L’idée du revenu universel (RU) qui avait déjà fait fureur dans les années 1980 est revenue en force depuis la crise de 2008 en Europe. Elle occupe aujourd’hui une place centrale dans le débat politique. D’où l’importance de mettre le concept de RU en perspective en se posant la question suivante : d’où vient cette idée et pourquoi est-elle née ?
Origines : une généalogie contestable
Les partisans du revenu universel ont coutume de présenter le revenu universel comme une idée vieille de plusieurs siècles. Ils lui ont ainsi construit une généalogie dans la pensée sociale qui apparaît plus que contestable. Pour lui donner de la crédibilité, ils la font généralement remonter au XVIe siècle lorsque Thomas More (1478-1535) suggère un « revenu inconditionnel » dans Utopia (1516). L’auteur imagine alors une île où chacun serait assuré des moyens de sa subsistance sans avoir à dépendre de son travail.
Ce n’est toutefois qu’à partir de la fin du 18e Siècle que l’idée de verser à chaque individu un revenu inconditionnel apparaît comme une proposition politique concrète. C’est lié d’une part aux conséquences de la Révolution française et à ses exigences d’égalité et d’autre part à la généralisation de l’économie de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
qui rend de plus en plus d’individus dépendant d’un revenu monétaire pour survivre.
Dans ce contexte, c’est l’Anglais Thomas Paine (1737-1809) qui dans son ouvrage La Justice agraire (1797) défend l’idée d’une « dotation universelle ». Elle correspond à un dédommagement versé à l’ensemble de la population en compensation de la privatisation des terres qui accompagne le développement de l’économie de marché. La même intention se retrouve chez le philosophe français Charles Fourier (1772-1837). Auteur de La fausse industrie (1836), il propose de transformer la rente foncière en rente viagère pour les propriétaires fonciers et de concéder aux non-propriétaires un « minimum de subsistance abondante » qu’il nomme « dividende
Dividende
Revenu de la part de capital appelé action. Il est versé généralement en fonction du bénéfice réalisé par l’entreprise.
(en anglais : dividend)
territorial ». En 1848, le Belge Joseph Charlier (1816-1896), un penseur belge d’inspiration proudhonienne et fouriériste propose de créer un « minimum garanti » dans une perspective similaire. Il sera considéré comme le véritable précurseur de l’allocation universelle. Par la suite, l’industrialisation et la misère qui l’accompagne pousseront d’autres auteurs à proposer des formes de RU conçues cette fois comme des mécanismes de lutte contre la pauvreté. Le revenu universel poursuit donc, dès ses origines, des objectifs différents et ceux-ci vont encore plus se diversifier par la suite.
Dans les versions anciennes des soi-disant pères fondateurs du revenu universel, l’attribution de revenu n’est jamais totalement inconditionnelle. Elle est plutôt une compensation accordée aux plus déshérités en contrepartie des spoliations dont ils sont victimes de la part des propriétaires terriens. Elle s’éloigne en cela de l’actuelle définition du Revenu dit « universel » qui alloue un revenu à toutes et tous, indépendamment de leurs ressources et de leur statut. L’idée d’un RU qui trouverait sa source dans les penseurs sociaux dès le 16e siècle paraît donc plus que discutable.
Un projet politique en marche
Jusqu’aux années 1960, la proposition de Revenu universel reste extrêmement marginale dans le débat public dans un contexte où le plein-emploi et le développement de l’État social constituent le vecteur privilégié du progrès social. La sécurité économique et sociale des individus passe d’abord par la possibilité d’occuper un emploi à la fois pourvoyeur de revenu, de stabilité et de droits sociaux (Castel, 1999). Or, dans le courant des années 1960-70, l’essoufflement de ce modèle commence à légitimer des mises en cause de plus en plus nombreuses qui vont contribuer à relancer le débat sur le RU. C’est notamment le cas au sein de la droite néolibérale, qui y voit un bon moyen de favoriser une libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. totale de l’économie, en proposant le versement d’un RU minimal en échange du démantèlement de la sécurité sociale et de la fin de l’intervention de l’État pour réguler l’économie de marché. Telle est la position défendue par Milton Friedman dès 1962 dans son livre « Capitalisme et liberté ». Il soutient alors le principe d’un « impôt négatif » [1]. Cette formule se popularisera vite en Europe où, dans de nombreux pays, le RU fait son apparition dans les programmes politiques des partis de droite qui arrivent au pouvoir dans les années 1970 et 1980 : en France, par exemple, Valery Giscard d’Estaing (UMP) a instauré ce type de réforme dès son arrivée à la Présidence, en 1974.
