Comme un feu de brousse, les dossiers de la corruption au Brésil prolifèrent. Le scandale a commencé il y a deux ans et demi par des révélations de corruption concernant Petrobras, la société pétrolière brésilienne. Mais actuellement, c’est le groupe Odebrecht, la première entreprise de construction en Amérique latine, qui est au centre des attentions. Des révélations récentes mettent à nouveau en cause le président Temer et ses ministres. Odebrecht aurait versé des pots-de-vin dans une douzaine de pays, causant des polémiques de l’Equateur jusqu’au Royaume-Uni.
En mars 2016, le chef de l’entreprise Marcelo Odebrecht (’Marcelo’) a été condamné à 19 ans et 4 mois de prison ferme, les preuves contre lui étant accablantes. Les analyses de quelques dix appareils téléphoniques de Marcelo avaient mis à nu un schéma de pratiques de corruption et de blanchiment d’argent importantes.
Il s’avère que le groupe Odebrecht disposait en son sein d’un service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
dont la seule fonction était de payer des pots-de-vin. Ce Service d’Opérations Structurées gérait les transactions avec des ordinateurs équipés spécifiquement pour cette fraude. Le service organisait les paiements à travers une banque (achetée à cette fin par le groupe Odebrecht) dans l’Etat caribéen d’Antigua. Peu après la condamnation de Marcelo, la presse brésilienne a publié une liste codée des bénéficiaires de ces dessous de table. La Justice brésilienne a alors décidé d’entamer une nouvelle phase d’investigation, la 23e déjà, dans une enquête globale sur la corruption appelée « Opération Lava Jato ».
Qu’Odebrecht et les autres grandes entreprises de construction du Brésil se soient associées en cartel
Cartel
Association de plusieurs entreprises d’un secteur en vue de réglementer la production de celui-ci : maintenir un même prix de vente sur le marché, se répartir des quotas de production, etc.
(en anglais : cartel, mais souvent coalition, syndicate ou trust)
n’est qu’un des résultats de cette enquête. La création du cartel remonte aux environs de 2007, lorsque le Brésil s’est vu octroyer l’organisation de la Coupe du monde de football 2014. [1] Au sein de ce cartel, Odebrecht et ses « concurrents » déterminaient une stratégie à présenter lors des appels d’offre publics pour les travaux liés aux stades de football, afin de garantir que chaque membre du cartel ait sa part. De cette manière, Odebrecht a remporté les appels d’offre pour la rénovation prestigieuse du stade de Maracaña à Rio de Janeiro.
Le système a été découvert lorsque le groupe de construction Andrade Gutierrez, membre du cartel, est passé aux aveux en échange de l’assurance d’un règlement à l’amiable. Le précédent gouverneur de Rio de Janeiro, Sergio Cabral (du PMDB – Partido do Movimento Democrático Brasileiro - le parti de l’actuel président Temer) a quant à lui été mis derrière les barreaux. Il aurait détourné l’équivalent de 64 millions de dollars du budget de rénovation du Maracaña.
Quand les braqueurs s’amnistient
L’Opération Lava Jato (ou : Car Wash) a entretemps presque atteint sa 40e phase d’investigation. Cette enquête a été initiée en 2014. Elle se concentrait à l’origine sur la société pétrolière Petrobras. Cette entreprise était au centre d’un réseau triangulaire au sein duquel les pots-de-vin circulaient. Le principe : des entreprises payent des hauts placés de Petrobras pour décrocher des contrats de cette société pétrolière, et via le même circuit, des hommes politiques de tous les partis politiques acceptent de l’argent pour financer leurs campagnes.
Odebrecht était l’un des plus importants contractants de Petrobras, entre autres via la société Braskem, une filiale d’Odebrecht dans le secteur de la chimie.
Lava Jato a pris une dimension politique dès le début, le scandale étant aussi utilisé par les partis de droite et les medias contre Dilma Rousseff, alors présidente du Brésil, et contre son parti, le Parti du Travail. Rousseff a été destituée en août 2016 par le parlement, après des mois de diffamations politiques et de manifestations massives orchestrées par les partis conservateurs et les grands medias.
Ensuite, l’Opération Lava Jato a pris un curieux tournant. Parmi les personnalités politiques conservatrices souhaitant le départ de Dilma Rousseff, on retrouve des personnages-clé, eux-mêmes impliqués dans le scandale de corruption. Les plus connus sont Eduardo Cunha -qui avait introduit la procédure de destitution de la présidente Rousseff lorsqu’il était président de la Chambre -, Sergio Cabral l’ex-gouverneur précédemment cité mais aussi José Serra, ministre des Affaires étrangères dans l’actuel gouvernement du président Temer. En 2010, Serra (chef de file du parti de droite PSDB) était l’adversaire de Dilma Rousseff au second tour des élections présidentielles. Odebrecht lui a alors versé plus de 23 millions de reais (R$ - environ 7 millions de dollars) via un compte bancaire en Suisse, tandis que Serra ne déclarait qu’un don de 2,4 millions R$. [2] Le président Temer, arrivé au pouvoir en avril 2016, a déjà dû licencier ou vu partir sept membres de son gouvernement ainsi que des collaborateurs proches à cause du scandale de corruption dans lequel ils étaient impliqués.
C’est un fait connu de tous mais qui s’avère confirmé par les récentes actualités : l’ordre établi du Brésil est pourri ; le pays fonctionne autour d’un réseau fermé et intime d’entrepreneurs et de politiques qui se donnent des coups de main les uns les autres. Les tentatives de réforme de cet ’ordre’ échouent successivement du fait des manœuvres et du sabotage orchestré par la classe dominante du Brésil. Dilma Rousseff a annoncé une réforme institutionnelle profonde en réponse aux manifestations massives en 2013, mais n’a pas eu l’opportunité de démarrer cette réforme. Au contraire, pour certains observateurs au Brésil, son intention de lutter contre la corruption lui a coûté son poste.
