Bien qu’ancienne, l’idée d’attribuer à chaque individu un revenu universel (RU) connait un regain d’intérêt en Europe, en particulier depuis la crise de 2008. Des propositions et expériences concrètes se multiplient. Mais leurs principes et modalités d’application méritent d’être interrogés tant ils peuvent servir des objectifs politiques radicalement opposés.
Pour y voir plus clair, nous présentons les principaux constats et arguments qui fondent les propositions de RU en Europe. Après avoir explicité le discours partisan, nous mettons en évidence les critiques les plus souvent formulées contre le RU ainsi que certaines des revendications alternatives.
Constats et arguments en faveur du RU
Au-delà de la diversité des propositions débattues en Europe (voir point 2), trois constats servent généralement de point de départ aux partisans du RU pour en défendre la mise en place :
– les emplois se raréfient et se précarisent du fait de la révolution numérique et/ou de la faible croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
;
– du coup, la protection sociale remplit de moins en moins son rôle (puisqu’elle est liée au fait d’avoir occupé un emploi et/ou d’en rechercher un). En plus, elle est devenue trop complexe, trop coûteuse, liberticide, stigmatisante et souvent même contre-productive ;
– enfin, ces évolutions s’accompagnent d’un bouleversement du rapport au travail dans nos sociétés caractérisé par la quête d’une plus grande autonomie et par une volonté croissante de laisser plus de place aux temps sociaux « hors-emploi » (activités militantes, artistiques, éducatives, culturelles, de compréhension de la nature, religieuses…).
Ces trois constats sont loin d’aller de soi et le RU n’est pas forcément la seule ou la meilleure réponse aux questions qu’ils posent. Pour ses partisans, le RU a néanmoins l’avantage de les adresser tous à la fois, et de manière simple, efficace et respectueuse des libertés de chacun.
De l’idée à la réalisation, des décalages problématiques
Les modèles et propositions de RU envisagés en Europe sont très hétérogènes et il est souvent difficile de s’accorder sur une définition commune. Toutefois, selon le réseau européen Unconditional Basic Income Europe (UBIE), l’idée « magique » du RU est bien d’être un revenu monétaire versé périodiquement par une communauté politique à tous ses membres et qui respecte les quatre critères suivants :
– Universel : Toute personne, quels que soient son âge, ses origines, son lieu de résidence, sa profession, etc., aura le droit de recevoir cette allocation.
– Individuel : Toute personne a droit au RU sur une base individuelle, parce que c’est la seule façon de garantir le respect de la vie privée et d’éviter le contrôle d’autres individus. Le RU sera indépendant de l’état civil, de la cohabitation, de la composition du ménage, des revenus ou du patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
d’autres membres du ménage ou de la famille.
– Inconditionnel : En tant que droit humain, le RU ne sera soumis à aucune condition préalable, qu’il s’agisse de l’obligation d’avoir un emploi rémunéré, de s’impliquer dans le service à la communauté ou de se conformer aux rôles traditionnels de genre. Il ne sera pas non plus soumis à des limites de revenus, d’épargne ou de patrimoine.
– Suffisamment élevé : Le montant doit permettre un niveau de vie décent, correspondant aux normes sociales et culturelles de la société dans le pays concerné. Il doit empêcher la pauvreté matérielle, permettre de participer à la société et de vivre dignement [1].
Ce principe commun laisse la place à des modalités d’application très diverses, les nombreuses propositions de RU actuelles ne respectant que rarement ces quatre critères fondateurs. C’est ainsi, par exemple, que des propositions de « revenu minimum garanti » (présentes surtout dans le Sud de l’Europe) ou encore « d’impôt négatif » (présentes surtout dans les pays nordiques) se revendiquent d’être une forme de RU alors qu’elles ne sont, par définition, ni universelles, ni inconditionnelles puisqu’elles restent liées à des conditions de ressources [2].
En outre, même dans les cas de propositions visant à donner à tout le monde et sans condition un montant unique, cumulable avec d’autres revenus, il faut encore distinguer les formules « de gauche » des formules « de droite ». En effet, pour les premières, le montant est généralement faible, mais la sécurité sociale est maintenue dans sa majeure partie (c’est par exemple le cas de la proposition de RU de Philippe Van Parijs (UCL) et Philippe Defeyt (ecolo), en Belgique, qui en fixe le montant à 500/600 euros, mais avec maintien de la plupart des prestations sociales existantes (soins de santé, pensions, chômage). Pour les formules « de droite », elles ont tendance à proposer des montants plus élevés, mais avec la suppression complète (ou presque) des autres prestations sociales (c’est notamment le cas de Georges-Louis Bouchez (MR), toujours en Belgique, qui propose un RU à 1000 euros, mais en remplacement de l’ensemble des prestations sociales existantes).
