La violence et Ehrenbourg font couple : mariage maudit, et pas si vieux que cela. Première violence : comme la plupart des écrivains soviétiques, il est, par décision du Comité central de la Police de la pensée, interdit de réédition. Et puis, collant à sa peau telle une marque d’infamie, c’est sa mise en accusation pour appel au meurtre (de l’engeance nazie) jaillie durant la Deuxième Guerre mondiale. Cela masque quoi ? Un grand reporter, témoin du siècle court...

Autant commencer par une anecdote savoureuse. En 1919, il se trouve à Kiev. C’est la guerre civile. L’URSS a quelque peine à naître, à prendre possession des lieux. La ville est aux mains des Blancs en février. En août, tout bascule, l’Armée Rouge fait son entrée. Pour de bon ? La période est confuse, personne ne sait avec certitude. Mais c’est à ce moment qu’il est bombardé fonctionnaire soviétique. Pour lui, poète itinérant sans qualification, c’est une expérience nouvelle. Et énigmatique. Dans son livret de travail, raconte-t-il, sa fonction est décrite comme suit : « directeur de la section d’éducation esthétique des enfants mofectueux auprès de la Sécurité sociale de Kiev ». [1]

Allo, mofectueux ? Son étonnement est égal au nôtre. Dans les premières années de la Révolution, avoue-t-il, « on employait souvent des termes mystérieux ». Mofectueux faisait partie du lot. On désignait par là des enfants – des gens – « moralement défectueux ». Des gosses difficiles, quoi. Ah ! mais c’est bien sûr...

Si la relecture d’Ilya Ehrenbourg avait le don de remettre en circulation ce terme délicieux, ce serait déjà pour l’humanité un grand pas en avant. Le monde est plein de gens mofectueux auxquels un peu de « rééducation » ne ferait pas de tort. Le terme utilisé maintenant est « réinsertion », à la réflexion beaucoup plus inquiétant.

Relire Ehrenbourg aujourd’hui, tel est donc le programme. A cela, plusieurs raisons. La première, c’est qu’on serait en bonne compagnie. Chaque année, à l’approche des fêtes de fin d’année, la prestigieuse revue littéraire britannique The Times Literary Supplement alimente une délicieuse chronique invitant ses lecteurs à faire acte de résistance : laisser de côté pour un moment le torrent commercial des nouveautés de librairie, la plupart crétines, et flâner à la découverte de belles choses de l’esprit aux pages jaunies dans les bouquineries. Moins cher et autrement plus gratifiant pour l’intelligence du monde. Dit autrement, lire Ehrenbourg, c’est dire « niet » à la propagande culturelle dominante et creuser son propre sillon.

Ehrenbourg, par sa simple inexistence dans « l’offre » éditoriale actuelle, exclu de toutes les rééditions de poche grand public, vaut au centuple le détour. Il est en quelque sorte un auteur maudit, pas à la manière un peu sexy d’un Rimbaud, non : maudit-maudit, complètement zappé du champ de vision, censuré jusqu’à voir disparaître son nom.

Cela s’explique. Né en 1891, mort en 1967, il a laissé une œuvre, imposante et protéiforme, qui le classe parmi les tout grands de la littérature soviétique, mais voilà aussi, précisément, son impardonnable défaut. Un auteur soviétique, autant dire pestiféré. Il y a pire. Parmi ses livres, abondamment traduits entre 1930 et 1970 par les meilleures maisons (Gallimard, Labor, Librairie de la Revue française), il en est deux, en 1941 et en 1947, qui ont obtenu le Prix Staline. Pouah ! Circonstance aggravante ! Voilà qui ne doit pas tomber entre les mains de l’honnête homme. Pas question de rééditer ça.

