Depuis plusieurs années, les discours médiatique et politique sur les technologies numériques sont quasiment univoques : « l’emploi ou le travail seraient appelés à se raréfier, voir à disparaître ». Sous l’effet conjoint des smartphones, des algorithmes, des robots « intelligents » et de l’internet à haut débit, la productivité du travail atteindrait des sommets. Des millions d’emplois en seraient menacés. Un chômage technologique durable s’installerait dans nos économies.
Cet article est le fruit de réflexions et discussions ayant pris court lors de l’Université solidaire et rebelle des mouvements sociaux et citoyens d’Attac France ainsi que durant la préparation de la première Assemblée européenne des livreurs organisée par l’AlterSummit à Bruxelles les 25 et 26 octobre 2018.
À gauche comme à droite de l’échiquier politique, ce déterminisme technologique est asséné en boucle aux potentiels électeurs, surtout depuis la publication en 2013 du modèle mathématique de Osborne et Frey qui prévoit la disparition de 47% des emplois à moyen terme [1]. Depuis lors, les « prophètes en technologie » (cabinet de consultance, chief économiste des grandes banques, gourou de l’associatif…) font florès, le plus souvent en prenant appui sur l’étude des deux ingénieurs d’Oxford. Ce phénomène n’est pas neuf. Dès les années 1930, Simone Weil attirait l’attention du monde ouvrier sur la fiction de ce qu’elle appelait à l’époque le « mythe américain du robot » [2], largement relayé par les directions d’entreprise. Pour reprendre les mots de Thomas Coutrot, le déterminisme technologique est : « cette fable selon laquelle la science et la technique auraient la capacité intrinsèque de façonner notre avenir, pour le meilleur ou pour le pire » [3].
Si, comme nous le verrons par la suite, ces discours résistent mal à l’épreuve des faits, ils servent par contre divers desseins politiques. À droite, la soi-disant raréfaction de l’emploi légitimise les politiques de compétitivité. Si on n’attire pas de nouveaux investissements en leur sacrifiant les salaires, si on ne gagne pas la course à la « disruption » en lui sacrifiant les conditions de travail, nous serions condamnés à vivre une longue traversée du désert économique. À gauche, l’autoflagellation atteint des sommets lorsque les héritiers de 1936 et de 1944 mettent en cause la centralité du travail en faisant la promotion du revenu universel [4] ou du partage des emplois précaires [5] comme alternative à une « présumée » fin de l’emploi.
Cherche désespérément productivité et chômage technologique
Qu’elle se révèle enfer ou paradis, la numérisation de l’économie mérite au minimum un peu d’objectivité. Première question : ces innovations technologiques sont-elles porteuses de gains de productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
? La question est sans doute posée trop tôt au regard de la jeunesse de ces innovations et, peut-être, d’un appareil statistique mal adapté. Néanmoins, sur base des chiffres actuels, une chose est certaine,depuis 70 ans, la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
de la productivité du travail baisse. Dans les pays de l’OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
, ce taux de croissance est passé de 5% par an dans les années 1950-1960 à 2% par an dans les années 1980-2000 et, comme le montre le graphique ci-dessous, à moins de 1% en moyenne aujourd’hui [6]. S’il est possible d’identifier un « effet crise économique » sur la productivité du travail, il est par contre plus qu’ hasardeux de conclure, à l’image du grand gourou de l’économie François Lenglet sur France 2, à une explosion de la productivité à l’heure travaillée grâce à une « révolution 4.0 » [7]…
Graphique 1. Croissance de la productivité du travail avant et après la crise de 2008
Source : OCDE, Compendium of Productivity Indicators, 2018, p.16.