Une autre manœuvre a immédiatement suivi la destitution de Dilma Rousseff, lorsqu’une proposition de loi a été introduite à la Chambre du parlement brésilien, pour amnistier rétroactivement les personnes inculpées dans les dossiers de financement illicite de partis politiques. L’identité des auteurs de cette proposition n’a pas été clairement établie. Mais, elle a été mise à l’ordre du jour grâce au PMDB du président Temer, le parti le plus corrompu. [3] Cette manœuvre a échoué à cause de l’opposition d’autres fractions du parlement, mais également du fait de l’appui de manifestations de rue.
Odebrecht achète son impunité
Fin 2016, le ministère public du Brésil a ouvert des instructions contre 364 individus ou personnes juridiques dans le cadre de l’Operation Lava Jato et plus de 80 personnes ont été condamnées pour leur implication dans des faits de corruption. Beaucoup de Brésiliens se demandent pourtant si la justice veut vraiment aller au bout du processus. Elle se montre très clémente vis-à-vis des entreprises et de leurs cadres dirigeants. Ceux-ci ont conclu des accords dans plus de 40 dossiers. L’accord permet pour les suspects de voir les poursuites menées à leur encontre abandonnées en échange de leurs aveux et du paiement d’une caution.
L’accord le plus complet jusqu’à présent est celui conclu avec le groupe Odebrecht. Contre ce groupe, des enquêtes ont été lancées au Brésil, aux Etats-Unis et en Suisse, mais en décembre Odebrecht a réglé l’affaire à l’amiable avec les trois pays. Aux Etats-Unis, un accord à l’amiable avec la justice a permis de mettre fin aux poursuites contre le paiement de 3,5 milliards de dollars.
Mais, cet arrangement fait de nouveau accélérer l’opération Lava Jato. Près de 80 hauts cadres d’Odebrecht ont en effet témoigné sur des pratiques criminelles dans le cadre de l’enquête aux Etats-Unis, et leurs déclarations visent maintenant Odebrecht dans une douzaine d’autres pays.
Les informations qui ressortent des témoignages recueillis par la justice américaine laissent penser qu’Odebrecht pratiquait régulièrement la corruption depuis au moins 2001. Au total le groupe aurait versé dans l’ombre la bagatelle de 788 millions de dollars à ses partenaires d’affaires. [4] Les documents rendus publics par la Justice aux Etats-Unis montrent qu’Odebrecht a payé 349 millions de dollars de pots-de-vin au Brésil, 110,5 millions au Mexique et 33,5 millions en Equateur. Le Royaume-Uni est lui aussi mis en cause puisqu’Odebrecht a fait transiter des pots-de-vin par les Iles Vierges et les Iles Caïmans, des paradis fiscaux et territoires d’outre-mer britanniques. [5]
La récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
au Brésil s’aggrave
Au Pérou, l’ex-président Ollanta Humala est soupçonné d’avoir reçu 3 millions de dollars d’Odebrecht en 2011 pour financer sa campagne électorale. Odebrecht a dépensé 29 millions de dollars de pots-de-vin dans ce pays où le groupe n’est plus autorisé à participer aux appels d’offres publics. Le Panama et l’Equateur ont pris des mesures similaires. L’Equateur se trouve dans une tempête politique. L’opposition utilise l’affaire brésilienne pour déstabiliser le président progressiste Rafael Correa. Au Venezuela le gouverneur Henrique Capriles, fervent opposant du gouvernement ’chaviste’ de Nicolas Maduro, est dans le collimateur pour corruption, toujours dans cette même affaire.
Un contexte qui alimente la suspicion sur le contenu de l’accord entre Odebrecht et la justice américaine. Washington maintient jalousement le secret sur les détails de l’accord. Dans le même temps, les fuites médiatiques sur Odebrecht permettent de viser une poignée de ’régimes’ dans l’arrière-cour des Etats-Unis, et donne de nouvelles munitions à Washington dans le cas de futures actions sur le plan diplomatique.
Les principaux concernés par cette affaire essayent de sauver les meubles. Odebrecht aurait l’intention d’échapper, partout où il est visé, à toute poursuite judiciaire et chercherait des solutions à l’amiable dans les 12 pays où des faits de corruption d’hommes d’affaires et politiques lui sont reprochés. Le Brésil participe actuellement au Forum économique mondial à Davos, entre autres pour sauver sa réputation. Le 18 janvier dernier, le procureur-général du Brésil, Rodrigo Janot, s’est adressé à un parterre d’entrepreneurs pour leur assurer que l’Opération Lava Jato ne s’en prennait pas au capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
mais visait au contraire à renforcer l’économie de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. [6]
Une chose est certaine : ce scandale cause énormément de tort au Brésil. Au moins 3 milliards de dollars ont été détournés et volés à la société pétrolière Petrobras, où tout a commencé. La banque publique de développement du Brésil, la BNDES, a suspendu des prêts à une dizaine de projets d’investissements, ce qui prive l’économie d’autant de stimuli. Au moment de leur prise de pouvoir, le gouvernement et le président Temer annonçaient fièrement le retour de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
au Brésil grâce à leur politique. C’est le contraire qui s’est pour l’instant produit. La récession s’approfondit au Brésil, où le commerce est retombé au niveau de 2002. Le gouvernement impose un paquet d’austérité à la population et les Brésiliens subissent les économies : contrairement aux oligarques, ils seront poursuivis s’ils ne s’y plient pas.
Pour citer cet article :
Raf Custers, "Le scandale de corruption du Brésil devient international", Gresea, janvier 2017, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1574