Une autre distinction porte sur le financement. En effet, à gauche, on l’envisage généralement à partir d’une hausse de la fiscalité (ex : taxe sur les robots, taxe sur les transactions financières, etc.) ce qui est censé en faire une mesure redistributive. Pour la droite, la majorité du financement passe par les économies réalisées dans la protection sociale, ce qui annule tout impact potentiel sur les inégalités.
Enfin, soulignons également que les expérimentations concrètes de RU qui se multiplient en Europe ne visent pour l’instant que des individus privés d’emplois (chômeurs et/ou bénéficiaires de minima sociaux) ce qui les éloigne de la définition et des objectifs fondateurs du RU pour se rapprocher plutôt de dispositifs classiques de (re)mise à l’emploi. Il en va ainsi, notamment, de l’expérience finlandaise [3], qui consiste à verser un soit-disant RU de 560 euros par mois à 2000 chômeurs tirés au sort en remplacement de leurs allocations précédentes, ce montant étant cumulable avec d’autres revenus du travail. L’idée est ici de vérifier si la mise en place du « RU » favorise leur retour à l’emploi.
Critiques du RU
De nombreuses critiques du RU transcendent les clivages politiques : celles sur son coût économique jugé trop important, sur son caractère inéquitable, ou encore sur la prime à l’oisiveté qu’il constituerait. D’autres, à l’inverse, diffèrent selon que l’on se situe à gauche ou à droite de l’échiquier politique. Enfin, un autre clivage distingue deux courants au sein même du camp « progressiste » : ceux pour lesquels le RU constitue une menace pour le modèle de l’Etat social construit après guerre autour de la norme du plein-emploi en CDI et ceux pour lesquels le RU ne fait que prolonger la déconstruction de la norme sociale d’emploi et ne permet pas une sortie du salariat vers le haut.
Argumentaire défensif de l’Etat social
Pour les premiers, en effet, c’est le principe même d’une rupture du lien entre activité, rémunération et protection sociale qui est dangereux dans l’idée du RU. Et ce, pour essentiellement trois raisons :
– Il substitue aux droits et garanties collectifs attachés aux négociations des conditions d’emploi un droit individuel qui laisse ensuite chacun "libre" de négocier de son côté ses conditions de travail. Les organisations syndicales, délégitimées dans ce modèle, perdent à la fois l’autonomie et le monopole de la négociation collective. Au lieu de lutter contre la précarité, une telle mesure risquerait au contraire de l’aggraver en sapant l’exercice des solidarités collectives, toujours à la base des droits économiques et sociaux ;
– Ensuite, parce qu’en donnant à chaque individu le même montant quelle que soit sa situation, on rompt avec la logique (re)distributive de la protection sociale actuelle. Ceci constitue à la fois un recul politique et une faute morale.
– Enfin, parce qu’une telle mesure ne vise en rien les causes des problèmes qu’elle prétend résoudre (en particulier en matière de précarisation/raréfaction de l’emploi), elle se contente simplement d’en rendre les effets un peu plus supportables. C’est ainsi que la dualisation du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’emploi est entérinée avec d’un côté, les travailleurs privilégiés ayant la possibilité d’exercer des emplois de qualité dans les domaines clés de l’économie et de l’autre, la masse des exclus dont la non-participation à l’économie productive est compensée par le versement du RU. De la même manière, plutôt que d’analyser et d’agir sur les causes de la multiplication des emplois précaires et sous-payés, le versement d’un RU se contente de les constater et encore une fois de les compenser avec de l’argent public.
Argumentaire offensif pour transformer le système économique
À l’inverse, pour les seconds, ce n’est pas tant le principe du RU qui doit être condamné que ses modalités d’application (du moins telles qu’elles sont généralement envisagées). La gauche radicale partage en effet certains des constats des partisans du RU concernant l’indésirabilité du modèle social hérité des "Trente Glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
" (voir point 1). Elle n’a toutefois pas pour ambition de réfléchir à un nouveau modèle adapté à la nouvelle économie (digitalisation, ubérisation,…), mais plutôt par le biais d’une autre forme de revenu inconditionnel, à refonder l’économie elle-même et plus largement les rapports de production qui la fondent.
Alternatives
Cette importante ligne de fracture entre les critiques « de gauche » du RU se retrouve dans les revendications alternatives qu’il est possible de lui opposer, avec d’un côté des revendications destinées à défendre/améliorer le système social existant et de l’autre des revendications destinées à le dépasser par le haut.
