Face aux critiques croissantes concernant l’impact de son développement, l’aéroport de Liège a financé deux études démontrant l’importance de son rôle en matière de création d’emplois et d’activités économiques. Ce faisant, il suggère que l’on peut continuer de sacrifier l’environnement sur l’autel de l’économie. Mais, pire encore, il le fait en promouvant une lecture partielle et partiale de la réalité – sous couvert « d’objectivité scientifique ».
La tension est quelque peu retombée, ces derniers mois, à l’aéroport de Liège, suite à la décision favorable intervenue en janvier dernier dans l’épineux dossier du renouvellement de son permis d’exploitation [1]. Mais l’épisode a laissé des traces, et les dirigeants sont conscients qu’il faudra désormais compter avec des critiques qui ne risquent pas de s’atténuer à mesure que l’aéroport continuera de se développer. Dans ce contexte, la direction mise plus que jamais sur sa carte maîtresse : la promotion de l’emploi.
En témoigne encore la récente sortie médiatique autour de deux études portant sur la quantité et la qualité des emplois présents à Liege Airport, ainsi que sur l’importance économique plus générale de celui-ci pour la région [2]. La première constitue en réalité une actualisation (la troisième déjà) d’une étude réalisée en 2020 par le SEGEFA (Service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
d’Étude en Géographie Économique Fondamentale et Appliquée de l’ULiège) pour le compte de l’aéroport [3]. Elle est complétée cette fois par une étude de la SPI (agence intercommunale de développement territorial pour la province de Liège) qui repose sur une autre méthodologie (cf. ci-dessous) [4].
Sans grande surprise, les résultats sont largement favorables à l’aéroport. « Sans grande surprise » parce qu’il aurait été étonnant que des études commandées et payées par l’aéroport ne débouchent pas sur des résultats flatteurs [5]. Cela ne signifie pas que leurs auteurs sont des menteurs ou qu’elles relèvent de la manipulation pure. Simplement, la façon de poser les questions et d’interpréter les réponses révèle des biais favorables à l’aéroport sur lesquels nous allons revenir.
Des chiffres « objectifs » ?
Le SEGEFA a ainsi calculé que l’activité de l’aéroport générait 10.960 emplois, dont la moitié d’emplois directs (5100), avec notamment « 97% des travailleurs en CDI et 84% à temps plein ». De son côté, la SPI complète le tableau en expliquant que 82,2% des entreprises qu’elle a analysées à l’aéroport sont « structurantes » (et 22,5% sont même des « fleurons » [6]), tandis qu’avec une productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
moyenne de 72.298 euros par travailleurs, on se situe largement au-delà du seuil de 65.000 euros qui permettrait d’identifier des emplois de « bonne qualité ».
Ensemble, ces résultats permettent à Laurent Jossart (CEO de Liege Airport) de rappeler que « l’aéroport est un outil structurant pour la région liégeoise et la Wallonie », dans un contexte où « vu, avant, comme une success-story, il est aujourd’hui le mal-aimé » [7]. Il insiste également sur le fait que ces études offrent une réponse « objective » aux critiques régulièrement formulées contre le bilan socio-économique de l’aéroport [8] – un argument repris par la plupart des médias que nous avons consultés.
Dans les colonnes de La Meuse, on peut ainsi lire que « Défendre un aéroport pour l’activité économique qu’il génère et les emplois qu’il crée n’est pas vraiment dans l’air du temps. D’où la volonté pour les instances dirigeantes de Bierset de tenter d’objectiver les choses – même si certains n’hésitent pas à remettre en cause des études scientifiques et indépendantes – pour démonter son caractère incontournable dans l’écosystème liégeois ». Et le journal de citer M. Jossart : « Les deux études, de l’Université de Liège et de la SPI le démontrent. Je souligne également que les modèles retenus pour les calculs sont très prudents, peut-être même trop, mais c’est ce qui permet de dire que ce qui est présenté dans les chiffres est incontestable » [9].
Et alors ?