L’affaire a fait plus d’une victime. Dans les années trente et quarante, on trouvait sans peine du soviétique chez le libraire, Babel, Maïakovski, Mariette Chaguinian, Alexis Tolstoï, voire l’émouvant Nikolaï Ostrovski, ils chantaient l’État ouvrier et pourquoi non ? Le monde n’était pas encore monopolistique au plan intellectuel. De ce point de vue, cela a changé du tout au tout. La visite chez les bouquinistes, bien que recommandée, risque ainsi d’être décevante dans la plupart des cas : au rayon de la littérature russe, c’est, aux neuf dixièmes, des écrits à la Soljenitsyne, des dissidents, des martyrs ou du post-URSS hollywoodien [2]. Cela devrait donner à réfléchir. C’est le signe d’un appauvrissement sinistre de notre univers mental. C’est comme s’il nous était plus rien donné à voir de l’épopée soviétique qui n’a pas au préalable été visé par Washington. Ou Bruxelles, capitale de l’eurocratie. Ou la jet-set de Davos. Côté censeurs, ce n’est pas le choix qui manque.

En plus, c’est paradoxal. Car Ehrenbourg a beau être « soviétique », la critique n’a pas été tendre avec lui en URSS. Dans ses mémoires, il ne manque pas de rappeler qu’il a été affublé d’une belle série de noms d’oiseaux par la bureaucratie culturelle de la Ligne Juste, « ennemi déclaré de la révolution » en 1925, laquais de « l’intelligentsia émigrée » en 1927, « bourgeois cynique » dans les années trente, « porte-parole typique de l’état d’esprit de l’intelligentsia bourgeoise » dans la Grande Encyclopédie soviétique en 1934 [3].

Mieux. Lorsque, en 1933, son monumental roman-reportage sur l’édification du socialisme Socialisme Soit étape sociétale intermédiaire qui permet d’accéder au communisme, soit théorie politique élaborée au XIXe siècle visant à améliorer et changer la société par des réformes progressives ; la première conception se comprend dans la théorie marxisme comme le passage obligé pour aller vers la société sans classes, étant donné qu’il faut changer les mentalités pour une telle société et aussi empêcher les anciennes classe dirigeantes de revenir au pouvoir ; la seconde conception est celle professée par les partis socialistes actuels ; on parle aussi dans ce cas de social-démocratie.
(en anglais : socialism)
à Kouznetsk dans l’Oural (220.000 ouvriers travaillant à mains nues dans les pires conditions) se heurte à un refus de publication – verdict : « mauvais et inutile » –, il prendra sur lui d’en produire une édition limitée à compte d’auteur à Paris pour ensuite... envoyer les exemplaires aux membres du Bureau politique à Moscou [4]. Victoire sur les médiocres. Le bouquin sera un succès de librairie et fera l’objet en URSS d’une série de débats publics [5]. Ehrenbourg ? Pas mofectueux pour un sou...

Demeurons un instant dans le paradoxe. L’URSS était assez étouffante. Ehrenbourg est le premier à le reconnaître. Mais aussi étonnante et imprévisible. Lorsqu’il terminait en 1941 « La Chute de Paris » [6] (débâcle du Front populaire sous les coups d’une élite bourgeoise pro-hitlérienne), il trouvera, dans ses déboires avec la nomenklatura culturelle, un allié inattendu. Un soir, raconte-t-il, le téléphone sonne et, au bout de fil, Staline en personne. Il a apprécié le manuscrit, il en commente certains passages, suggérant des améliorations et puis, apprenant que le bouquin faisait problème dans certains milieux officiels, lui recommande de continuer comme si de rien n’était [7]. Période de contrastes.

Ce n’est pas le lieu de procéder à un mémoire de défense des bons côtés de la période soviétique, y compris « stalinienne », qu’on sait aujourd’hui diabolisée par quelques inquisiteurs anglo-saxons [8], mais Ehrenbourg, en général décrit comme ambassadeur et propagandiste du régime, mérite mieux que cela.

