Anti-vocabulaire patronal : ne confondons pas productivité du travail et productivité dans la création de richesses

Dans son rapport annuel 2004, épinglé par la FGTB [1], la Banque nationale note que la hausse des coûts salariaux dans le secteur privé (+2,6%) est supérieure à la croissance de la productivité horaire (+2,1%), ce qui fait dire à cette institution que la hausse des coûts salariaux par unité produite a été, en 2004, de +0,5%.

Entendez : les travailleurs gagnent un peu trop, là. Vraiment ? Mais oui, puisque c’est la Banque nationale qui vous le dit...

Dans ce même rapport, on apprend que, combinée avec l’accroissement de la valeur ajoutée, cette hausse, qui est somme toute assez faible, s’est traduite par une augmentation de 9% des bénéfices des entreprises.

Faut-il entendre que la Banque nationale suggère que les entreprises gagnent trop – voire beaucoup trop – elles aussi ? On n’accusera pas la Banque nationale d’une pensée aussi subversive.

Placées côte à côte, ces deux données ne manquent cependant pas d’être instructives.

Il est donc possible pour une entreprise de payer les travailleurs plus que ne "justifie" leur productivité (un petit demi pour cent en plus) – tout en réalisant de très bons bénéfices (9% de plus que l’an passé), dont on voit qu’ils sont sans commune mesure avec le supplément d’effort fourni par les travailleurs. Efforts qui, nous y reviendrons, se traduisent notamment par une remise en question permanente de leur « know how », de leur aptitude à rester « à la page » concernant toutes les nouveautés technologiques par exemple.

La productivité, et surtout celle du travail, est un des facteurs principaux dans la production des richesses.

On pourrait ajouter qu’elle a toujours été un enjeu de taille depuis… la révolution industrielle anglaise et l’invention de la machine à vapeur par Watts au début du XVIIIe siècle.

Comme la FGTB l’a souligné, en plaidant pour la semaine de 35 heures, "depuis 1955, la durée du travail a diminué de moitié : les coûts salariaux des entreprises ont-ils doublé pour autant ? Non. Ce qui a payé la réduction du temps de travail, ce sont les gains de productivité qui ont été alloués à celles-ci sous la pression des revendications syndicales." [2]

On peut exprimer cela autrement : les travailleurs ont payé eux-mêmes la réduction progressive de la durée du travail. Et comment donc ont-ils réussi semblable contribution ? Ils l’ont payée en étant plus productifs, en travaillant de manière plus intense. Le gain est donc relatif : ce qui est gagné d’un côté, en réduction du temps de travail, peut être perdu de l’autre : stress et cadences accrues.

Les gains de productivité (et surtout celle du travail) ont donc permis d’augmenter les salaires et de réduire le temps de travail, mais pas seulement.

Rappelons également, concernant la réduction du temps de travail, que nous venons de loin, et même de très très loin. Il est bon de relire à cet égard Dickens pour s’en convaincre, lui qui a décrit de façon admirable le Londres industriel qui prévalait au milieu du XIXe siècle, où les horaires de travail en application étaient dignes de l’esclavage et du travail forcé. A l’époque, le tiers-monde, c’était ici.

Il ne faudrait pas que l’arbre cache la forêt. Ces gains de productivité ont avant tout permis d’augmenter la production des richesses : de ces gains, les travailleurs ne perçoivent qu’une portion.

Reconnaissons que ce n’est pas tout à fait "juste". Puisque les travailleurs, en tant qu’acteurs essentiels de l’entreprise et de l’économie, en tant que rouages essentiels du moteur de la production, créent véritablement les richesses et ont là-dessus en quelque sorte un "droit d’auteur".

Les économistes Labarde et Maris ont synthétisé cela assez bien [3]. (Maris est, outre un économiste talentueux, le chroniqueur iconoclaste bien connu du Canard enchaîné) Ils disent ceci : "Depuis 1974, le produit intérieur brut mondial, calculé en dollars constants, valeur 1996, est passé de 11.000 à 19.000 milliards de dollars."
C’est presque un doublement en un peu plus de vingt ans.

Cette croissance est d’autant plus phénoménale, poursuivent-ils, qu’elle a été obtenue, grâce à d’énormes gains de productivité : "avec un volume de travail humain réduit d’un tiers". Ce qui leur fait dire que "jamais l’humanité ne fut aussi ’riche’ et jamais une telle quantité de ’richesses’ ne fut produite avec si peu de labeur".

