Nul n’est capable de prédire avec certitude les conséquences économiques, politiques et sociales d’un « Grexit ». L’impossibilité de prévoir l’avenir ne doit pas pour autant faire taire la question, car elle a la particularité d’interpeler les fondements de la construction européenne. En analysant les conséquences économiques de cette sortie sur la Grèce et en les confrontant à la structure économique de ce pays, on s’aperçoit que le Grexit peut, contre toute attente, s’envisager comme un acte qui conforte la politique néolibérale européenne alors qu’on aurait pu penser le contraire. Explications
Un Grexit implique une sortie de la zone euro, ce qui signifie pour la Grèce de revenir à une monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
nationale [1] sur laquelle elle exercerait à nouveau sa souveraineté.
Si cette solution est envisagée, c’est parce qu’elle est porteuse d’espoirs politiques et économiques. Dans cet article, nous nous attacherons plus particulièrement aux seconds. Le Grexit permettrait, en théorie, à la Grèce de (re)trouver une balance commerciale
Balance commerciale
C’est le solde entre les exportations de marchandises qui constituent une rentrée d’argent (de devises étrangères) et les importations qui représentent une sortie d’argent. C’est pourquoi on parle d’excédent ou de déficit commercial si les exportations rapportent davantage ou non que les importations.
(en anglais : balance of trade).
à l’équilibre (voire excédentaire) via l’augmentation de ses exportations. En effet, le retour de la drachme, inéluctablement dévaluée par rapport à l’euro, permettrait aux exportations grecques d’être à nouveau compétitives (voire même plus) par rapport à celles de leurs voisins. Combinée à la contraction des importations (devenue beaucoup plus onéreuses), la balance commerciale du pays pourrait atteindre un certain équilibre. Selon Michel Husson, il faudrait dévaluer la drachme de 10 % pour que le PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
augmente de 1,7% et que le solde commercial s’améliore de 0,6 point du PIB [2].
Quant à la dette, le Grexit amplifierait substantiellement le poids de celle-ci si elle n’est pas allégée (voire supprimée) avant. Il serait, en effet, peu probable que les institutions européennes ne libellent la dette dans la nouvelle monnaie dévaluée (ce qui reviendrait, dans les faits, à l’annulation d’une partie de celle-ci). Au contraire, la dette resterait libellée en euros et deviendrait de facto beaucoup plus importante vu la valeur de la drachme. Si l’on reprend les prospections de Michel Husson, une dévaluation
Dévaluation
Baisse du taux de change d’une devise par rapport aux autres devises. En général, une dévaluation se passe en système de change fixe, parce que la réduction a lieu par rapport à la devise clé.
(en anglais : devaluation).
de 10% [3] de la drachme fera passer la dette de 175% du PIB à 192% du PIB « et gonflerait dans la même proportion les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
et les remboursements [4]. »
Reste que le Grexit masque un problème de taille : la fragilité de la structure productive de la Grèce qui ne lui permettrait pas, même avec le recouvrement de sa souveraineté, de redresser la barre. Et quand bien même sa balance commerciale retrouverait l’équilibre [5], elle butera tôt ou tard sur les mêmes contraintes qui l’ont plongée dans le trou béant de la dette : des contraintes structurelles et systémiques.
Contraintes structurelles
Depuis 1976, la balance courante
Balance courante
Comprend à la fois la balance commerciale, celle des services ainsi que le solde des revenus (dividendes, intérêts...) payés à ou reçus de l’étranger. La balance courante rassemble toutes les opérations purement de flux dans la balance des paiements.
(en anglais : current balance).
[6] de la Grèce n’est pas en équilibre. C’est le résultat de la combinaison de plusieurs éléments : un régime fiscal inefficace, la corruption et une structure de production basée sur des biens non exportables ou à faible valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
. Si les deux premiers éléments sont quotidiennement exposés (et ne font pas l’objet de cette analyse), le troisième l’est rarement. Sans doute parce qu’il questionne résolument la structure de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
(UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
).