Avec la fin des « Trente Glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
» qui suit les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, c’est néanmoins un spectre d’acteurs politiques beaucoup plus large qui va s’intéresser à nouveau à l’idée d’un revenu inconditionnel. Les néolibéraux sont rejoints par des auteurs plus progressistes comme l’économiste de gauche James Tobin (l’inventeur de la taxe du même nom). Ils voient dans le RU un bon moyen de lutter contre la pauvreté dans un contexte où le chômage explose. Certains y voient également un remède contre la bureaucratisation et l’ingérence étatique qui a accompagné le développement de la sécurité sociale dans les décennies précédentes (Fourier 1985).
Puis, l’idée est également reprise dans des milieux écologistes. Selon ces derniers, le RU doit permettre aux gens qui le souhaitent de ne pas travailler et donc, de ne pas participer à la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
de la production et de la pollution (Gorz, 2002). Dans les années 1990, on retrouve aussi de plus en plus de partisans du revenu inconditionnel dans les mouvements de chômeurs et de précaires qui se multiplient pour lutter contre les conséquences du chômage, de la flexibilisation du marché du travail ou encore de « l’État social actif ». Ils souhaitent l’utiliser pour défendre un nouveau rapport au travail, en dehors de la relation de domination caractéristique du salariat. Ils mettent en cause la possibilité et la désirabilité d’un retour au plein-emploi en plaidant au contraire pour la valorisation de formes de travail plus libres et socialement utiles. Enfin, on peut également citer la théorisation vers la fin des années 1990 du passage à un capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
« cognitif » qui imposerait d’organiser différemment la répartition des fruits d’une valeur créée de façon de plus en plus diffuse et collective, notamment à travers le versement d’un « revenu garanti » (Moulier-Boutang 2001). Cette tendance s’articule essentiellement autour de la revue « Multitude » qui a consacré énormément de temps et d’attention à cette question depuis plus de dix ans.
La version belge de l’allocation universelle
En Belgique, ce sont surtout des intellectuels de gauche ayant des tendances libertariennes [2] qui vont commencer à s’intéresser au RU dans le courant des années 1980. Ces intellectuels se regroupent en 1985 dans le Collectif Charles Fourier qui sera le premier à proposer l’allocation universelle présentée comme une « rente sur les ressources communes dont chacun pourrait bénéficier ». Les membres de ce collectif Paul-Marie Boulanger, Philippe Van Parijs et Philippe Defeyt définissent alors précisément un scénario politique qui explicite les principes de base de l’allocation universelle (voir encadré ci-dessous).
