Voici peu, l’info faisait la une de la presse. La British Petroleum annonçait triomphalement qu’il n’y a rien à craindre. Les réserves mondiales de pétrole sont suffisantes pour pomper sans retenue l’or noir pendant... au moins quarante ans [1]. Le pessimiste sera sans doute porté à dire que le sursis n’est pas totalement rassurant, à peine une génération. D’autant que, l’Agence internationale de l’énergie vient de calculer que la consommation mondiale d’énergie pourrait croître de 57% d’ici à 2030 [2]. C’est dans ce contexte que les regards se tournent vers les "biocarburants", l’inespérée bouée de sauvetage.
C’est tout simple. Au lieu de produire de la nourriture, dans un monde qui n’en a pas assez, on va, sur les terres cultivables, produire du "pétrole vert".
En réponse à l’enthousiasme intéressé du Président Bush et des entreprises américaines, le Président cubain Fidel Castro est sorti de sa réserve pour fournir une analyse au picrate de ces nouveaux carburants sous le titre évocateur : "Plus de trois milliards de personnes dans le monde condamnées à mourir prématurément de faim et de soif" [3]. Pour une fois, le vieux chef d’Etat trouve un écho ailleurs que sur les chaînes de télévision cubaine. Ainsi, dans un éditorial récent [4], The Economist, l’hebdomadaire financier britannique, saluait l’intervention de Fidel Castro en ces termes "Il n’est pas fréquent que notre journal soit d’accord avec Fidel Castro, le dictateur communiste chancelant de Cuba". Pour l’Economist, en effet, la voie choisie par les Etats-Unis n’est "ni verte, ni peu coûteuse".
Même l’ONU
ONU
Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
, une fois n’est pas coutume, se range aux côtés du leader maximo par l’entremise de son rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler qui qualifie le recours aux biocarburants de "crimes contre l’humanité" [5]. A cette occasion, Fidel marque un point en retrouvant son habit de leader Tiers-mondiste et de défenseur des peuples opprimés du Sud.
Opprimés les peuples du Sud ? Les agro carburants ne dérogent pas à la règle en vigueur sur la scène énergétique mondiale, vieille comme l’exploitation coloniale, et qui s’inscrit dans un partage gagnant-perdant : le Sud produit, le Nord consomme. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que lors du lancement en mars 2007 au Brésil [6], à grands renforts médiatiques, du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
mondial des biocarburants, des centaines de paysans brésiliens défilaient dans les rues de Sao Paulo pour dénoncer les expropriations dont ils sont victimes. Exploiter le Sud pour que le Nord consomme.
Consomme pourquoi ? Bertrand de Jouvenel a eu cette formule frappante : notre siècle a connu deux maux, Hitler et l’automobile. On s’est débarrassé du premier, on reste avec l’autre. "Arbeit macht Freiheit", disait le premier ; "Ma voiture, c’est ma liberté" répond, en écho, le second. Comparaison n’est pas raison, mais il y a là comme une invitation méditative. Nos paysages, notre environnement, nos villes ont été façonnées par l’automobile et ses besoins, sans qu’aucune décision, aucun débat démocratique n’ait précédé le choix de société. C’est un cadeau du marché. Au nom de quel progrès social, économique ou culturel ? Passons.
La vogue des "biocarburants" fait, déjà, sentir ses effets. Aux Etats-Unis, les prix de l’alimentaire ont progressé de 6,7% entre janvier et mai 2007 [7]. Au Mexique, l’envolée du prix de la tortilla, alimentée par une demande grandissante des Etats-Unis pour faire tourner leurs distilleries à plein régime, a failli se muer en révolte populaire [8]. Entre le Nord et le Sud, les conséquences des biocarburants sur la souveraineté alimentaire diffèrent aussi.
