Le 22 avril 2023, la CSC francophone mettait en scène un « procès du travail ». Le Gresea y jouait l’avocat du travail. L’économiste Philippe Defeyt prenait le rôle de procureur. La confrontation des deux plaidoiries, volontairement sans nuances, a permis un débat sur les différentes dimensions d’un concept aux significations multiples devant quelque 200 syndicalistes.

Vous trouverez ci-dessous la plaidoirie de la défense.

Mesdames Messieurs les Jurés,

Monsieur le président,

J’ai pris connaissance avec attention de l’acte d’accusation et je m’étonne que cet acte ait pu déboucher sur la mise en procès de mon client, cela en dit long sur les ravages causés par la réforme Copernic et le new public management sur la justice.

Autant le dire dès à présent, je demande aux jurés d’innocenter mon client.

L’innocence de mon client se fonde sur quatre arguments :

Premièrement, mon client, le Travail, ici assis sur le banc des accusés, est un objet social qui reste largement mal identifié. L’acte d’accusation repose d’ailleurs sur une représentation très spécifique, située et quelque peu réductrice du travail. Si vous voulez juger le travail, il s’agit au minimum de se mettre d’accord sur le portrait-robot du coupable ! Afin de me porter au secours d’une justice empêchée de travailler par la modernisation managériale, je vais tenter de clarifier le portrait-robot de mon client.

Cette première clarification me permettra ensuite d’énoncer la seconde raison fondant l’innocence de mon client : « on se trompe de cible ce matin à Houffalize ». Est-ce le travail qu’il faut juger ou ses conditions de réalisation ?

Troisièmement, cette mise en procès est aussi le résultat d’attentes déraisonnables par rapport au travail. Dans nos sociétés occidentales contemporaines, le travail doit nous procurer des droits. Il doit aussi répondre à nos besoins matériels et permettre l’émancipation… Peut-on tout attendre du travail, en l’isolant d’autres caractéristiques du mode de production dominant ?

Quatrièmement, et en guise de conclusion, j’affirme qu’il ne s’agit pas de condamner le travail, ce qui revient à nous placer en « front commun » avec les propriétaires capitalistes, mais bien de se le réapproprier.

Revenons, si vous le permettez, à mon premier argument : peut-on condamner un coupable si mal identifié par l’enquête ?

 « Le portrait-robot de mon client est défaillant ! »

Dans son ouvrage sur le travail, Dujarier repère trois grandes significations historiques : le travail comme une activité ; le travail comme production de valeur et le travail comme emploi rémunéré [1].

Chez les sociologues, le travail est largement compris comme une convention socialement construite et donc en constante évolution. Prêter une échelle à son voisin n’était pas nécessairement considéré comme du travail il y a peu, le développement des plateformes numériques et du « pear to pear » a fait rentrer une série d’activités humaines dans le travail rémunéré. La prostitution n’est pas toujours considérée comme un travail au regard du droit, mais bien au regard de la production de richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
monétaire puisque, en Belgique, cette activité figure désormais dans le calcul du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
.

Les économistes ont eu le mérite de simplifier les choses, au risque de les réduire complètement. Le travail permet la production de valeur (« de richesse »). Attention qu’en le pensant comme seulement productif, on peut se demander si le métier de caissier ou de caissière doit être considéré comme du travail, cette activité produisant plutôt un transfert de propriété qu’une production de valeur.

On oublie aussi souvent que le travail n’est pas qu’une question de sciences sociales. La physique, par exemple, nous permet également d’identifier le travail. Pour les physiciens, il s’agit de la mise en mouvement de la matière ou encore de la dépense calorique. Dans ce cadre-là, la raréfaction des ressources énergétiques va sans aucun doute nous obliger à travailler plus et différemment, quoi qu’en dise le présupposé productiviste dont certains ont affublé le travail ! Pour un obstétricien enfin, le travail est le processus biologique qui permet de donner la vie.

Le travail est donc une catégorie qui est très loin d’être stabilisée. Par contre, elle souffre d’une capture. Le travail comme catégorie est capturé par la relation salariale, au sens large du terme. Est considéré « travaillé » et « travailleur » aujourd’hui, celui ou celle qui reçoit un revenu en échange de son activité. Les chômeurs, les grands-parents, les femmes au foyer, les migrants, les étudiants, les bénévoles sont généralement rejetés hors du travail. Mon client n’est pas coupable, il est victime d’une prise d’otage.

Pour sortir de cette vision réductrice du travail, je pense que pour les besoins de ce procès, nous devons considérer le travail comme une médiation. Une médiation est un intermédiaire qui participe au fonctionnement de la société en créant du lien social. En produisant des biens et des services, on s’affronte aux autres, on se transforme soi, on transforme le monde. Le travail est, en cela, nécessaire à la démocratie. La monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
, le savoir ou l’État peuvent être considérés également comme des médiations.

