Mise en ligne sur le site de la RTBF [1] dans le cadre d’une série de cartes blanches sur "La Wallonie : 10 ans pour réussir ?", thème d’une émission associant débat et reportages, présentée par François De Brigode et diffusée le mercredi 28 mars 2012 après le Journal Télévisé de 19h30.

Que sera la Wallonie dans dix ans ? Qui peut le dire avec un peu de certitude ? En général, les économistes et même les spécialistes en sciences humaines ne sont pas très bons pour prédire l’avenir. En effet, tellement de choses peuvent changer et ce, de façon assez radicale : la crise économique et financière est loin d’être terminée ; les tensions internationales s’aiguisent, avec la montée des pays dits émergents [2], alors que les anciennes puissances veulent conserver leur pouvoir ; la stabilité monétaire mondiale n’est pas du tout assurée ; les guerres se poursuivent, parfois de manière larvée, d’autres fois beaucoup plus ouvertement ; sans compter l’état écologique de la planète qui se dégrade continuellement, sans perspectives d’amélioration vu les échecs successifs des sommets qui y sont consacrés.

Il est clair que la situation mondiale déterminera fondamentalement où se situeront les différentes régions dans la décennie à venir. Il en sera de même pour la Wallonie. Il est quelque peu illusoire de définir la stratégie "gagnante" avec autant de paramètres aussi variables.

Dans ces conditions, il nous semble plus important de réfléchir aux politiques qui peuvent influer sur cette situation internationale et forger notre avenir. Certes, la Wallonie est petite à l’échelle terrestre, mais elle fait partie, néanmoins, des régions les plus riches de la planète, membre de l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
qui est l’égale sur le plan économique des Etats-Unis. Elle a donc une capacité d’influence qu’il ne faudrait pas négliger.

Mais ce n’est pas l’optique retenue actuellement. Le gouvernement de la Région wallonne a lancé, dès le début du nouveau millénaire, un contrat d’avenir pour la région rapidement transformé en plan Marshall Plan Marshall Ensemble de dons et de crédits fournis par les États-Unis aux pays européens à partir de 1948 en vue de reconstruire le territoire dévasté par la guerre. Ce programme a été lancé par le secrétaire d’État de l’époque, le général George Marshall, le 5 juin 1947. Washington se donnait le droit de regard sur l’utilisation de ces fonds, ce qui lui permit de favoriser les investissements américains sur le vieux continent, ainsi que l’adoption des produits et habitudes de consommation américains. L’Est européen refusa ses conditions, ce qui coupa alors (et non auparavant) l’Europe en deux. L’aide était gérée à partir de l’Organisation européenne de coopération économique, dont étaient aussi membres les États-Unis et le Canada. Celle-ci deviendra l’OCDE en 1960.
(En anglais : Marshall plan)
, puis en plan marshall.2vert. Il s’agit ni plus, ni moins de l’application des plans européens en matière de compétitivité : la stratégie de Lisbonne instaurée en mars 2000 et Europe 2020 qui lui fait suite. Selon ces dernières, il s’agissait de faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde à l’horizon de 2010, échéance qui a été reportée implicitement à 2020.

Pour les responsables européens (et aussi belges et wallons), la compétitivité a des vertus miraculeuses permettant d’augmenter le niveau de vie, d’assurer la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
et, dès lors, de favoriser l’emploi. Ainsi, dans un rapport sur la compétitivité, la Commission européenne déclare : "Une économie européenne est celle qui élève le niveau de vie de façon soutenable et offre un poste à ceux qui veulent travailler." [3]. Mais une telle interprétation devient totalement erronée quand on analyse en détail ce que cela signifie concrètement.

Ainsi, les dirigeants européens attribuent au marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
une fonction positive dans le progrès économique et technologique. Mais ce n’est pas le cas. La concurrence libre et non faussée, telle qu’elle est promue par les instances européennes, n’assure au mieux qu’un processus de sélection naturelle : les plus faibles sont systématiquement éliminés. Sont-ce les moins innovants qui partent et ceux qui restent sont-ils ceux qui permettent de porter la créativité au pouvoir ? Rien n’est moins sûr.