Mieux, en tout cas, que les condensés du copié-collé paresseux qui clapotent sur Internet en servant d’ersatz de culture aux nouvelles générations de lecteurs. Sera ici répété à l’envi, y compris sur le site du Monde diplomatique, que Ehrenbourg avait, en 1942, produit de regrettables tracts incendiaires appelant à tuer sans pitié tous les Allemands. Ces textes sont cités en long et en large puis, avec un air de commisération, terminés par une pirouette : le triste individu que voilà. C’est bizarre. Car dans ses mémoires, Ehrenbourg n’esquive pas le sujet. Ce sont, dit-il, des faux fabriqués par les services de Goebbels. Et cette « légende », ajoute-t-il, « survécut à la chute du IIIe Reich, au procès de Nuremberg et à une foule d’autres choses. » [9] Il ne croyait pas si bien dire. En 2012, la légende continue à clapoter.

Mais ce n’est pas pour cela qu’on va lire Ehrenbourg. Conteur fabuleux, grand reporter dans la lignée des « sans-abri » que sont les Kessel, Hemingway et Malaparte, témoin lumineux de son siècle, Ehrenbourg vaut d’être fréquenté ne serait-ce que pour la foule d’amis dont il a dressé le portrait en encre sympathique. Citons en vrac : Apollinaire, Max Jacob, Modigliani, Cendrars, Machado, Picasso, Gide, Aragon, Neruda, Simenon, Valéry et, côté russe, Pasternak, Maïakovski, Mandelstam, Tsetaeva ou encore Lénine himself.

De Maïakovski, par exemple, ce vers :

« J’aime regarder mourir les enfants. »

De Joyce, cette exclamation apprenant que la guerre venait d’être déclarée :

« Comment vais-je faire à présent pour terminer mon livre ? »

De Dourov, cette anecdote fabuleuse : directeur d’un cirque pour enfants mettant en scène de (véritables) lapins et lièvres (dressés) aux prises avec la lutte de classes (Lièvres de tous les pays, unissez-vous ! Et les enfants d’éclater de rire !), Dourov, qui adorait sa ménagerie, est dans le bureau du Commissaire de la Culture Lounartcharski pour lui adresser une requête. Dans les premières années de la Révolution, on était encore « tu à toi » avec les ministres, on entrait sans frapper. Mais ne voilà-t-il pas que Finka, la rate apprivoisée de Dourov, bondit de la poche de son maître et entame une petite danse du ventre sur le bureau du commissaire du peuple. Or Lounartchartski a une peur bleue des rats. Il n’applaudit pas, ne s’émerveille pas du joli petit numéro de cirque, il prie instamment Dourov d’enlever « ça ». Réponse de Dourov : « Je ne peux pas, Anatoli Vassilievitch, elle réclame pour ses camarades. C’est la solidarité... » A la mort de Dourov, en 1934, des milliers de personnes suivront le cortège funèbre.

Le bibliophile marquera ici une pause. L’extrait repris ci-dessus provient de l’édition en langue française de 1963, « Un écrivain dans la Révolution », déjà citée, qui n’indique pas le nom du traducteur. L’extrait se trouve aussi dans une des rares – l’unique – rééditions contemporaine de Ehrenbourg, celle de 2008, déjà évoquée, elle aussi, qui se présente comme l’édition critique, dans une nouvelle traduction de Michèle Kahn, du premier tiers des mémoires de l’auteur sous le titre « Les gens, les années, la vie ». Son appareil critique est sans conteste un apport précieux, comportant quantité de renseignements biographiques sur les personnes évoquées par Ehrenbourg. De même, ici et là, l’édition rétablit des passages, peu nombreux, qui avaient été à l’époque censurés, par exemple les références à Boukharine, dont Ehrenbourg avait été le camarade de classe en 1906-1908 – tout en supprimant bizarrement un chapitre entier, le sixième de l’édition de 1963, consacré à Pasternak.