Il y a pourtant beaucoup à dire sur ces études, sur ce qu’elles disent et ne disent pas, ou encore sur ce qu’on voudrait leur faire dire. Mais avant de nous y intéresser plus en détail, commençons par énoncer ce qui devrait être une évidence, et que l’on pourrait résumer sous la forme d’une simple question : et alors ? En quoi ces résultats changent-ils quoi que ce soit à la nécessité pour l’aéroport de réduire une empreinte environnementale aujourd’hui massivement insoutenable ? [10] Le fait que cela remette potentiellement en cause beaucoup d’emplois (y compris de « bonne qualité ») ne peut en aucun cas servir d’excuse, cela indique simplement la nature et l’ampleur du défi à relever.
C’est d’ailleurs la même logique irresponsable qui prévaut dans les récents appels de dirigeants européens à faire une « pause » dans la réglementation environnementale « pour ne pas trop nuire à l’économie » [11]. Pourtant, la réalité « objective » – la seule qui s’impose réellement à nous – c’est que nous avons perdu le luxe de ce type de tergiversations, précisément parce que cela fait des décennies qu’on privilégie le maintien du statu quo (et des intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
de ceux qui en bénéficient) aux transformations nécessaires pour garder une planète habitable.
La seule question qui vaille, dès lors, concernant l’aéroport – mais cela vaut aussi pour toutes les autres activités polluantes – est la suivante : est-ce que la poursuite de son développement est compatible avec les efforts à fournir pour garantir la pérennité des conditions de vie sur terre ? Et la réponse est claire, c’est non [12]. Sauf à supposer que tout ce que l’aéroport ne fera pas pour diminuer son empreinte (qu’il aggravera même encore plus) pourra être compensé par le reste de l’économie et de la société (qui peinent déjà à réduire significativement la leur)...
Un bilan contestable
L’argumentation de l’aéroport (que l’on retrouve toutefois à l’identique chez tous les dirigeants d’entreprises ou de secteurs polluants) est donc absurde et irresponsable. Mais elle est également trompeuse, du moins lorsqu’il s’agit d’opposer la « vérité objective » des chiffres sur l’emploi aux « critiques infondées » des opposants. Car, aussi rigoureuse et indépendante soit-elle – et nous avons vu qu’en matière « d’indépendance », les deux études en question posent déjà problème –, une étude – en particulier en sciences sociales – ne révèle jamais « la » réalité. Elle révèle toujours, tout au plus, « une » réalité, nécessairement en partie co-construite par les choix méthodologiques qui ont guidé à sa réalisation, à commencer par ce que l’on souhaite observer, comment on souhaite l’observer, ce que l’on va laisser de côté, etc.
Dans le cas de l’étude du SEGEFA, par exemple, l’objectif était de mesurer la quantité et la qualité des emplois générés par l’activité de l’aéroport. Pour le volet quantitatif, il va sans dire que le SEGEFA n’est pas allé compter un à un les quelque 11.000 emplois qu’il a fini par recenser. Les chercheurs ont plutôt tenté de calculer le plus précisément possible les « emplois directs », avant de leur appliquer des multiplicateurs tirés de la littérature pour évaluer le nombre d’emplois indirects, induits et catalytiques [13]. C’est un choix qui se défend parfaitement, mais il faut bien l’avoir en tête au moment d’interpréter les résultats : seuls les 5100 emplois directs ont fait l’objet d’un véritable « comptage ». Ou pour être plus précis, ce sont plutôt les entreprises qui relèvent de ce premier périmètre qui ont été comptées, les chercheurs ayant ensuite croisé trois sources (BNB, ONSS, enquête) pour estimer le nombre de travailleurs qu’elles employaient à l’aéroport. Pour le reste, on peut simplement dire que la littérature considère en général que ce type d’emploi génère environ 1,09 ETP d’emplois indirects (au sens large).
Et encore, ce qui relève d’un « emploi direct » a aussi dû faire l’objet d’un choix posé a priori par l’équipe de chercheurs. Ceux-ci ont décidé de considérer comme « directs » les emplois « directement liés à l’infrastructure aéroportuaire et qui permettent son fonctionnement », en utilisant « un périmètre opérationnel respectant la logique de la chaîne logistique d’un aéroport spécialisé dans le fret ». Ce qui les amène tout de même à une liste de… 145 entreprises générant des « emplois directs ».