En revanche, la disparition des firmes les moins solides entraîne une concentration croissante dans la plupart des secteurs, voire la constitution de monopoles dans certains d’entre eux. La politique de casser les champions nationaux menées par les autorités européennes dans les télécommunications, l’énergie, le transport et la poste - en particulier avec la mise en place de la stratégie de Lisbonne en mars 2000 - a eu pour effet d’établir des géants non plus au niveau d’un seul pays, mais du continent.

Ensuite, la compétitivité à l’échelle d’un territoire - très difficile à définir en réalité selon les économistes [4] - repose sur deux indicateurs centraux : la réalisation d’exportations nettes et le gain de parts de marché. Le premier signifie que le pays exporte davantage qu’il n’importe. Le second suppose que les firmes nationales sont le pilier fondamental de l’efficience et qu’elles prennent des parts de marché plus importantes, notamment à l’étranger.

Mais les deux se fondent sur le mythe d’un apport global positif à la croissance mondiale, alors qu’une réflexion quelque peu attentive remarquera que la somme de ce petit jeu ne peut qu’être nulle : si un pays exporte davantage, cela signifie nécessairement qu’un autre élève ses importations ; si une entreprise nationale gagne des parts de marché, une autre en perd obligatoirement, le total ne pouvant jamais excéder les 100%. Dans ces conditions, les stratégies de compétitivité ne peuvent qu’aboutir à une guerre de tous contre tous, avec toute la brutalité et l’agressivité que cela implique. On est aux antipodes d’une stratégie sociale dûment revendiquée.
Une autre manière de cacher cette réalité est d’associer cette orientation avec ce qui se passe dans le sport. C’est une astuce qui va à la fois se référer à quelque chose de connu pour la plupart des citoyens et représenter une rivalité dans un cadre relativement structuré et policé. Il ne nous est pas permis ici de détailler toutes les différences entre les deux situations. La plus importante est que, peu importe l’opposition entre adversaires, le sport est un jeu, dont l’issue est variable et peut être remise en cause au moment d’une nouvelle compétition, toujours délimitée dans le temps. La bataille entre entreprises, voire entre pays, ne connaît ni début, ni fin réelle. Elle utilise tous les moyens possibles et imaginables, balisés uniquement par quelques règles qui ne sont pas toujours appliquées. Et l’objectif est la suppression définitive du concurrent, alors qu’en sport la couronne est remise en cause à chaque nouvelle partie.

Il en ressort que la compétition ressemble véritablement à une guerre impitoyable, mais où les armées sont constituées par des salariés qui, en général, n’ont pas demandé à en faire partie. Pourtant, ce sont bien eux qui sont éliminés par la réduction permanente des effectifs mise en œuvre pour accroître sans cesse la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
de l’une ou l’autre firme. Ou qui perdent totalement leurs repères quand "leur" entreprise fait faillite.

En lançant le plan Marshall et sa version écologisée, le gouvernement wallon participe à ces hostilités à échelle mondiale. Il contribue à la constitution d’une planète où "l’homme est un loup pour l’homme". Autrement dit, un monde où, pour la majorité de la population, il faudra davantage travailler pour gagner moins [5]. Un monde où il y aura des vainqueurs et des vaincus. Un monde qui risque d’engendrer des crises de plus en plus graves. En effet, si tous les pays adoptent la même orientation, la demande ne pourra qu’être contrainte, alors que le besoin de chaque entreprise sera de produire davantage pour accumuler le plus de bénéfices possible (autre indicateur de son caractère compétitif).

N’est-il pas temps d’inverser la vapeur et de sortir de cette obsession maladive de la compétitivité ? Pourquoi la Wallonie ne serait-elle pas la promotrice d’un tel renversement d’optique ? Certes, on pourrait argumenter que la région est un peu petite pour amorcer un tel bouleversement. Soit. Mais qui l’empêche de nouer les alliances qui permettraient un vrai changement de société, ce qui est véritablement nécessaire vu la situation économique de récession Récession Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
(voire de dépression Dépression Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
), le développement des inégalités et l’état écologiquement catastrophique de la planète.