Le secteur de la grande distribution est très concentré, et ce dans la majorité des pays européens. Depuis un an, une vague de regroupement a lieu au niveau des centrales d’achats des distributeurs, qui regroupent les commandes des enseignes pour les répartir dans les lieux de vente. La dernière opération en date a vu se former le plus grand groupement européen de distribution, Alidis. Voyons comment le paysage de la distribution européen est en train de se restructurer et les conséquences que pourraient engendrer ce phénomène.

 Puissance d’achat des distributeurs

La capacité pour les enseignes de grande distribution de proposer des produits bon marché au consommateur, tout en s’assurant des marges confortables, dépend largement de leur puissance d’achat.

Plus les quantités achetées par les distributeurs et plus leur part dans le chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
des producteurs seront importantes, plus le pouvoir de négociation des grandes enseignes sera grand et plus forte sera la pression à la baisse sur les prix.

Les distributeurs disposent de divers moyens pour faire pencher les négociations sur les achats en leur faveur. Le (dé)référencement [1] des produits dans les étals des supermarchés en fait partie. De même, les remises et ristournes, les délais de paiement, les frais de linéaires (liés au placement Placement Acquisition de titres en vue d’une opération plutôt à court terme et de faible envergure, n’impliquant pas un contrôle sur l’entité qui a émis ces titres. On considère généralement un achat de moins de 10% des parts de capital d’une firme (notamment à l’étranger) comme un placement et non comme un investissement (à moins qu’il y ait un lien ou des liens supplémentaires avec cette entreprise).
(en anglais : placement)
des produits dans les rayons), les promotions ou encore la participation au financement de la publicité sont des arguments utilisés lors des négociations [2] par les distributeurs pour obtenir les meilleurs prix. Le producteur est souvent obligé de se plier aux injonctions du distributeur pour avoir accès au consommateur final.

 Un secteur déjà concentré

La concentration du secteur entre quelques grandes enseignes dominantes semble accentuer le problème de la pression exercée par les distributeurs sur les fournisseurs. Walmart, le leader mondial de la grande distribution [3], en est l’exemple le plus caricatural. Avec sa centrale d’achat mondiale basée en Chine, le géant américain importait dans le courant des années 2000 plus de produits de Chine que la Russie ou la Grande Bretagne, contraignant ses fournisseurs (et pas seulement en Chine) à s’aligner sur la meilleure offre.

Côté européen, bien que les distributeurs soient de taille plus modeste que Walmart [4], le même phénomène de concentration est à l’œuvre. En Belgique, les trois principales enseignes se partagent plus des trois quarts des ventes [5]. En France, les quatre grands groupements d’achat centralisent près de 90% de parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
tandis que les quatre plus grandes enseignes s’adjugent 72% des ventes en Grande Bretagne [6].

Cette tendance à la concentration dans le secteur de la distribution ne se manifeste pas seulement au niveau des enseignes mais également à celui des centrales d’achats.

 Centrales d’achats : l’union fait la force

Une centrale d’achats a pour fonction de regrouper les commandes d’un distributeur qui les répartira ensuite entre ses magasins. Outre la fonction d’achat, l’entreposage, le stockage, le marketing, l’aide juridique ou encore la gestion des approvisionnements des magasins peuvent être des tâches dévolues aux centrales d’achats.

On parle de centrale intégrée lorsqu’elle ne concerne qu’une seule entreprise (c’est le cas de Tesco ou de Walmart). Les centrales d’achats opèrent à divers niveaux géographiques : localement pour certains produits (agricoles notamment) avec les centrales régionales ; nationalement ou au niveau européen pour des centrales intégrant plusieurs enseignes de distribution.

Les distributeurs ont généralement recours à plusieurs centrales à différents niveaux selon les produits ciblés et les fonctions octroyées à celles-ci.

C’est du côté des centrales d’achats européennes et nationales que des mouvements importants ont été observés ces derniers mois dans un contexte de guerre des prix et de stagnation économique.