Depuis 1960, la balance commerciale de la Grèce est déficitaire. Cela signifie donc que les exportations ne permettent pas de combler les dépenses liées aux importations. En 2000, par exemple, la part des exportations de biens et de services est de 25,73% [7] de PIB alors que les importations de biens et services constituent 39,60% [8] du PIB. Et l’année 2000 est loin d’être une exception [9]. Comment expliquer un tel phénomène ?
En réalité, l’économie de la Grèce est peu diversifiée et faiblement industrialisée. Elle est essentiellement tournée vers des productions non exportables ou à faible valeur ajoutée telles que l’agriculture, le tourisme, le transport maritime et l’immobilier. Or, « plus une économie est diversifiée et capable de produire des biens différenciés, moins elle est susceptible d’être affectée par un choc asymétrique [10]. » En ce sens, les économies non diversifiées sont des économies fragiles, car très dépendantes de certains secteurs et/ou certains acteurs.
Si la Grèce connaît un processus de désindustrialisation depuis les années 70, l’adhésion de la Grèce à l’Union économique et monétaire, au lieu de renforcer sa structure de production, a contribué à sa fragilisation. Alors que l’euro était censé faire converger les économies au sein de la zone, elle a été, en fait, le vecteur « d’une polarisation de l’industrie dans les lieux où elle est initialement la plus forte [11] ». Ainsi, selon Patrick Artus [12], la Grèce se serait désindustrialisée, comme le montre la diminution du poids de l’emploi manufacturier, de la valeur ajoutée dans ce secteur et du volume des exportations. On remarquera, d’ailleurs, que la balance commerciale de la Grèce connaît ses moments les plus difficiles à partir du moment où elle entre dans l’Union européenne en 1981 ! Cette désindustrialisation s’explique par la mise en concurrence au sein de l’UE d’économies totalement asymétriques et l’absence de mécanisme de transfert consistant [13] permettant la « cohésion économique ».
Contraintes systémiques
Dans les faits, l’instauration d’une zone monétaire permet aux pays ayant des excédents commerciaux de les maintenir tout en conservant la compétitivité de leurs produits. En effet, dans le cas d’un système de taux de change variable, « un fort surplus commercial qu’un pays B aurait vis-à-vis d’un pays A ne pourrait se prolonger sauf si les consommateurs du pays A n’ont aucun substitut aux produits importés du pays B (c’est-à-dire qu’il n’existe pas de production des biens importés dans le pays A ou que le pays A ne peut les importer d’un pays tiers) [14] ». Cependant, dans une union monétaire, cette correction (jouer sur les taux de change) ne peut plus se réaliser. Un pays peut, dès lors, maintenir durablement un surplus commercial vis-à-vis d’un ou plusieurs autres. Toutefois, selon la théorie des Zones monétaires optimales [15] de R. Mundell, deux mécanismes permettent de corriger ces déséquilibres persistants : la libre circulation des travailleurs et les aides régionales. Normalement, en facilitant la circulation des travailleurs, ceux-ci se déplacent des pays à déficit vers les régions à surplus. Les aides régionales, quant à elles, permettent de combler ou d’uniformiser les conditions de production entre les régions.
Or ces deux mécanismes de correction fonctionnent mal dans l’UE. La concurrence va alors pousser chaque pays à se spécialiser « dans ce qu’il fait de mieux », pour reprendre la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. Les pays faiblement industrialisés dont la main-d’œuvre est peu qualifiée vont généralement se spécialiser dans la production de biens simples ou intermédiaires - c’est le cas de la Grèce – alors que les pays dont la main-d’œuvre est plus qualifiée et dont l’industrie s’est modernisée vont se spécialiser dans la production de biens à haute valeur ajoutée- c’est le cas de l’Allemagne. Ces derniers vont donc soit délaisser la fabrication de biens simples dans le cas d’une spécialisation interbranche [16], soit la produire ailleurs, là où la main-d’œuvre est moins qualifiée, dans le cas d’une spécialisation intrabranche [17]. Cette spécialisation productive profite forcément aux pays producteurs de produits à haute valeur ajoutée, grevant, par contre, les balances commerciales des pays spécialisés dans les produits simples ou intermédiaires. Sans mécanismes de transfert de technologies ou de soutien au développement des économies plus fragiles, celles-ci n’ont d’autre choix que celui de s’endetter pour maintenir leur budget en équilibre.
