Les auto-employés de Bruxelles, on peut les rencontrer à la place de la Bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
. Ils sont en vélo et vêtus d’un gilet ou d’une casquette de couleur verte. Ils délivrent des plats préparés par les restos de la ville et commandés par quiconque. Ils travaillent pour des ’plateformes’. Les plus en vue en région bruxelloise s’appellent Take Eat Easy ou Deliveroo. Les plateformes se disent intermédiaires. Ils dispatchent les commandes, les coureurs les exécutent, avec leur vélo. Les coureurs ne sont pas revendicatifs, ils gagnent un petit rien. Ce sont "les übers en vélo".
Après l’Uber en taxi, ladite ’économie de partage’ se déplace maintenant aussi en vélo. A Bruxelles, des ’plateformes’ font appel à quelques centaines de cyclistes pour livrer des plats préparés à domiciles. Les plus visibles s’appellent Deliveroo et Take Eat Easy. Ils opèrent dans la capitale depuis 2013, mais se développent fortement ’grâce à la technologie’, dit Mathieu De Lophem, general manager de Deliveroo-Belgique. Cette sprl, tout comme son ’concurrent-collègue’ Take Eat Easy, se dit un intermédiaire : elle se positionne entre des restaurants fournisseurs de repas et une clientèle désireuse de consommer les plats préparés par les restos.
Ces ’start-ups’ utilisent la Sainte Trinité du smartphone, des applications et de l’internet pour assurer que des pizzas, des pâtes et d’autres produits de restos arrivent bien chauds chez ceux qui les ont commandés.
Take Eat Easy et Deliveroo optent pour la livraison à vélo, la solution la plus clean et rapide en ville, disent-ils. Les cyclistes ne mettent en moyenne pas plus de 10 minutes entre la cuisine et le gourmand. Quelques centaines de cyclistes desservent les différentes zones de Bruxelles. Ils sont tous auto-employés. Quelques-uns ont le statut d’indépendant et font ce travail à temps plein, mais la plupart sont étudiants.
Deliveroo met un équipement à leur disposition (sac à dos, veste, pantalon, porte-gsm, casquette...), veut qu’ils soient assurés et interviendrait en cas d’accident. Take Eat Easy dit : ’nous leur donnons les informations pour démarrer, un sac pour transporter les repas, un téléphone, une carte sim et l’application technique’.
Ce nouveau phénomène urbain se dote d’un certain romantisme. ’Les cyclistes’, dit Mr De Lophem, ’travaillent quand ils veulent’. Ah, quelle liberté. Mais, il faut les voir : ils viennent avec leur propre vélo, souvent sans phares dans l’obscurité. Ils sont aussi pressés, parce qu’ils sont payés par course, "en moyenne 11 à 12 euros", dit Jonathan Lefèvre de Take Eat Easy, avec éventuellement des bonis.
Etant cycliste moi-même, j’ai un jour frappé à la porte de Take Eat Easy dans le centre-ville et suggéré naïvement que l’entreprise équipe ’ses’ cyclistes de phares. La dame que j’ai trouvée au bureau (c’était un samedi matin) a applaudi la suggestion en disant que c’était un ’bon feedback’. Dans la pratique, rien n’a changé. Les vélos, l’outil de travail des coureurs ne sont pas la préoccupation des entrepreneurs, ils la laissent entièrement pour le compte des coureurs indépendants.
Les quelques coureurs que nous avons interrogés à la Place de la Bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
ne se faisaient pas de soucis. Ils n’avaient pas du tout considéré la possibilité qu’un patron mette l’outil de travail à la disposition de ceux qui exécutent les commandes, ou, que les exécutants puissent le revendiquer auprès du commanditaire. Cela n’est pas dans l’esprit de cette ’économie du partage’. Mais ‘une analyse de l’intérieur’ dénonce déjà les précarités introduites par les entreprises ‘Ṻbers en vélo’. Selon cet article, il arrive que les entreprises attribuent des pénalités à des coureurs ce qui peut mener à leurs licenciements. Cela signifie que les exécutants ne sont pas des vrais indépendants. En plus de cela, les meilleurs (lisez les plus rapides) coureurs seraient favorisés par rapport aux moins performants [1].
"On ne peut pas nous reprocher d’être des nouveaux Uber", dit Jonathan Lefèvre de Take Eat Easy. "Uber attaque les cartels de taxis et les taximen craignent pour leurs emplois. Nous par contre nous ne détruisons pas d’emplois, nous en créons pour les cyclistes et aussi dans l’horeca et nous offrons l’opportunité à ceux qui veulent de gagner un salaire complémentaire".
Ces entreprises engagent le strict minimum de personnel. Les coureurs font des contrats du type Smart, de prestation de services. Ils passent via un autre intermédiaire pour recevoir leurs paiements. Tout cela fait partie de la nouvelle organisation du travail dans laquelle les entreprises se défont de tout coût jugé dérisoire par elles ; elles réduisent au minimum leur frais de fonctionnement et maximalisent ainsi les bénéfices. La ’nouvelle économie de partage’ en action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
. Mais partage de quoi ?
L’apparition de ce business suscite de grandes inquiétudes. Entre autres, comme la Commission européenne l’a admis dans une communication récente, "les limites, entre consommateurs et fournisseurs, salariés et travailleurs indépendants, ou encore entre fourniture professionnelle et non professionnelle de services, [sont] brouillées" [2]. Mais, pour la Commission, c’est la considération de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
qui prime. Ce secteur aurait un potentiel considérable. "Certains experts," a-t-elle dit, "estiment que l’économie collaborative pourrait injecter, à l’avenir, de 160 à 572 milliards d’euros dans l’économie de l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
".
Toute estimation vaut ce qu’elle vaut. Suivant le dogme que toute croissance est bonne, la Commission trouve qu’il faut "en tirer pleinement profit". Elle a donc décidé d’ouvrir la grande porte à l’économie collaborative.
Économie collaborative ? Encore une manipulation rhétorique.
Pour citer cet article :
Raf Custers, "Les übers en vélo", Gresea, juin 2016, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1517