Qu’en est-il de l’emploi ? Contrairement à ce que laisserait penser le discours médiatique, les personnes employées dans le monde n’ont jamais été aussi nombreuses. Selon le Bureau International du Travail, en 2017, le monde comptait 3,29 milliards de personnes en emploi, soit 22% de plus qu’au tournant du 21e siècle [8]. En Belgique, l’emploi continue également à augmenter avec une hausse de 114.119 emplois entre avril 2014 et janvier 2017 [9]. Si le chômage ne se résorbe pas, il faut sans doute plus y voir l’effet de la croissance démographique que celle de la numérisation de l’économie. Par contre, et cela ne date pas du premier Iphone Apple, on assiste à une précarisation et à une dualisation de plus en plus forte de l’emploi. Comme le montre le graphique ci-dessous, les nouveaux emplois en Belgique sont principalement à temps partiels ou intérimaires. L’emploi se clive entre une minorité d’ « hyper-qualifiés » capable de faire jouer la concurrence entre les employeurs et, de ce fait, pour qui le contrat de travail et le salaire protègent de presque tout, sauf du burn-out. Et, puis, il y a les autres, qui peuplent désormais une banlieue du salariat de plus en plus grande. Pour eux, la succession de « jobs » ou de travail à la tâche est juste synonyme d’une exploitation salariale digne du 19e siècle.
Source : ONSS, 2017.
En Belgique, nous avons évidemment (presque) tous une amie ou un ami, employé.e de banque ou caissier.ère de supermarché, victime d’une restructuration pour cause de « révolution numérique ». Dans ce cas, il faut tout d’abord constater que l’argument du numérique est bien moins impopulaire pour des directions d’entreprise que celui de l’augmentation des dividendes lorsque vient le temps de signifier un licenciement collectif. Ensuite, si la transformation ou la disparition de certains métiers sont inévitables, doit-on prendre en compte ces transformations comme des signes avant-coureurs de la fin ou même de la diminution de l’emploi d’un point de vue macroéconomique ? Poser la question, c’est y répondre.
Alors, le numérique, il change quoi ?
Si elle n’est pas le grand cimetière de l’emploi que certains prévoient, la numérisation n’en est pas pour la cause dépourvue de conséquences socio-économiques. Ces dernières tiennent principalement à l’évolution du financement, de la structure et de l’organisation des entreprises.
Les fameuses « plateformes capitalistes » actives dans différents secteurs renforcent une tendance connue depuis les années 1980 : un capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
très concentré et instable (spéculatif) à la tête des entreprises faisant face à des collectifs de travail de plus en plus éclatés, voire individualisés à leur base. Comme le montre Monique Dagnaud dans son ouvrage sur le « modèle californien », le capital-risque et la spéculation sont roi au monde des plateformes numériques. Instagram est créée en 2009 par A16z une société de capital-risque appartenant à Marc Andreessen et Ben Horowitz. L’investissement de départ est de 250.000 dollars. Trois ans plus tard, Instagram est revendue à Facebook pour 78 millions de dollars (312 fois la mise de départ en trois ans) [10]. Des investissements massifs sont consentis dans Uber, AirBNB ou Deliveroo par les acteurs de la finance et pourtant…ces entreprises perdent de l’argent. Depuis 2015, année où RooFoods LTD, maison-mère de Deliveroo, a commencé à publier des comptes, l’augmentation du chiffre d’affaires de la firme anglaise (de 18 millions de dollars en 2015 à 277 millions en 2017) est proportionnelle à la hausse de ses pertes (30 millions de dollars en 2015 à 183 millions en 2017 !) [11]. Les principaux actionnaires de Deliveroo - Index Ventures (16%), DST Global (16%), GreenOaks Capital (13%) et Bridge Point Capital (10%) [12]- sont des fonds spéculatifs qui visent à rentabiliser leur investissement à court terme en vendant avec une plus-value importante la société qu’ils contrôlent. Dans certains secteurs, cette pratique risque bien de déboucher sur une nouvelle bulle technologique et, juste après, sur une vague de fusions-acquisitions faisant naître des oligopoles. Comme semble le montrer le cas d’Amazon, les plateformes ne deviennent profitables qu’à la condition de contrôler l’ensemble d’une chaîne d’approvisionnement (de la production au client final) [13]. Dans ce cadre, l’information contenue dans les énormes bases de données d’Uber (sur la mobilité dans les grandes villes) ou de Deliveroo (sur les habitudes alimentaires) vaut sans doute beaucoup plus aux yeux des investisseurs que leur activité de transport ou de livraison.
À ce laboratoire spéculatif s’ajoute un laboratoire social.