Or, on aurait aussi pu considérer que les emplois directs sont uniquement ceux qui relèvent de l’entreprise « Liege Airport ». Après tout, si celle-ci cesse ses activités, toutes les autres doivent partir, alors que l’inverse n’est pas vrai. Lorsqu’il s’agit d’évaluer ses conséquences sur l’environnement, l’aéroport adopte d’ailleurs précisément cette vision restreinte de son activité « directe ». Son étude d’incidence environnementale, par exemple, ne disait rien des émissions liées aux avions… sous prétexte que celles-ci ne lui étaient pas directement attribuables. Un pointillisme qui ne semble plus de rigueur au moment de revendiquer « les emplois directement générés par son activité »…
Et que dire de l’inclusion, dans ces emplois « directs », de travailleurs d’entreprises comme Protection Unit et Securitas (services de sécurité), ou encore Aviapartner et Swissport (services au sol), pour ne prendre que ces exemples qui totalisent, à eux quatre, 768 emplois ? Il s’agit pourtant ici de sous-traitants/prestataires d’autres entreprises de l’aéroport, qui devraient donc se retrouver en toute logique dans les emplois indirects, y compris selon la définition même donnée par les auteurs de l’étude : « Impact indirect : Sous-traitants, fournisseurs, agences intérim et prestataires de services. Emplois liés aux contrats avec les entreprises sur périmètre d’étude » (Étude SEGEFA, p. 22). Non seulement on semble donc gonfler ici artificiellement le nombre d’emplois directs, mais ces emplois risquent en plus d’être comptés deux fois : une fois comme emplois directs et une deuxième fois parce qu’ils sont normalement aussi inclus dans les emplois indirects des autres entreprises dont ils dépendent.
Une vision étroite de la « qualité » de l’emploi
Voilà pour le volet quantitatif. Mais les choses se corsent encore un peu plus au moment d’aborder la qualité des emplois, notamment parce qu’on rentre ici dans une notion beaucoup plus subjective. Qu’est-ce qu’un emploi de qualité ? Dans l’étude du SEGEFA, les deux critères retenus sont le fait de bénéficier d’un CDI et de travailler à temps plein. Deux critères effectivement importants et qui répondent en partie à la critique souvent formulée de la précarité des emplois à l’aéroport. C’est toutefois un peu maigre pour juger de la qualité ou non des emplois. Qu’en est-il des salaires, des horaires, de la pénibilité/dangerosité, des maladies professionnelles, de la répétitivité ou encore des perspectives d’évolution, pour ne rien dire de critères plus difficiles à quantifier, mais au moins aussi essentiels comme le sens que l’on donne à son travail ou l’utilité sociale qu’on lui reconnait ?
En 2021, un employé de chez FedEx (de loin le plus gros employeur du site) décrivait par exemple ses conditions de travail de la manière suivante : « On commence à 23h30 et on finit à 5h30 (…) Quand on a des soutes où il y a deux ou trois tonnes de colis, il faut savoir que ce sont des paquets qui peuvent aller de 1 kg à 30 kg, parfois plus. On est à genoux dans les soutes puisqu’on ne sait pas s’y mettre accroupis ou debout (…) J’ai deux tendinites aux épaules. Certains collègues ont des problèmes de dos, des hernies discales… Ceux qui travaillent ici depuis 10, 15 ou 20 ans, eux, ils sont cassés de partout (…) Au niveau sentimental, avec notre femme, comme tout le monde on a moins de rapports. La journée on est épuisé et on n’arrive pas à assumer pleinement notre vie de famille. Quand on se lève à 15h-16h, la journée est quasi finie. Donc c’est la course contre la montre. C’est une vie à part, on est tout déréglé : on mange la nuit, on est en forme la nuit, on est fatigué la journée, on ne mange pas le jour, etc. On a vraiment tout sacrifié »… [14]
Selon l’étude du SEGEFA, il s’agit pourtant d’emplois de qualité, mais comment en juger sans intégrer aussi ces dimensions ?