Il y a plus gênant. Une traduction, lorsqu’on ne connaît pas la langue originale, est sans doute affaire de goût. Celle de 1963, à cette aune, paraît cependant supérieure, plus vivante. Deux exemples. Le fameux terme mofectueux devient, chez Kahn, « moficient » (pour moralement déficient), qui n’en rend que faiblement les connotations poétiques. A un autre endroit, Ehrenbourg ironise sur la définition officielle de l’intellectuel, qui vaut d’être citée, elle ne manque ni de saveur ni d’actualité : « Homme dont le comportement social est caractérisé par le manque de volonté, l’hésitation et le doute. » La traduction de 2008 utilise, comme ici, le terme (la catégorie sociale) d’intellectuel – là où cependant l’édition de 1963 indique : « représentant de l’intelligentzia », qui paraît plus juste et plus appropriée du point de vue historique. Cela dit, affaire de goût. Fermons la parenthèse.

Fermons la parenthèse et revenons à Ehrenbourg. Issu d’un milieu bourgeois aisé, à quatorze ans, il lit Germinal, participe à des meetings clandestins, on est en 1905, l’année de la grande répression tsariste. Il va se déclarer bolchevique, ne terminera pas l’école secondaire et pour cause, à dix-sept ans il est arrêté avec d’autres, dont Boukharine, avec qui il avait créé une « cellule combattante ». Cinq mois de prison à dix-sept ans, cela forme la jeunesse mieux que les voyages. Mais c’est la route du voyageur qu’il suivra : exil à Poltava, puis Kiev, puis Paris, où il restera, sa deuxième patrie.

Vie de bohème, ce sont les années à la Closerie des Lilas et à La Rotonde, en compagnie des artistes de son temps, Modiagliani, Léger, Apollinaire. De politique, il est devenu esthète, poète en herbe, l’art pour l’art, presque clochard, on ne mange jamais à sa faim et on se fout du lendemain. Cela va durer jusqu’en 1917. Après huit d’années d’absence, retour à Moscou. Les pages qu’il y consacre, ainsi qu’à la guerre civile (provoquée et attisée par une coalition de quatorze armées étrangères), en éclairent d’un jour chatoyant le tumulte mental. La plupart n’y comprennent rien, deviennent Rouges ou Blancs par hasard, Ehrenbourg lui-même dit n’avoir compris Octobre 1917 que deux ans plus tard. Chatoyant jusque dans la société hétéroclite qui forme le « peuple soviétique » naissant, où se côtoient purs et ripoux, parvenus et idéalistes, bigots (la majorité de la population) et révolutionnaires professionnels, « Nepmen » et autres petits mafieux. Cela restera une constante dans son œuvre. Sous la superstructure (le Parti), c’est la grande masse, souvent inculte, bêtement humaine, attachée à ses petits désirs de pacotille. Qui dira de quoi rêvent les gens ? écrit Ehrenbourg en 1933. « De pâtés bien gras ? Du printemps ? De leur premier amour ? Ou bien de ces bêtises qui constituent le plus souvent le rêve de l’homme : un précipice, des noix vides, un chien errant, ou quelque vampire domestique avec la trogne d’une voisine acariâtre ? » [10] Cela explique que Ehrenbourg n’ait pas été tellement apprécié par la critique officielle : pas un servile propagandiste monocorde. Mais l’étonnant demeure que ce type de littérature-là, quasi dissident, à tout le moins irrévérencieux, a été publiée en URSS en y connaissant des millions de lecteurs. Terre, peuple, régime de contrastes, disions-nous... [11]

Ehrenbourg avait-il un « ange gardien » ? Il a traversé le siècle sans pépins alors que d’autres ont été fusillés, suicidés ou contraints au silence. Ce qui l’a sans doute [12] sauvé, c’est son caractère entier, viscéralement patriote, viscéralement soviétique (jamais un mot contre – ni pour – le régime du temps de Staline, qui avait assez d’ennemis comme ça) et viscéralement anticapitaliste. Dans les années trente, il sortira l’artillerie lourde pour, maniant le roman comme une arme de la critique, s’en prendre aux « capitaines d’industrie » du moment, André Citroën, Ivar Kreuger, Eastman Kodak, Tomas Bata, ce dernier lui intentant un procès en lui réclamant un demi-million de marks. Ehrenbourg annonçait Günther Walraff.

