effet la capture des pratiques indigènes par le système de santé biomédical, impliquant un nouveau dispositif de gouvernamentalité tendant à produire de nouveaux sujets ethniques, socialement contrôlés par la dépolitisation et la bureaucratisation de leurs pratiques.

L’article de Valentine Pasin est également consacré à la prise en considération de la multiculturalité par les politiques de santé. Dans ce cas, l’auteure analyse un projet prônant l’adéquation interculturelle dans la santé maternelle au sein d’un centre de santé situé dans les Andes péruviennes. Elle montre la manière dont cette « adéquation interculturelle » se fait par l’institutionnalisation des accouchements dans un centre de santé où les pratiques et les savoirs des obstétriciennes s’imposent à ceux des accoucheuses traditionnelles, tout en instrumentalisant et en « folklorisant » leurs savoirs. L’auteure analyse les dispositifs bureaucratiques qui rendent le personnel médical responsable de la réussite des politiques de santé publique. Comme pour le cas chilien, le succès ou l’échec des pratiques sanitaires est évalué à travers des indicateurs exclusivement quantifiables. À travers ce projet, s’imposent en fin de compte, des pratiques obstétriques impliquant un contrôle social strict sur les femmes qui ne désirent pas passer par des pratiques biomédicales, en les amenant de force au poste de santé ce qui, dans certains cas, implique des menaces de prison.

Enfin, Jacinthe Mazzocchetti fait la synthèse d’un ensemble d’études ethnographiques au sein de lieux d’enfermement au Burkina Faso, en Belgique et à Malte. En engageant la discussion sur l’enfermement des jeunes des quartiers populaires et des primo-migrants, l’auteure interroge la manière dont la pénalisation des « surnuméraires » c’est-à-dire, des perdants du « projet politique néolibéral », semble être la réponse aux pratiques de résistance inhérentes au fonctionnement inégalitaire du projet néolibéral où les échecs et les réussites sont présentés comme étant le résultat d’une saine compétition et de la capacité des individus à être « entrepreneurs de soi ». L’enfermement et ses conséquences déshumanisantes semblent ainsi être une solution pour cacher et faire taire ceux et de celles dont la seule présence dévoile les contradictions entre les idéologies prônées en termes de liberté, de mobilité, de réussite et du mérite individuel, et les effets pervers de ce système pour une grande partie de la population mondiale.

Ces études ethnographiques, fortement orientées par les théories foucaldiennes, mettent en lumière l’imposition d’une logique commune dans des contextes différents et mis en œuvre par des gouvernements divers qui développent des techniques de gouvernementalité cherchant le consentement et la légitimité sociale d’une rationalité néolibérale. Enfin, si le concept de gouvernementalité semble laisser peu de marges aux alternatives, ces articles montrent aussi des formes de résistances, car l’histoire de l’humanité n’est pas tracée une fois pour toutes par des forces structurelles ; elle est traversée et construite par des luttes sociales qui font que l’histoire est en mouvement permanent.

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Notes

[1Saskia Simon et Emmanuelle Piccoli (Coord.), Rationalité néolibérale à l’œuvre : Approches ethnographiques{}. Recherches sociologiques et anthropologiques, volume 49,-2-2018. Institut d’analyse du changement dans l’histoire et les sociétés contemporaines. UCL, Louvain-la-Neuve.

[2Chaire Singleton 2015“Ethnographier les politiques sociales et de développement en contexte de marchandisation globale”, organisée, du 6 au 8 mai 2015 à Louvain-la-Neuve, par le Laboratoire d’anthropologie prospective (LAAP, UCL), le Centre d’études du développement (DVLP-UCL), Le Laboratoire d’Études et de Recherche sur les Dynamiques Sociales et le Développement Local (LASDEL-Niamey, Niger) et le CNCD-11.11.11.

[3Saskia Simon et Emmanuelle Piccoli, « Présentation Effets et perspectives de la rationalité néolibérale », dans Recherches sociologiques et anthropologiques, Op.cit{}.

[4Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France, 1978-1979{}, Paris, Seuil, 2004.