Le scénario politique de l’allocation universelle en 1985 « Supprimez les indemnités de chômage, les pensions légales, le minimex, les allocations familiales (…). Mais versez chaque mois à chaque citoyen une somme suffisante pour couvrir les besoins fondamentaux d’un individu vivant seul. Versez-la-lui qu’il travaille ou qu’il ne travaille pas, qu’il soit pauvre ou qu’il soit riche, qu’il habite seul, avec sa famille, en concubinage ou en communauté, qu’il ait ou non travaillé dans le passé. Ne modulez le montant versé qu’en fonction de l’âge et du degré (éventuel) d’invalidité. Et financez l’ensemble par un impôt progressif sur les autres revenus de chaque individu. Parallèlement, dérégulez le marché du travail. Abolissez toute législation imposant un salaire minimum ou une durée maximum de travail. Éliminez tous les obstacles administratifs au travail à temps partiel. Abaissez l’âge auquel prend fin la scolarité obligatoire. Supprimez l’obligation de prendre sa retraite à un âge déterminé. Faites tout cela. Et puis observez ce qui se passe. Demandez-vous en particulier ce qu’il advient du travail, de son contenu et de ses techniques, des relations humaines qui l’encadrent. » [3] |
Le scénario proposé par le Collectif Charles Fourier correspond en partie à la déréglementation
Déréglementation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
que nous vivons aujourd’hui en Belgique en matière de droit du travail (Loi Peeters [4]) et de sécurité sociale en particulier. Des lois similaires sont également passées ces dernières années dans la plupart des pays d’Europe [5]. Est-ce la raison pour laquelle il faudrait compléter ce scénario actuel par un RU ?
Les principes de base du RU évoqués ci-dessus sont très radicaux. Entre-temps, ses concepteurs ont fait évoluer leur formule en l’adoucissant. En effet, l’allocation universelle en Belgique est aujourd’hui le plus souvent envisagée non plus à la place, mais en complément au système de sécurité sociale.
La mise en réseau internationale
Il faut également souligner l’intense travail de sensibilisation et de lobbying effectué par des partisans du revenu inconditionnel ces dernières années. Leurs réseaux ont permis d’en maximiser les échos et les retombées, en particulier en Europe. Le BIEN (Basic Income European Network – le réseau européen pour un revenu de base) a été créé en 1986 avant le BIN (Basic Income Network – le réseau international pour un revenu de base) qui apparaitra en 2004. Puis, en 2014, le BIEN se renommera Basic Income Earth Network.
La campagne européenne lancée en 2013 dans le cadre du nouveau « droit d’initiative citoyenne européenne » a aussi été l’occasion de populariser l’idée à l’échelle du continent avec un résultat de près de 300 000 signatures obtenu dans la quinzaine de pays mobilisés [6]. Elle s’est également accompagnée de nombreuses initiatives nationales similaires (en Espagne, aux Pays-Bas ou encore en Finlande, par exemple) ayant à chaque fois permis de réintroduire la question au centre de l’actualité.
Dans ce contexte, on comprend mieux l’engouement politique et médiatique croissant que suscitent les propositions de RU, qui sont passées au statut de propositions crédibles. C’est ainsi que des acteurs et des forces politiques de premier plan couvrant la quasi-totalité du spectre politique n’hésitent plus à les inscrire dans leur programme et/ou à les débattre [7].
Conclusion
Finalement, on constate qu’il existe bien non pas une, mais des histoires du RU portées par des projets politiques parfois radicalement opposés. Leur seul point commun est bien la volonté d’en finir avec le modèle social développé jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à savoir une régulation keynésienne, fondée sur l’État social, le plein-emploi et la sécurité sociale. Ceci explique d’ailleurs le succès de l’alternative que propose le RU depuis que ce modèle social est entré en crise dans le courant des années 1970.
Bibliographie
Castel, Robert. 1999. Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat. Paris : Gallimard.
Fourier, Charles (collectif). 1985. « L’allocation universelle ». La Revue Nouvelle (4) : 345‑94.
Fourier Charles. 1836. La fausse industrie.
Gorz, André. 2002. « Pour un revenu inconditionnel suffisant ». Transversales-Science/culture (3).
More, Thomas. 1516. Utopia.
Moulier-Boutang, Yann. 2001. « Le revenu social garanti et la grande transformation du travail : en deçà ou au-delà du régime salarial ? » In Vers de nouvelles dominations dans le travail ? Sur le sens de la crise, éd. Jean Terrier et Hughes Poltier. Lausanne : Payot, 125‑52.
Paine, Thomas. 1797. Agrarian Justice.
Pour citer cet article : Anne Dufresne, Cédric Leterme, "Le revenu universel : (I) Origines et histoires" juillet 2018, texte disponible à l’adresse : [http://www.gresea.be/I-Origines-et-histoires]