Des capitalistes, prophétique, il dira dans ses mémoires que, s’ils étaient « avides, avares, féroces parfois » à l’époque de Balzac, ils n’en construisaient pas moins des usines « et amélioraient le niveau de vie des gens. On peut les accuser de manquer de cœur, mais pas d’être fous. Cent ans plus tard, les petits enfants des héros de Balzac apparaissaient comme des fous furieux. » [13] Il a vu naître le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
« sauvage » qui prédomine aujourd’hui, les fous furieux du profit.

Prophétique, il l’est aussi pour dénoncer ce qu’on appelle maintenant d’un mot facile le « productivisme ». Son livre sur Citröen n’est pas seulement une attaque contre la déshumanisation du travail à la chaîne et l’exploitation du Tiers-monde (plantations de caoutchouc), c’est une réflexion inquiète sur l’avènement de l’automobile, le règne de la vitesse imbécile. La bagnole, écrit-il, « déchiquette la chair, aveugle les yeux, ronge les poumons, fait perdre la raison. Enfin, la voilà qui s’échappe par une porte pour entrer dans le monde. Sur l’heure, elle débarrasse son pseudo-propriétaire de l’archaïque repos. Le lilas se fane. A l’agonie, les poules et les rêveurs font des zigzags affolés. L’automobile, laconiquement, écrase les piétons. (...) On ne l’accuse de rien. Sa conscience est aussi pure que celle de M. Citroën. Elle n’accomplit que sa mission : elle est appelée à exterminer les hommes. » [14]

Mais, pour y revenir, c’est en tant que témoin et compagnon de la Russie bolchevique qu’il invite à une relecture. Déjà évoquée, c’est sa description épique de l’effort d’industrialisation faisant sortir de terre une usine dans l’Oural, presque à mains nues, au prix de sacrifices surhumains, mais librement consentis. Qu’est-ce qui a motivé ce peuple à se lancer corps et âme dans une telle aventure ? A un moment, il laisse percer une explication. Bien sûr, dit un protagoniste, ils auraient pu, comme en Europe, se faciliter la besogne en faisant appel à des capitaux étrangers pour disposer d’un équipement moderne mais, alors, « nous n’en serions pas là. C’est-à-dire qu’il y aurait ici des messieurs de n’importe quelle « Société Anonyme des Fonderies de Kouznetsk » et nous travaillerons pour eux. (...) A mon avis mieux vaut fouiller la terre avec ses mains. Maintenant, si nous le faisons, nous savons au moins que c’est pour nous. » [15] Les travailleurs d’ArcelorMittal et d’ailleurs, dépossédés de leur outil, jetés à la rue sur l’autel du profit, savent de quoi il retourne. Ils sont propriétaires de rien. Leur usine n’est pas leur usine. Leur vie dépend d’une loterie – boursière. Ehrenbourg l’avait en haine. Ses romans de combat restent d’une intense actualité.

En plus, il écrit bien. Le style est journalistique, urgent et hachuré, le phrasé est court et métallique sans pour autant verser dans le répétitif. La métaphore inattendue surgit à tout bout de champ. Un village sous la neige va donner : « La petite bourgade ressemblait à un ours qui suce sa patte. » Exemple entre mille.

Impossible de condenser une vie aussi riche en quelques lignes. Ehrenbourg a couvert le Front populaire, la montée du nazisme (en Allemagne et... en Alsace), la guerre civile en Espagne (« vingt millions de Don Quichote en haillons » dira-t-il de l’armée républicaine), la Seconde Guerre mondiale, le procès de Nuremberg – il n’est jusque la Belgique qui apparaît au détour d’une errance : expulsé de France au début des années 1920, il débarque sous escorte policière gare du Midi à l’Hôtel de l’Espérance. La main secourable prendra les traits de Franz Hellens...