Par ailleurs, si l’on a pu lire partout dans la presse que les emplois étaient « à 97% en CDI et 84% à temps plein », les résultats de l’étude ne disent pas tout à fait cela. Rappelons d’abord que ces proportions n’ont pu être calculées que sur les emplois directs pour lesquels on disposait effectivement de ces informations, les autres emplois ayant – encore une fois – simplement été inférés sur la base de multiplicateurs. Or, ce n’est pas parce qu’on a observé 97% de CDI et 84% de temps pleins dans les emplois directs, qu’on va nécessairement retrouver les mêmes caractéristiques dans les emplois indirects… Depuis trente ans, de nombreuses études sur l’entreprise « réseau » et les groupes multinationaux ont plutôt montré qu’il existait un lien tangible entre la dégradation des conditions d’emploi et le recours à la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
[15].
Plus problématique, le chiffre de « 84% de temps pleins » semble avoir été obtenu en divisant le nombre d’équivalents temps plein (4.323 ETP) par le nombre d’emplois directs totaux (5.100). Or, la proportion d’ETP est nécessairement plus importante que le nombre de personnes effectivement à temps plein, puisqu’elle se calcule précisément en ajoutant à celles-ci les personnes à temps partiel que l’on a regroupées pour former des « équivalents temps-plein ». Prenons 10 postes de travail dont 6 sont à temps plein et 4 à mi-temps, cela donnera 8 ETP (6 TP + 2 TP obtenus en regroupant les 4 travailleurs à mi-temps sur deux temps pleins), mais seulement 6 personnes effectivement à temps plein… Dans les 84% d’ETP à l’aéroport, il faut donc retirer les postes à temps partiel regroupés en équivalents temps plein pour obtenir le véritable chiffre des travailleurs à temps plein.
Échantillon et productivité
L’étude de la SPI pose également des problèmes similaires. Celle-ci s’appuie sur un logiciel (Leodica) développé en partenariat avec un professeur de l’ULiège. Grâce aux informations disponibles à la Banque Nationale de Belgique sur les entreprises dont le siège social se situe en Belgique, Leodica a été utilisé pour « compléter l’analyse Segefa avec les indicateurs de poids territorial, d’impact sur l’emploi indirect et de productivité du travail pour mesurer l’impact des activités logistiques de l’aéroport sur le développement économique régional et national » (Étude SPI, page 1).
Pour ce faire, les chercheurs sont partis de la liste des entreprises de l’aéroport identifiées par le SEGEFA. Premier bémol (de taille) : les informations n’étaient disponibles… que pour 80 d’entre elles, soit seulement la moitié de la liste originale, avec une sous-représentation particulièrement marquée des compagnies aériennes… Deuxième souci, pour les entreprises ayant plusieurs sièges d’exploitation, les résultats concernent tous les sites, pas uniquement l’unité physiquement présente à l’aéroport de Liège, ce qui peut fausser, de façon très importante, les résultats obtenus et qui les déconnecte du territoire sur lequel ils sont censés porter. Un problème renforcé dans le cas des gros employeurs (à commencer par FedEX et plus récemment Cainiao-Alibaba) qui font eux-mêmes partie de groupes transnationaux au sein desquels les comptabilités peuvent être opaques [16].
Quoiqu’il en soit, malgré ces limites dûment identifiées (mais bizarrement oubliées dans la communication de l’aéroport et les comptes-rendus médiatiques), les auteurs identifient un « taux d’entreprises structurantes » de 82,2%... qui ne concerne donc que les 50% d’entreprises pour lesquelles les informations étaient disponibles !
Même chose en ce qui concerne la productivité moyenne du travail : la valeur médiane de 72.298 euros/travailleur ne concerne en effet que cet échantillon restreint, qui inclut par ailleurs des informations de sites qui n’ont rien à voir avec l’aéroport pour les entreprises ayant plusieurs sièges d’exploitation. Et si ce chiffre est effectivement supérieur à la valeur seuil de 65.000 euros, l’étude souligne également que « seuls » 56% des entreprises se situent au-dessus de ce seuil, ce qui laisse tout de même 44% des entreprises analysées avec une « mauvaise » productivité et donc une mauvaise qualité de l’emploi ! Du moins, selon cette idée étrange qui voudrait qu’on puisse juger de la qualité des emplois d’une entreprise simplement à travers la productivité du travail. Celle-ci ne dit pourtant rien des conditions dans lesquelles cette productivité est obtenue, ni même de comment elle est redistribuée au sein de l’entreprise.