Qu’il s’agisse des plateformes de livraison (Uber ou Deliveroo) ou des plateformes de freelancers (Up work, Amazon Mechanical Turk ou ListMinut en Belgique), ces entreprises partagent une « hyper exploitation salariale » [14]. Celle-ci est tout d’abord la conséquence d’une remise en question partielle de la relation salariale. Ces entreprises refusent le statut d’employeur en s’érigeant en simple intermédiaire entre une demande et une offre de travail. Les plateformes décident pourtant de qui travaille, comment et dans quelles conditions. Néanmoins, le vide juridique actuel leur permet de disqualifier, par l’évitement de leur responsabilité d’employeur, les mécanismes de négociation collective et les luttes sociales. Sans patron identifiable contre qui lutter, les luttes sociales peuvent sembler inefficaces ; sans patron avec qui négocier, la concertation sociale est rendue impossible…
Les plateformes permettent également un processus de déprofessionnalisation et de remise en cause de la qualification. Là se situe sans doute l’enjeu principal de cette évolution de l’entreprise pour les travailleurs. Sur Upwork ou ListMinut [15], nul besoin d’être plombier ou électricien pour exercer ce métier, c’est au consommateur de certifier le travail ! Certains évangélistes du numérique y voient une « libération du travail ». Dans les faits, laissez au consommateur le soin d’évaluer le travail renforce la réintégration, actuellement à l’œuvre, de la détermination des salaires dans le marché. Ce qui est un formidable levier pour faire pression à la baisse sur les salaires, bien plus qu’un gage de libération du travail…
Enfin, du point de vue de l’organisation du travail, les plateformes numériques poussent à l’extrême la « production allégée » et la rémunération au mérite prônée depuis plusieurs décennies par le modèle toyotiste, puis par le courant anglo-saxon de la des gestions des ressources humaines.
Conclusion
La numérisation de l’économie n’augure ni la fin de l’emploi ni encore celle, bien plus fantasque, du travail. Comme toute évolution technologique, la robotisation aura des effets sur les métiers. Certains disparaissent ou disparaîtront et d’autres apparaissent ou vont apparaitre. Par contre, ces discours catastrophistes masquent de véritables enjeux économiques et sociaux. Des évolutions plutôt que des ruptures. Il s’agit tout d’abord des dégâts sociaux que risquent de produire le renforcement de l’économie-casino. En Belgique, la faillite en juillet 2016 de la société de livraison Take Eat Easy démontre, à une petite échelle, le caractère hautement spéculatif de cette économie [16].
En Europe, les plateformes sont aussi de formidables laboratoires de remise en cause des institutions salariales. Cependant, le recours à la sous-traitance permet déjà depuis les années 1980 aux véritables donneurs d’ordre de se défausser quant à leur responsabilité d’employeur. Dans la logistique ou les transports, il n’est pas rare de voir les entreprises proposer (ou forcer) leurs salariés à passer sous statut indépendant. À ce titre, le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
de plateforme désigne des entreprises qui « se réduisent à une structure centrale légère et flexible (...) qui pousse la logique d’externalisation
Externalisation
Politique d’une firme consistant à sortir de son ou de ses unités de production traditionnelles des ateliers ou départements spécifiques. Cela peut se passer par filialisation ou par vente de ce segment à une autre entreprise.
(en anglais : outsourcing)
à son paroxysme pour toutes les activités productives ». [17] Chaque travailleur devient en quelque sorte un sous-traitant de la plateforme. Enfin, il y a bien longtemps que l’autonomisation du salarié, tant vantée par les plateformes, est au cœur de modèles d’organisation du travail qui ont surtout contribué à flexibiliser et à intensifier le travail. À ces différents niveaux, le numérique semble accentuer des tendances existantes plutôt que de proposer de véritables ruptures.
Ce court article ne vise pas à nier les changements liés à l’apparition des technologies numériques. Il est d’ailleurs trop tôt pour en cerner l’ampleur. Cependant, les diagnostics péremptoires sur la fin du travail ou de l’emploi amènent à populariser des « alternatives » comme le revenu universel ou le partage de l’emploi qui comportent des effets pervers importants et qui ratent la cible principale, celle de la précarisation croissante d’une large part du salariat. Faut-il le rappeler, crier avec les loups n’a jamais émancipé personne…
Pour citer cet article :
Bruno Bauraind, "Numérisation de l’économie et déterminisme technologique" octobre 2018, texte disponible à l’adresse :
[www.gresea.be/Numerisation-de-l-economie-et-determinisme-technologique
]