Condamner le travail est, mesdames et messieurs, un acte sociéticide, qui détruit la société. Dans ce cadre, Taylor, Ford, Tahishi Ono ou Deloitte plus récemment ont bien plus œuvré à empêcher le travail et à détruire le lien social qu’à l’organiser efficacement. C’est donc bien eux qu’il s’agirait de mettre sur le banc des accusés plutôt que mon client.

Ce détour par l’organisation « scientifique » du travail m’amène à mon second argument :

 « Est-ce bien le travail qu’il faut juger » ?

Pour répondre à cette question, je vous invite à prendre la place d’Aurore. Elle est hôtesse de l’air dans une célèbre compagnie aérienne low cost. Hiver 2017, le Boeing 737 se pose avec difficulté sur le tarmac de Brussels South Airport (dit également Charlerwè). Le voyage a été rendu difficile par les conditions climatiques. L’avion ne peut se rendre directement au parking à cause du verglas, les passagers vont devoir patienter plus de trois heures au sol avant de débarquer. Les clients sont de plus en plus mécontents. Sur son GSM, Aurore reçoit pourtant des injonctions managériales en provenance de Dublin pour lui indiquer qu’elle doit continuer à passer avec le trolley dans l’allée centrale afin de vendre des boissons et des tickets à gratter, sous peine de devoir se rendre à un disciplinary meeting à Dublin le lendemain. L’histoire se termine au petit matin dans un hôpital de la région. Aurore a été victime d’un malaise, elle ne retravaillera plus jamais pour cette compagnie ni pour une autre. Elle mettra d’ailleurs plus de cinq ans à retravailler, allant d’épuisement nerveux en épuisement nerveux. Elle aimait pourtant son métier. Cette courte histoire m’oblige à vous poser une question, mesdames et messieurs, est-ce le travail qui détruit cette personne ou bien est-ce les conditions de son exercice ? Est-ce le travail qui engendre des inégalités ou bien le rapport de production dans lequel il se trouve enserré ?

Le problème n’est pas le travail ou de devoir travailler, mais bien le fait que le travail ne puisse s’exprimer que dans une configuration de domination, de subordination et d’aliénation. C’est par-là que les capitalistes et leur chargé de pouvoir, les managers et les consultants en tout genre, sont parvenus à dévoyer et à s’approprier cette médiation fondamentale qu’est le travail. Ils se l’approprient et la détruisent. D’une médiation qui produit du lien social et des affects joyeux, ils font du travail une compétition qui « fout les gens par terre ». Dans certains cas, n’est reconnu comme travail que celui qui trouvera grâce à la valorisation boursière. Le même travail réalisé par les travailleurs de Delhaize vient d’être revalorisé de 16% par les actionnaires, car ces derniers pensent que, dans le futur, il se fera dans de moins bonnes conditions. Les acteurs de la finance fonctionnent désormais comme un encadrement disciplinaire du travail, qui se traduit dans les entreprises par des indicateurs de gestion financière qui vont, à leur tour, guider les dispositifs managériaux.

Mais, le pire dans cette histoire, c’est qu’en rendant le travail triste, les propriétaires-capitalistes sont parvenus à l’intensifier. De nombreux chercheurs, de Roy à Burawoy en passant par Linhart ou Dejours en France, ont en effet montré qu’aller plus vite que les cadences prescrites permet aux travailleurs d’échapper à la douleur, à la peur ou à l’ennui… Intensifier un job de merde lui rend du sens…le travailleur pris dans son exploitation participe à sa propre mobilisation par le management. Et là, dans cette situation, le travail devient en effet productiviste, polluant, destructeur des corps ou source d’inégalités économiques. Mais, est-ce la responsabilité de mon client ?

Et ce n’est malheureusement pas le passage d’une semaine de 38h à une semaine de 32h, ni Madame allocation universelle, qui va changer cette donne. La revendication de réduction collective du temps de travail est structurante pour le mouvement ouvrier et elle a débouché sur d’importantes conquêtes sociales. Il ne s’agit pas de le nier. Quelle que soit la convention du travail, on a aussi autre chose à faire dans la vie. Mais, la RCTT est aussi le symbole de l’incapacité du mouvement ouvrier à se saisir du travail concret et des modalités de son organisation. Ce n’est pas en fuyant le travail qu’on va le reconquérir. Il est urgent de libérer le travail, comme dit Thomas Coutrot, pas de se libérer du travail. Cependant, et permettez-moi un nouveau jeu de mots de mauvais goût, ce n’est pas parce qu’il est urgent de libérer le travail, qu’il faut en conclure que « le travail rend libre ».

Cela m’amène à mon troisième argument :

 « Arrêtons d’exiger du travail ce qu’il ne peut pas nous apporter »

Si le travail est au cœur de la procédure judiciaire qui nous occupe, c’est aussi parce que les attentes que nous plaçons en lui sont démesurées. Le problème ici est-il le présumé délinquant, mon client, ou bien ce que la société lui assigne comme objectifs à atteindre ?