En Europe, pour faire l’expérience de la montée des prix des produits alimentaires. Il suffit, au magasin, au rayon aliments, d’examiner la taille des emballages. C’est qu’on assiste à une lente et durable inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
des prix agricoles et, gênés aux entournures, les multinationales de l’agrobusiness (Nestlé, Danone, Hershey, Coca-Cola, etc.) cherchent à préserver leurs marges bénéficiaires, faire bonne figure à la Bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
tout en se pliant aux diktats de la grande distribution, qui ne veut pas de hausses de prix. La solution ? Comme relève le Financial Times [9], c’est simple, il suffit de réduire la taille du contenant, et donc du contenu, et le vendre au même prix, donc plus cher. Unilever y travaille déjà, de même que Kellogg’s. Il a lieu d’être attentif lorsqu’on fait les courses.
Attentif jusqu’aux causes de cette inflation, qui risque de se répercuter sur l’économie tout entière. Le Financial Times en distingue trois. Les problèmes dus au réchauffement climatique. La prospérité croissante des économies émergentes : on mange mieux, et plus. Et la transformation de terres cultivables en champs de pétrole vert.
C’est un business et, à ce titre, il obéit au jargon du marché. Déjà, on parle de consolidation. La multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
de l’agrobusiness Archer-Daniels-Midlands contrôle 20% du "pétrole vert" aux Etats-Unis et dispose des "installations géantes [offrant] la flexibilité" nécessaire (moduler la production entre éthanol et produits alimentaires) pour écraser les nouveaux venus qui ont envahi le terrain alléchés par des profits garantis... dans le court terme [10].
Concentration verticale aussi car les grandes firmes agricoles ne sont pas les seules à foncer têtes baissées vers ce nouvel eldorado. Ainsi, c’est toute la chaîne qui va du champ au réservoir de nos voitures qui se voit investie par les transnationales des secteurs agricole et énergétique. Dupont ou Archer-Daniels-Midlands produisent les matières premières et les distillent, Monsanto y trouve un débouché pour son soja transgénique et son engrais polluant commercialisé sous le nom de "Round Up". Les majors du pétrole y trouvent une alternative à la baisse de leurs réserves pétrolières et enfin, l’industrie automobile maintient son modèle (très rentable) de la voiture individuelle.
Consolidation, toujours, lorsque du Brésil, la fièvre de l’éthanol est également en train de gagner Wall Street. En effet, le premier producteur brésilien d’éthanol, Cosan, a annoncé en juin, qu’il se lançait sur la principale place boursière du monde dans l’espoir de drainer davantage de capitaux pour éviter son rachat…par le groupe Archer-Daniels-Midlands [11].
Archer-Daniels-Midlands ? Sur la ligne de départ lorsque, l’an dernier, le gouvernement belge lançait un appel d’offres pour la construction d’unités de production de biocarburants : la Commission européenne n’a-t-elle pas défiscalisé les biocarburants afin qu’ils puissent "atteindre un prix compétitif sur le marché" [12] ? Il y a en général un coup de pouce, une forme d’interventionnisme étatique, lorsque le marché fait des cadeaux.
L’interventionnisme, parlons-en. Nous vivons à une époque où les richesses produites sont suffisantes pour satisfaire les besoins de l’humanité, partout. Partout, cependant, la misère s’étend. C’est tendanciel. Peut-être faut-il en chercher les raisons. Au début du 19e siècle, le philosophe Hegel s’en faisait déjà une bonne idée. Est en cause, résumait en 1954 Marcuse [Raison et révolution, traduction Editions de Minuit, 1968], notre mode de travail social qui a transformé le travail particulier de l’individu, destiné à satisfaire des besoins personnels, en un travail "abstrait et quantitatif" (l’expression est de Hegel, elle a fait florès), destiné à produire des articles pour le marché. Les inégalités dans la répartition des richesses allaient forcément croître, de même que les antagonismes. En 1800, Hegel les jugeait tout à la fois insurmontables pour la société qu’il connaissait et comme la tâche à surmonter. Cette tâche, cette réflexion restent aujourd’hui intactes. Travail social ne peut rimer qu’avec organisation sociale. Y compris entre Nord et Sud, y compris entre richesses agricoles et énergétiques.
Pour citer cet article :
Erik Rydberg et Bruno Bauraind, "L’époque est pétroleuse", Gresea, avril 2007 (version revue en janvier 2008). Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1634