Enfin, que ça soit pour les entreprises structurantes ou pour la productivité/qualité de l’emploi, il aurait été intéressant de pondérer les résultats par la taille des entreprises, dans la mesure où très peu d’entreprises concentrent l’essentiel des emplois à l’aéroport de Liège. Selon le SEGEFA, les 4 plus importantes représentent ainsi, à elles seules, près de deux tiers des emplois (3001 sur 5100), dont plus de 1800 rien que chez FedEx (avant la restructuration) ! À l’inverse, 54% des entreprises ont… moins de 10 salariés (correspondant seulement à 2% des postes de travail totaux). On peut donc facilement se retrouver avec un échantillon ou des résultats qui portent sur beaucoup d’entreprises, mais très peu d’emplois… Que représente donc en termes d’emplois le chiffre de 82,2% « d’entreprises structurantes » (déjà calculé sur un échantillon de seulement 50% des entreprises présentes à l’aéroport) ? Et que représentent en termes d’emplois les 44% d’entreprises en dessous du seuil défini pour identifier des emplois de « qualité » (sachant qu’on y retrouve notamment deux des quatre plus gros employeurs du site, Challenge Handling et Protection Unit…) ?
Ce qu’on ne dit pas
On le voit, même si les données présentées dans ces études sont donc effectivement « objectives », dans la mesure où elles n’ont pas été inventées, elles s’appuient néanmoins sur des choix qui sont loin d’être neutres et elles affichent des limites dont il faut être conscient au moment de les interpréter et/ou de juger des interprétations proposées. Un jugement qui doit également tenir compte de ce que ces études ne disent pas. Nous avons déjà évoqué la vision particulièrement étroite de la qualité des emplois qui les caractérisent. On soulignera aussi ici la question cruciale des coûts, qui est totalement évacuée. Difficile pourtant de savoir si « 5100 emplois directs » est un « bon » résultat si on ne sait pas ce que ces emplois ont coûté (et coûtent toujours) à la collectivité pour être créés.
Or, on le sait, du moins en partie. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la facture est salée. Selon des chiffres confirmés par Laurent Jossart au Parlement de Wallonie en février 2021, le développement de l’aéroport a coûté à lui seul jusqu’ici un peu moins de 1,2 milliards d’euros au contribuable wallon – dont la moitié environ pour financer des « mesures de compensation » (ex. : insonorisation, expropriation
Expropriation
Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
) liées aux activités… d’opérateurs privés [17]. Et chaque année, l’aéroport continue de bénéficier de dizaines de millions de subsides publics, sans lesquels il ne serait tout simplement pas rentable [18]. Une rentabilité « fictive » donc, mais qui ne l’empêche pas de verser des dividendes à ses actionnaires, à savoir la Région wallonne (via la SOWAER) et « NEB participations » (groupe Nethys) pour 75%, mais aussi le groupe français des « aéroports de Paris » (ADP
ADP
Aide Publique au Développement : Total des prêts préférentiels (à des taux inférieurs à ceux du marché) et des dons budgétisés par les pouvoirs publics des États dits développés en faveur de pays du Tiers-monde. Théoriquement, ces flux financiers devraient être orientés vers la mise en place de projets concrets et durables, comme des infrastructures essentielles, des actions de lutte contre la faim, en faveur de la santé, de l’éducation, etc. Mais souvent il s’agit d’un moyen détourné pour les anciennes métropoles coloniales de conserver les liens commerciaux avec leurs dépendances, en les obligeant à s’approvisionner auprès des firmes métropolitaines. Selon les Nations unies, l’APD devrait représenter au moins 0,7% du PIB de chaque nation industrialisée. Mais seuls les pays scandinaves respectent cette norme.
(En anglais : official development assistance, ODA)
) pour les 25% restant…
Au-delà de ces montants en eux-mêmes et de leur utilisation – est-ce bien le rôle des pouvoirs publics de compenser les nuisances d’entreprises privées ou de subsidier des actionnaires étrangers ? – se pose surtout la question du « coût d’opportunité » de ces dépenses, c’est-à-dire de la meilleure alternative dont on se prive pour les financer. Autrement dit : ne pourrait-on pas faire mieux avec les sommes mobilisées ? Difficile de répondre avec précision, mais l’on peut avancer quelques éléments de réflexion. Le premier, c’est que les montants engagés semblent particulièrement élevés au regard des emplois créés. Comme le soulignait le magazine Imagine – Demain le monde sur la base d’un entretien avec un « bureau d’analyse réputé » : « le ratio des dépenses publiques pour soutenir l’activité aéroportuaire est clairement "démesuré". Soit plus de dix fois supérieur à ce qui est accordé classiquement aux entreprises qui bénéficient d’aides à l’embauche » [19].