En France, les principaux distributeurs ont presque tous modifié leur structure d’achats au cours de l’année qui vient de s’écouler :

 Un accord de coopération entre Système U et Auchan a été scellé en septembre 2014. Une alliance originale puisqu’en fait, c’est Système U qui va donner mandat à Auchan pour réaliser ses achats auprès de 300 fournisseurs (à l’exclusion des PME et marques de distributeurs). Début 2015, les deux enseignes ont approfondit leur partenariat. Les hypermarchés U sont passés sous enseigne Auchan.

 Intermarché et Casino se sont alliés en octobre 2014 [7] pour la France uniquement et pour des produits de grandes marques (Coca, Nestlé, Unilever, P&G…). Les deux groupes gardent leur politique commerciale propre et aucun projet de fusion Fusion Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
n’est à l’ordre du jour.

 Carrefour et Cora/Match ont également trouvé un accord de coopération en décembre 2014. L’accord porte sur l’achat des produits de marque nationale et internationale, alimentaire et bazar - à l’exception des marques distributeur, des produits élaborés par les PME et des produits frais issus de filières agricoles.

Ces regroupements ont pour objectif de permettre aux distributeurs de peser plus lourd en termes de volume afin de garantir les meilleurs prix d’achat. En quelques mois, le nombre de centrales d’achats en France sera donc passé de 7 à 4 centrales, représentant désormais 90% de part de marché.

Au niveau européen, le même mouvement de concentration est à l’œuvre :
Le 6 aout 2015, Colruyt, Conad (Italie) et Coop (Suisse) ont rejoint Alidis (Alliance internationale des distributeurs). Alidis avait été créée en 2002 par Intermarché [8] (France) et Eroski (Espagne, filiale du groupe coopératif Mondragon). Depuis 2005, Edeka (Allemagne) fait partie du groupement. Alidis se concentre principalement sur les produits alimentaires. Le chiffre d’affaires cumulé des enseignes de cette centrale européenne atteint désormais les 140 milliards d’euros, ce qui la place en tête des centrales existantes en Europe. Les enseignes présentes sont implantées dans sept pays d’Europe de l’ouest (Allemagne, France, Belgique, Italie, Suisse Espagne, Portugal) ainsi qu’en Pologne.

Source : http://www.mousquetaires.com/fr/un-groupement-dentrepreneurs/des-alliances-internationales

Les nouveaux arrivants d’Alidis ont quitté une autre centrale, CORE. Ce partenariat aura duré moins de deux ans. Le groupement CORE avait été lancé par Colruyt, Conad et Coop Suisse accompagnés de l’allemand REWE.

En juin 2015, REWE et le français Leclerc ont décidé de créer leur propre centrale d’achats pour le développement du segment bio, les activités touristiques, l’électromobilité et l’énergie. A partir du 31 décembre 2015, REWE rejoindra la centrale européenne Coopernic, qu’il avait quittée en 2014 pour fonder CORE. Coopernic regroupera REWE, Leclerc, mais également Coop Italia et Delhaize. Le chiffre d’affaires cumulé des enseignes de Coopernic atteint les 132 milliards d’euros, la plaçant au deuxième rang des plus grandes centrales d’achats en Europe.

En novembre 2014, Auchan a annoncé s’être allié avec l’allemand Metro, quelques semaines seulement après son accord avec Système U (centrale Eurauchan). La spécificité de cette alliance entre les distributeurs allemands et français réside dans sa dimension internationale. L’accord présente deux volets :

 un accord de coopération pour négocier et proposer des services à des fournisseurs mondiaux de produits de consommation.

 « un accord de sourcing [9] international qui sera mis en place pour permettre l’achat conjoint, au niveau mondial, des produits non alimentaires que chaque société revendra individuellement en marque propre ou « no name ».

Les produits électroniques grand public sont exclus de ces deux accords. » [10]

Système U qui s’était associé avec Auchan bénéficiera également de l’accord. Le chiffre d’affaires cumulé des trois distributeurs atteint 103 milliards d’euros.