Là, ce sera le mot de la fin. Il faut relire Ehrenbourg. Pour pas mourir idiot, par exemple. Il n’est plus réédité. Cela ne facilite pas la tâche. Mais la fréquentation des bouquinistes ouvre des perspectives, elle permet de sortir des sentiers battus, prendre connaissance d’un savoir dégagé des effets de mode dictés par les appareils culturels, les grosses maisons d’édition et de presse qui décident pour nous ce que nous devons lire. Machine à remonter le temps, le vieux livre permet, au contraire de la télévision et du tri sélectif sur Internet, d’aller voir ce qui se disait et ce qui était tenu pour vrai des années, des décennies, des siècles auparavant – sans passer par les filtres de la pensée convenue actuelle [16]. Lire de vieux bouquins, répétons, est faire acte de résistance.

P.-S.

Cette analyse a été publiée dans le n°1 (été 2013) de la revue Radical (éditions Aden) -http://www.revueradical.be/?p=208

Notes

[1I. Ehrenbourg, « Un écrivain dans la Révolution », Gallmard, NRF, coll. L’air du temps, 1963.

[2Pour la bonne littérature de seconde main, on donnera sa préférence, à Bruxelles, à la librairie Aden, mais aussi à Aurora (avenue Volders) et à Images (chée de Waterloo).

[3I. Ehrenbourg, « Les gens, les années, la vie », éd. Parangon, 2008, pp. 472, 500, 544 et 600.

[4Idem, pp. 604-618.

[5« Le deuxième jour de la création », chez Gallimard, NRF, en 1933 ; non réédité, voir les bouquinistes.

[6Ed. Hier et aujourd’hui, Paris, 1944, non réédité, voir les bouquinistes.

[7« La nuit tombe », Gallimard, NRF, 1966, p. 361, non réédité, voir les bouquinistes.

[8Voir a contrario p.ex. l’appréciation intrigante que fait Churchill de la saignée en 1936-37 dans les rangs de l’armée. Il parle d’une purge « impitoyable mais peut-être non inutile » et plus loin d’une liquidation qui a débarrassé l’Armée Rouge « de ses éléments pro-allemands » (Churchill, « The Second World War », édition en un volume, Cassell, Londres, 1959, pp. 125-126).

[9I. Ehrenbourg, « Le sceau du temps » (extraits de ses mémoires), Ed. du Progrès, 1989, pp. 308-310.

[10« Le deuxième jour de la création », déjà cité, p. 275.

[11D’un sondage grand public portant sur les 50 personnalités historiques les plus populaires, organisé par la télévision russe en mai 2008, émergeront, en n°1, le patriote médiéval Alexandre Nevski, en n°2, Pyotr Stolypin, 1er ministre sous Nicolas III et, en n°3, le « petit père du peuple » Joseph Staline. Pouchkine arrive en 4e position, Lénine en 6e, Catherine de Russie en 11e. Soljenitsyne obtient trop de peu de votes pour figurer au tableau.

[12Lui-même, plus modeste, parlera de loterie, le hasard aurait fait de lui un « survivant ».

[13"Les gens, la vie..", déjà cité, p. 541.

[14"10 CV", Ed. Les Revues, Paris, 1930, p. 296, non réédité, voir les bouquinistes.

[15« Le deuxième jour de la création », déjà cité, p. 247. André Malraux fait la même observation dans la Chine maoïste de 1958 : « La Chine rouge vend ce qu’elle fait. C’est peu de chose mais chacune signifie : ceci est conquis. » (« Antimémoires », vol. 1, 1967, p. 479).

[16Petit exemple. C’est en lisant le fondateur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Méry, dans le texte (vieux de 60 ans), qu’on découvre chez le personnage une sympathie pour le moins étrange à l’égard du national-socialisme et de son führer, « le chancelier Hitler », dont Beuve-Méry salue l’attachement au rêve d’une « Europe plus unie et plus juste » (« Réflexions politiques 1932-1952 », Seuil, 1951, pp. 97, 115 et 121).