Un constat qui ne tient compte que des emplois directs, auquel on pourrait donc ajouter les emplois indirects pour le rendre (un peu) moins négatif. Mais, outre les réserves que doivent inspirer leurs calculs et le fait que les seconds dépendent de toute façon des premiers, il faut noter que la proportion d’emplois indirects générés par chaque emploi direct à l’aéroport est elle aussi particulièrement faible. L’étude du SEGEFA ne s’en cache d’ailleurs pas : « L’activité aéroportuaire répond essentiellement du secteur tertiaire
Secteur tertiaire
Partie de la production (et de l’économie) qui n’est ni primaire, ni secondaire. On associe souvent celui-ci au secteur des services. En réalité, il n’en est rien, même s’il y a évidemment beaucoup de recoupements. Le tertiaire est défini comme un secteur par défaut. Cela correspond à la distribution, au commerce, au transport, à l’immobilier, à la finance, au service aux entreprises (comptabilité, services informatiques, conseils juridiques…), à la communication, aux garages, aux réparations, à la santé, à l’éducation, à l’administration, aux loisirs, au tourisme, à la culture, au non-marchand…
(en anglais : tertiary sector)
, où la masse salariale est souvent le premier coût opérationnel et les marges sont faibles, limitant l’impact indirect ». De son côté, toujours au Parlement wallon, Laurent Jossart mettait également le doigt sur une autre limite de l’aéroport en termes de retombées économiques, à savoir son rôle de plateforme de transit : « L’aéroport est encore une plateforme de transit aujourd’hui, et donc c’est malheureux parce que pour toutes les nuisances que l’on a, on pense que l’on pourrait créer plus de jobs sur le site (…) » [20].
Des investissements et des réflexions au service de la transition, pas du statu quo
Cela signifie que les emplois directs à l’aéroport de Liège coûtent non seulement très cher en comparaison avec d’autres secteurs, mais qu’ils génèrent en outre relativement peu d’emplois indirects. Et c’est sans compter avec les externalités négatives colossales qu’ils entraînent, dont certaines sont quantifiables (on peut par exemple estimer les coûts pour la santé publique des nuisances (sonores, pollution) que génère un aéroport [21] ou encore le nombre d’emplois détruits dans le commerce local par l’essor du commerce électronique [22]) tandis que d’autres sont littéralement inestimables (dégâts environnementaux irréversibles, destruction de communautés de vie parfois millénaires, etc.).
À l’heure où la situation environnementale a atteint une telle gravité qu’elle commande de toute façon d’agir « quoiqu’il en coûte », il est donc difficilement compréhensible de voir des pouvoirs publics aux ressources qu’ils ne cessent pourtant de nous décrire comme « limitées », continuer d’investir massivement dans un secteur qui génère proportionnellement peu d’emplois, y compris de « qualité » (surtout si l’on adopte une conception un peu consistante de cette notion) tout en accentuant le saccage de la planète. Et ce, alors que les besoins en investissements et en emplois pour réparer ces dégâts et engager un changement inévitable de notre système économique sont gigantesques.
On ne fera pas non plus l’économie d’une réflexion sur les limites à imposer à notre empreinte globale pour la rendre compatible avec les limites planétaires, en accompagnant idéalement cette réflexion d’une réflexion parallèle sur la redistribution du travail et des richesses disponibles dans le cadre de ces limites, du moins si l’on veut éviter de creuser encore plus des inégalités déjà abyssales.
Ce ne sont donc pas les sujets de recherche qui manquent. Si l’aéroport souhaite continuer de financer des études (avec notre argent), on lui suggère de commencer plutôt par là.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Emplois à l’aéroport de Liège : les chiffres et ce qu’on leur fait dire", Gresea, juin 2023.
Photo : Stop Alibaba & Co.