Aujourd’hui, le travail doit nous permettre de subvenir à nos besoins matériels ; de nous réaliser en tant qu’individu ; de nous former tout au long de la vie ; de parfaire notre employabilité ; et même, le gros mot est lâché, de nous émanciper. N’en rajoutez plus, le verre de Chouffe [2] déborde. Il participe pourtant d’une forme de libération en permettant la sécurité sociale.

De plus en plus de gens quittent le travail subordonné pour découvrir autre chose, ils veulent se réaliser par le travail. Néanmoins, ce n’est pas parce que le travail s’exerce en dehors d’un rapport d’exploitation capitaliste qu’on met nécessairement fin à toute forme de domination ou d’aliénation par le travail. Ce n’est pas parce qu’il s’exerce en dehors de toute forme de subordination que le travail devient mécaniquement émancipateur ou non aliénant.

Le sociologue français Michel Lallemant a très bien décrit dans son enquête sur les communautés de travail aux États-Unis [3] comment le travail pouvait répondre à un objectif d’égalité. Il montre comment en organisant et en divisant le travail autrement, il est possible de faire en sorte que le travail soit un levier d’égalité. Mais, dans le même temps, il dépeint aussi l’état de certains membres de ces communautés complètement épuisés physiquement et psychiquement, le travail étant devenu l’alpha et l’oméga de la vie des membres et de la communauté. Dans ces communautés, il y a une forme d’exigence productive totale pour assurer la survie du collectif. Même s’il n’est plus capitaliste, le travail peut rester aliénant. Il peut même l’être plus.

Cela montre que si le travail peut contribuer à la transformation sociale, il ne peut en être tenu pour seul responsable. L’émancipation est une question de justice, de savoir, d’État, de monnaie…

Par contre, en postulant la centralité du travail dans notre société, nous en refaisons un formidable laboratoire démocratique et une activité clé de la construction de soi, car il permet de se confronter au réel, qui n’est pas toujours tout rose. En luttant pour leur travail, les travailleuses et travailleurs de Delhaize sont bien davantage des sujets politiques que lorsqu’ils vont voter tous les 5 ans !

 « Plutôt que de le condamner, se réapproprier le travail »

Pour libérer mon client, je souhaiterais partager avec vous quelques pistes qui me semblent intéressantes :

  1. Il faut premièrement réévaluer notre convention sociale sur le travail et la valeur. Le travail ne peut être réduit à la relation salariale, sa valeur ne peut être décidée par des fonds d’investissement Fonds d'investissement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
    (en anglais : fund)
    .
  2. Il faut ensuite arrêter de fuir le travail. Cette fuite se manifeste dans plusieurs pratiques ou revendications. La RCTT, le certificat médical, la psychologisation du burn-out ou le recours au cabinet de consultance sont des formes d’abdication. On laisse les autres s’occuper du travail, en définir les contours, voire le détruire.
  3. À l’inverse, il faut se ressaisir collectivement de nos pratiques de travail, de nos savoir-faire. Opposons-nous aux Post-its, aux entretiens individuels de fonctionnement, aux évaluations ex-ante, etc. Il faut débarrasser le travail de son carcan managérial qui nous infantilise. Tous ces pratiques qui empêchent le travail et contribuent à le dévoyer. Il s’agit de se ressaisir de la question du comment travailler, car le travail n’est-il pas une pratique avant d’être une catégorie de pensée ? Le travail d’une hôtesse de l’air ne consiste pas à vendre des tickets à gratter ; celui d’un chercheur à remplir des cadres logiques ou des plans stratégiques, celui d’un agriculteur à pulvériser des champs en avion. Le travail prescrit et uniformisé doit laisser place à l’artisanat, c’est-à-dire la valorisation des savoir-faire particulier et créatif par l’autonomisation réelle des travailleurs.
  4. Il faut réduire le temps de travail subordonné pour travailler plus. Contrairement à l’idée reçue que le travail serait par essence « productiviste », les défis écologiques vont nous contraindre à travailler plus, à renouer avec un travail vivant, car ce qui pollue beaucoup et qui n’est pas soutenable sur le plan environnemental, c’est le travail triste.
  5. Enfin, je dirais qu’il faut réajuster notre répertoire d’action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
    (en anglais : share ou equity)
    collective. Nous ne devons pas seulement lutter contre les réformes néolibérales de l’emploi, mais aussi pour que le contenu du travail soit en adéquation avec les défis de ce siècle et nos aspirations à l’émancipation.

Pour citer cet article : Bruno Bauraind, "Le procès du travail", Gresea, octobre 2023.

Notes

[1Dujarier M-A., Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée{}, Paris, PUF, 2021.

[2En référence au lieu du procès : Houffalize.

[3Lallemant M., Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris, Seuil, 2019.