Deux autres grandes centrales sont présentes en Europe. EMD (pour European Marketing Distribution) est l’une des plus anciennes centrales d’achats européenne, fondée en 1989. Elle regroupe une quinzaine de distributeurs parmi lesquels Markant (Allemagne), Casino (France), Euromadi (Espagne), Tuko (Finlande), ESD Italia, Musgrave (Royaume-Uni), Unil/Norges Gruppen (Norvège). Le chiffre d’affaires cumulé d’EMD s’élève à près de 130 milliards d’euros.

La dernière grande centrale européenne (AMS – Ahold Marketing Service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
) est celle d’Ahold. Outre le distributeur néerlandais qui chapeaute la centrale, Migros (Suisse), Jeronimo Martins (Portugal), Morissons (Grande-Bretagne), ICA (Suède) et Hagar (Islande) participent à ce groupement. La récente fusion d’Ahold et Delhaize [11] laisse entrevoir de nouveaux mouvements du côté des centrales d’achat : Ahold et Delhaize étant partie-prenantes de deux centrales différentes (AMS et Coopernic), il se pourrait que la nouvelle entité ne soit plus présente que dans une centrale à l’avenir.

Enfin, Carrefour (84 milliards d’euros de CA) et Tesco (73 milliards de CA), les deux poids lourds de la distribution européenne ont leurs propres centrales intégrées et ne participent donc pas aux groupements déjà cités au niveau européen.

 Quid de la concurrence ?

Ce mouvement de concentration laisse planer le doute sur le maintien de la concurrence entre les distributeurs, bien que les centrales européennes ne regroupent généralement pas ou peu d’entreprises opérant sur un même marché national. Il n’en est pas de même pour les centrales nationales.

En Belgique, les trois grands distributeurs ont récemment été condamnés [12] à de lourdes sanctions au mois de juin 2015 pour entente sur les prix de certains produits (droguerie, parfumerie, hygiène) en compagnie de plusieurs grandes marques.

En France, l’Autorité de la concurrence a émis, en avril 2015, un avis sur les concentrations opérées sur le marché hexagonal. Selon Le Monde [13], l’Autorité évoque le risque d’une « réduction de la qualité, de l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, de l’innovation, voire d’éviction de certains fournisseurs, en particulier concernant les catégories de produits pour lesquelles la grande distribution représente le principal débouché, comme la droguerie, l’épicerie sèche, les liquides, la parfumerie et l’hygiène
. » Un autre risque pointé est celui du partage d’informations stratégiques entre les enseignes (date des promotions, des actions commerciales…).

La procédure n’oblige pas les distributeurs à demander préalablement l’avis des autorités de la concurrence avant ce type de rapprochement, puisqu’il ne s’agit pas de concentration (de type fusion-acquisition avec prise de participation) au sens strict du terme mais d’un accord entre plusieurs parties.

Une conséquence indirecte de ces regroupements est de rendre les fournisseurs (producteurs et transformateurs) de plus en plus dépendants des distributeurs. Le président de l’Autorité de la concurrence expliquait ceci aux sénateurs français : « Le déséquilibre des relations commerciales risque au final d’entraîner une moindre concurrence entre producteurs, qui cesseront d’innover et d’investir car ils n’en auront plus les moyens. L’Autorité de la concurrence a auditionné de nombreux industriels et a adressé pas moins de 34 questionnaires détaillés aux fournisseurs de la grande distribution : cette conséquence paraît claire à beaucoup d’entre eux, même si elle n’est pas automatique. […] Au-delà du risque concurrentiel, l’Autorité de la concurrence constate l’existence de comportements qui tendent à se généraliser : menaces de déréférencement en cas de refus de baisse des prix, demandes de garantie de la marge des distributeurs formulées auprès des fournisseurs, qui deviennent ainsi la variable d’ajustement des politiques commerciales des distributeurs. » [14]

Une position à nuancer par le fait que nombre de (grands) fournisseurs - hors produits frais et PME - évoluent dans des secteurs également concentrés et sont des acteurs de poids en mesure de tenir des négociations avec les distributeurs (ex : Unilever, P&G pour les produits de consommation, Danone et Nestlé pour l’agroalimentaire, Coca, Pepsi, Pernod-Ricard pour les boissons, etc.). Il n’en est pas forcément de même pour les petits fournisseurs.