Il est vrai que cette humanité, quand on la contemple, n’a jamais parue aussi clinquante, aussi pourvue de choses superflues destinées à faire oublier à celles et ceux qui sont détenteurs de ce « superflu » qu’il existe un monde, parfois pas très loin du leur, où même le strict nécessaire à la survie immédiate n’est pas présent.

D’où leur constat amer : "Dans un monde civilisé ou tout simplement rationnel, un tel constat devrait réjouir"

Le constat est amer, naturellement, parce qu’on ne vit pas dans un monde rationnel, et encore moins civilisé.

L’humanité est "riche", sans aucun doute, mais jamais il n’y a eu autant de pauvreté, autant d’inégalités.

Au début des années nonante déjà, un joueur de basket américain bien connu avait dépassé en gains le budget du pays le plus pauvre de l’Afrique. Il s’agissait dans ce cas de figure du top des tops dans l’univers particulièrement nanti du basket professionnel. La comparaison, même si elle apparaît plutôt provocatrice, ne peut que nous conforter dans l’idée que ceux qui clament haut et fort que la libre concurrence finira par tout arranger vivent sur une autre planète.

Le constat n’est pas neuf. En 1843, le jeune Friedrich Engels (il n’a que 23 ans), observe en Grande-Bretagne que "les gens meurent de faim au milieu de l’abondance [4]." C’est devant de telles injustices que se forgent les convictions politiques, du temps d’Engels comme aujourd’hui, chez les militants syndicaux.

Le constat n’est pas neuf et l’observation selon laquelle les travailleurs, les producteurs des richesses, n’en sont pas les premiers bénéficiaires, non plus. En 1847, Karl Marx note [5] avec quelque ironie que la productivité de l’ouvrier a crû de 2.700%, entre 1770 et 1840, en Angleterre : les richesses ont donc été multipliées par 27 en 70 ans – l’ouvrier anglais n’est pas, note Marx, devenu sur cette période 27 fois plus riche...

Concernant Karl Marx, notons avec malice que celles et ceux qui considèrent que s’en référer ferait ringard, n’ont pas eu connaissance d’un intéressant sondage fait en Allemagne et qui concerne l’élection, en 2005, du plus grand Allemand de tous les temps. Karl Marx arrive 3e dans ce sondage, juste derrière l’ancien chancelier Konrad Adenauer et du père de la réforme protestante, Martin Luther… Sans parler d’un autre sondage réalisé il y a quelques années en Grande Bretagne et qui faisait de l’auteur du Manifeste un des premiers penseurs de l’humanité.

→ Lorsqu’on examine la compétitivité d’une entreprise, sa capacité de créer des richesses, on aurait donc tort de ne considérer que la productivité des travailleurs et du capital. Il faut, aussi, s’interroger sur la distribution des richesses produites. C’est la question : où vont les sous ?

Selon l’humoriste américain bien connu Ambrose Bierce (contemporain de Mark Twain et enrôlé à plus de 70 ans dans les troupes de Pancho Villa lors de la révolution mexicaine), l’économie c’est : "Achat du tonneau de whisky dont vous n’avez pas besoin pour le prix de la vache que vous ne pouvez pas vous payer." (Extrait de son "Dictionnaire du diable").

En un certain sens, l’économie n’est rien d’autre que la science du partage des richesses.

Bernard Maris résume cela en une phrase : "De quoi parle l’économie ? Du partage. Du partage des richesses. Qui regarde le gâteau, qui tient le couteau ? C’était le but octroyé à l’économie politique par le grand Ricardo dans son ouvrage Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), et depuis on n’a pas fait mieux." [6]

Mais comme le note avec lucidité cet auteur, c’est très exactement ce que cachent les discours dominants : "Les économistes ont occulté la question du partage. Ils parlent de marché, de besoins, de services, d’offre et de demande, sans se demander d’où viennent ces services, ces besoins, ces marchés, ni pour qui ils ont été créés [7]." D’où l’importance de distinguer science et propagande.

 


Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "18 fiches pour explorer l’économie. Quatrième fiche : la création de richesses", Gresea, septembre 2005. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1696



Notes

[1Echo FGTB, n° 3, mars 2005.

[2Echo FGTB, n° 5, mai 2000.

[3"Ah Dieu ! que la guerre économique est jolie !", Philippe Labarde et Bernard Maris, Albin Michel, 1998, pages 27-28.

[4"La formation de la pensée économique de Marx", Ernest Mandel, Maspero, 1967, page 16.

[5"Misère de la philosophie", Karl Marx, in Œuvres, volume 1, La Pléiade, 1965, page 70.

[6"Antimanuel d’économie", Bernard Maris, Editions Bréal, 2003, page 17.

[7Idem, page 18.