Alternatives défensives au RU
a) lutte contre la dérégulation
Dérégulation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
du marché du travail et pour l’obtention de nouveaux droits salariaux : la priorité est donnée à l’opposition aux réformes qui créent les conditions d’une dégradation/précarisation croissante des conditions d’emploi (ex : les différentes « lois travail » en Europe). Il s’agit également de réfléchir à l’invention de nouveaux droits et/ou statuts salariaux de manière à contrer/atténuer les limites des droits et/ou statuts actuels (ex : sécurisation des parcours professionnels en France).
b) lutte pour la création d’emplois de qualité, notamment dans le domaine de la transition énergétique : cette option consiste à contester le diagnostic d’une perte d’emplois massive et inéluctable du fait de la révolution numérique, en prônant au contraire la création d’emplois de qualité, notamment dans le cadre de la nécessaire transition énergétique.
c) lutte pour la réduction collective du temps de travail (RCTT) : cette option consiste à renouer avec la revendication historique de RCTT. Elle a l’avantage de répondre aux problèmes du chômage et de la perte de centralité de la valeur-travail, tout en évitant de renforcer la dualisation du marché du travail et de fragiliser la sécurité sociale.
d) lutte contre l’État social actif et le workfare : Cette quatrième option part du principe que les différents problèmes qui affectent les systèmes actuels de protection sociale n’impliquent pas nécessairement une refonte totale de leur fonctionnement. En effet, nombre d’entre eux résultent du tournant pris dans les années 1990 en faveur d’une « politique active » du marché du travail et du passage d’une logique de « welfare » à une logique de « workfare ».
e) lutte pour le renforcement/développement des services publics : Enfin, dans de nombreux domaines, il existe des solutions collectives « démonétarisées » aux conséquences de la pénurie et/ou de la précarisation des emplois (et donc des revenus) sur l’accès à des services fondamentaux comme l’éducation ou la santé. Les services publics en constituent le meilleur exemple.
Alternatives offensives au RU
À côté de ces revendications « classiques » de la social-démocratie, et plus largement du mouvement syndical, d’autres acteurs/mouvements cherchent toutefois les voies d’un dépassement du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
(et non d’un simple aménagement) qui s’appuie sur une forme ou une autre de RU. Leurs propositions (pas toujours incompatibles avec certaines des revendications sociales-démocrates classiques) ont ainsi pour points communs de défendre une forme de RU :
– Qui marginalise, voire remplace le marché du travail (la majorité ou la totalité des revenus en est déconnectée) ;
– Qui est conçu comme un revenu primaire et non comme un instrument de redistribution ;
– Qui est lié à une réflexion sur la valeur (ses fondements, sa reconnaissance et sa rétribution), sur la propriété et sur la finalité de l’activité économique.
Trois grands courants coexistent dans cette optique :
– Un courant « communiste » avec Bernard Friot et sa proposition de « salaire à vie » : 1500 euros versés dès 18 ans à tout le monde, avec possibilité d’évoluer jusque 6000 euros et financé par la socialisation de l’ensemble de la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
via des caisses (selon le principe de la cotisation sociale). Il ne s’agit donc pas de redistribution mais bien d’une nouvelle distribution primaire de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
.
– Un courant « cognitiviste » autour de la pensée de la revue « multitude » : Selon eux, l’essentiel de la production de valeur se fait hors de la sphère du travail. Le RU appelé « revenu garanti » est donc un revenu primaire, rémunérant l’activité autonome des individus, définie comme productive. D’autres encore affirment que le lien social est synonyme de valeur au sens économique.
– Un courant « décroissantiste » dont Paul Ariès est notamment un penseur majeur : il propose un RU appelé « dotation inconditionnelle d’autonomie » de 1100 euros (SMIC) financé par la création monétaire et des remaniements fiscaux afin de soutenir les pratiques « décroissantistes » et la justice sociale. Les modalités envisagées sont, entre autres, un revenu maximum autorisé, une monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
locale, des droits de tirage, un renchérissement du mésusage.
Conclusion
Derrière le débat entre partisan et critique d’un revenu universel, il y a comme souvent une opposition politique fondamentale, celle du statut social de l’individu. Sommes-nous, aujourd’hui, des consommateurs ayant pour principale fonction sociale et économique de faire jouer la concurrence entre des entreprises ayant le monopole de la création de valeur ajoutée ? Dans ce cas, un revenu universel déconnecté du travail et permettant de maintenir une demande solvable même en temps de crise semble se justifier. Ou alors, sommes-nous avant tout des travailleurs qui produisent la valeur ajoutée ? Dans ce cas, il est légitime que cette valeur ajoutée nous soit distribué sous forme d’un salaire qui permet non seulement de consommer mais également d’investir collectivement et de reconnaître la valeur du travail dans toute ses formes, à l’intérieur comme en dehors de l’emploi.
Pour citer cet article :
Anne Dufresne et Cédric Leterme, "Le revenu universel en question", Gresea, septembre 2017, texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1717