 Agriculteurs, transformateurs et distributeurs dos à dos

Il importe de préciser une nouvelle fois que les accords de regroupement précités ne concernent pas les produits frais, mais d’autres produits comme la droguerie, les produits secs ou les préparations alimentaires industrielles. Les agriculteurs traitant directement avec la grande distribution ne devraient a priori pas être directement impactés par ces récents regroupements. Ce qui ne signifie évidemment pas que leurs relations avec les distributeurs se fassent sur un pied d’égalité.

C’est plutôt de manière indirecte que les petits producteurs qui fournissent les grandes multinationales « transformatrices » risquent de souffrir. La pression à la baisse des prix pourrait en effet se voir reportée sur les petits exploitants et les PME par l’intermédiaire des de sociétés multinationales qui achètent et transforment leurs productions.

L’année 2015 aura été émaillée de nombreuses manifestations d’agriculteurs et d’éleveurs dans plusieurs pays européens. Derrière le malaise du monde agricole : les bas prix imposés par la grande distribution, les enseignes de hard discount et les industries transformatrices.

Plusieurs enseignes de grande distribution, de même que des grandes entreprises du secteur agroalimentaire (Danone, Nestlé…), ont ainsi été prises à partie en France et en Belgique ces derniers mois, les manifestations s’étendant récemment à plusieurs autres pays (Espagne, Allemagne [15], Angleterre [16]). Les agriculteurs revendiquent notamment une rémunération plus élevée, et dans certains cas la fixation des prix, pour leurs produits tels le lait, le porc, les céréales, les fruits et légumes [17].

 Inquiétude des syndicats concernant l’emploi

Si les inquiétudes autour du mouvement de concentration au niveau des centrales d’achat européennes sont partagées par les autorités de la concurrence et les fournisseurs - directs et indirects - des enseignes de distribution, les premiers concernés demeurent les salariés de ces mêmes enseignes.

A ce propos, en France, le syndicat FGTA-FO [18] allié avec CGC [19] a déjà émis quelques craintes sur les conséquences de cette vague de concentration en termes d’emploi [20]. Pas moins de 20.000 emplois seraient menacés dans les centrales d’achats selon les deux organisations syndicales. « Des doublons risquent de se créer à tous les niveaux » affirme le secrétaire général de FGTA-FO Dejan Terglav, et des restructurations d’ampleur sont à craindre dans les mois à venir.

Le mouvement de concentration dans la grande distribution est un phénomène à l’œuvre depuis plus de quarante ans. L’exemple français l’illustre assez bien : des 120 distributeurs présents dans les années 1970, il ne reste aujourd’hui que quatre opérateurs majeurs qui contrôlent près de 90% du marché. C’est désormais un compromis entre les intérêts des consommateurs, distributeurs, fournisseurs et surtout des travailleurs qui va devoir être trouvé. En espérant que le politique joue son rôle d’arbitrage Arbitrage Opération qui consiste à jouer sur la différence de prix d’un même actif sur deux marchés financiers différents ou d’un produit dérivé par rapport à son produit sous-jacent. Ces gains sont généralement faibles, mais obtenus à grande échelle et recherchés en permanence par des travailleurs spécialisés (les arbitragistes) ils peuvent occasionner d’importants bénéfices (et parfois aussi des pertes considérables).
(en anglais : arbitrage, mais parfois aussi trading ou hedge).
dans l’intérêt commun.

Plus généralement, il s’agit d’un questionnement sur nos modes de production des richesses et leur répartition. Nul doute que la question des relations entre commerçants, travailleurs et producteurs, intrinsèque à l’économie, sera encore à l’ordre du jour à l’avenir.

 


Pour citer cet article :

Gelin, Romain, "Distribution : Concentration dans les centrales d’achats européennes", Gresea, septembre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1423