Cette spécialisation productive a bien eu lieu au sein de l’UE, mais laissa de côté les pays dits du « Sud » (Espagne, Portugal, Grèce) qui n’ont même pas pu (ou à peine) se spécialiser dans la production de biens simples ou intermédiaires. Et pour cause, l’entrée des pays de l’Est dans l’UE à partir de 2004 ne les rendait plus du tout compétitifs. « La Grèce était bloquée au milieu du gué, coincée entre les pays à fort contenu technologique, comme la France ou l’Allemagne, et des pays à bas salaires, comme la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie [18]. » Elle s’est donc spécialisée dans les biens faiblement exportables qui ne lui permettent évidemment pas de combler l’importation des biens à haute valeur ajoutée dont elle a besoin puisque ses industries n’ont pas pu suivre le même élan que ses voisines du Nord et ne sont donc pas capables de les concurrencer.
Reste que, lorsque l’on analyse les balances commerciales des pays du Nord, l’on remarque que « ces pays doivent une grande partie de leur surplus commercial au fait que les pays du sud de la zone euro ne disposent pas de cette technologie avancée [19] » et s’endettent pour acquérir les biens qu’ils ne produisent pas. Le paradoxe est bien là. D’un côté les pays excédentaires exigent le remboursement des dettes des pays déficitaires, mais veulent rester excédentaires. Ces exigences contradictoires « conduisent l’ensemble de la zone euro à la dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
[20] ». La seule technique dont disposent les pays déficitaires pour réduire leurs déficits extérieurs est la réduction de la demande intérieure et des importations qui ne peuvent se réaliser sans l’adoption de politiques budgétaires restrictives et l’application de politiques d’austérité drastiques.
L’impasse européenne
À l’heure actuelle, en l’absence de fédéralisme, « l’ajustement de la zone euro (correction nécessaire des déficits extérieurs) se fait [donc] par l’appauvrissement durable des pays déficitaires [21] ». Le développement de ceux-ci suppose soit des mécanismes de transfert importants capables de compenser les asymétries, soit la fin de l’hégémonie des pays industrialisés et la mise en place d’une politique industrielle commune [22]. Or l’une comme l’autre sont des solutions exclues par les institutions européennes. Car ces solutions exigent une approche symétrique de l’hétérogénéité en Europe et supposent donc d’intégrer « la responsabilité des distorsions créées par les énormes excédents allemands sur les autres pays [23] ». Pourtant, c’est l’approche inverse qui prévaut et « tout le poids des ajustements à faire pour réduire ces distorsions est rejeté sur les pays déficitaires [24] ».
C’est pourquoi l’Allemagne, en tant que pays excédentaire, commence à entrevoir la solution du Grexit [25]. Car si celui-ci est réalisé, il ne remettra pas en question la dynamique actuelle (dont l’Allemagne est l’un des grands bénéficiaires), puisqu’il n’envisage pas le changement de celle-ci. La Grèce se retrouvera seule devant sa désindustrialisation et l’état de délabrement dans lequel se trouve son économie après le passage des cures d’austérité, la privatisation de ses entreprises publiques [26]... Et en ce sens, le Grexit, comme il est envisagé par les institutions européennes, en conforte les politiques néolibérales… À l’inverse, si le Grexit estréalisé dans une optique de changement radical pour la Grèce, il devra forcément s’accompagner d’une annulation de tout ou partie de la dette grecque et de mécanismes puissants de transfert capables de redresser l’industrie grecque. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas envisager une autre Europe au sein de la zone euro ?
Pour citer cet article :
Violaine Wathelet, "Et si la Grèce quittait l’euro ?", Gresea, octobre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1426