Au départ de la présente analyse, il est prévu dans un premier temps de faire le point sur la manière dont l’actuel gouvernement entend appliquer sa politique de maintien de la compétitivité. Après ce très bref rappel, on tentera de discerner l’origine de l’actuelle pression à la baisse des salaires en se centrant sur les implications mises en jeu par la construction européenne. Dans un troisième point, nous détaillerons l’impact des exigences croissantes de compétitivité sur le secteur des retraites. Par la suite, nous entreprendrons de tordre le cou à certains mythes concernant le poids du vieillissement et le financement futur des pensions. Enfin, nous analyserons de plus près le fonctionnement exact des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de pension avant de repérer les chantiers à mettre en œuvre pour sauver les acquis des travailleurs dans ce domaine.

 Réduction d’impôts ou le miroir aux alouettes

Pour rappel, il entre dans les projets du gouvernement de rétablir la compétitivité de nos entreprises. Parmi les moyens envisagés : un troc où le blocage des salaires bruts serait compensé par une ristourne d’impôts. Facture (collective) de l’opération : 740 millions d’euros. Jusqu’à présent, on ne voit pas trop où et comment récupérer le manque à gagner. En admettant (hypothèse douteuse) que l’opération soit neutre sur un plan comptable, on indiquera tout de même que le gain individuel serait plutôt limité. Pour un travailleur percevant environ 20.000 euros bruts par an, le bénéfice "engrangé" serait de 15 euros par mois. Cet avantage serait "tout de même" de 20 euros par mois pour un travailleur bénéficiant du salaire minimum [1].

L’opération pourrait, malgré tout, paraître séduisante si elle ne comportait, à long voire à moyen terme, un piège pour les travailleurs. En effet, les pensions ainsi que l’ensemble des autres prestations sociales sont calculées sur la base du salaire brut. Sachant en prime que la sécurité sociale s’autofinance à partir de la masse salariale et des hausses de salaire, de telles mesures n’annoncent rien qui vaille pour le financement futur de la sécurité sociale. On rappellera, au passage, que la “ sécu ” affichait un déficit d’un milliard pour l’année 2005. En comparaison, le patronat s’est vu accorder un set complet de réductions de cotisations patronales de l’ordre de 5 milliards la même année.

A part gonfler les profits, ce type d’initiatives apporte peu de réponses au problème du sous-emploi. Pour mémoire, les réductions de cotisations en 2000 (2,6 milliards d’euros) ont permis la création de 35.700 emplois. Coût par emploi créé : 73.228 euros [2]

 Lisbonne, quand tu nous tiens...

Le maintien d’une mesure à l’efficacité économique aussi objectivement contestable a, en effet, de quoi surprendre. C’est que sa "cohérence" s’inscrit dans une logique politique d’envergure mise en œuvre il y a de cela six ans à Lisbonne. Dans la note intitulée "Stratégie de Lisbonne" et qu’on peut retrouver sur le site du Premier Ministre [3], on découvrira en toutes lettres qu’"afin d’encourager les employeurs à engager davantage, la Belgique mène une politique intensive de réductions des charges sur l’emploi (tant au niveau de la fiscalité qu’à travers les cotisations de sécurité sociale)" (p.58). On peut également apprendre que "pour encourager (les inactifs) à chercher un emploi" (p.59), il est programmé d’augmenter "le revenu net du travail sans générer pour autant de surcoût pour l’employeur" (p.59).

La stratégie de Lisbonne dont il est question a servi depuis 2000 de boussole en matière socioéconomique aux équipages gouvernementaux arc-en-ciel puis violet. A en juger par la littérature disponible sur le sujet, le processus enclenché à partir du sommet européen organisé dans la capitale portugaise s’articule autour de la poursuite effrénée de la compétitivité [4]. Au point 5 des conclusions du Sommet, on apprend que "l’Union s’est aujourd’hui fixé un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale". Le sommet de Lisbonne marque, de fait, un tournant dans la définition des politiques de l’emploi.

 Taux d’emploi, chômage et concurrence : c’est toudi les p’tits qu’on spotche

Plutôt que de réduire le taux de chômage, les gouvernements nationaux se voient attribuer la mission d’augmenter le taux d’emploi. Ce dernier correspond au rapport entre la population active (c’est-à-dire âgée de 15 à 64 ans) et la population active totale. Les implications de cette réorientation peuvent maintenant retenir notre attention. Afin de créer un cadre propice à cette augmentation de l’offre de travail, diverses pistes sont avancées.

Tout d’abord, abaisser les coûts salariaux en réduisant la fiscalité sociale afin de stimuler les embauches. Au prix d’un véritable sabotage des systèmes de protection sociale puisque la modération salariale ainsi engendrée provoque mécaniquement une diminution du montant des cotisations patronales. Voilà pour ce qui du versant "entreprises" de la stratégie de Lisbonne.

Afin d’augmenter ce fameux taux d’emploi, il est également préconisé de reculer l’âge moyen de prise de cours effectif de la pension. C’est ainsi qu’au même moment en France et en Belgique, deux débats ont fait rage, portant chez nous sur l’âge de la prépension et outre-Quiévrain, sur l’âge de la retraite. Dans les deux cas, l’effet escompté sur le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail est le même : augmenter le nombre de candidats à l’emploi alors que le nombre d’équivalent temps plein est en régression (entre 1973 et 2002, le nombre d’emplois équivalent temps plein a diminué d’1% en Belgique [5]). Dans ces conditions, c’est à une mise en concurrence accrue des travailleurs que l’on risque d’assister à l’avenir. Celui qui trouvera du travail devra accepter de vendre sa force de travail Force de travail Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
au moindre prix. Notez bien : il n’aura pas trop le choix puisque la stratégie de Lisbonne (qui décidément a tout prévu) invite, en son point 31, les pouvoirs publics de l’Union Européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
à appliquer une politique généralisée d’activation des chômeurs. En clair, il faut de plus en plus subordonner l’octroi des allocations de chômage à la preuve d’une recherche active d’emploi. Forcément, ça ne donne guère aux travailleurs l’envie de faire les difficiles. Et ce d’autant que la mise sous pression des salariés doit, pour satisfaire aux orientations de Lisbonne, se renforcer puisqu’en leur point 29, ces dernières insistent sur la nécessité de flexibiliser le marché de l’emploi.

En clair, avaliser le processus de Lisbonne revient à accepter la multiplication des formes d’emploi atypiques (via, par exemple, l’intérim ou encore des dispositions proches du CPE français). Au total, le projet de Lisbonne présente une cohérence remarquable en ce sens que ses composantes se renforcent entre elles et convergent nécessairement vers une privatisation du système des pensions. Qu’on en juge plutôt !

 Toujours plus toujours moins !

En reprenant point par point les éléments centraux du processus mis en place à Lisbonne, on peut pointer les convergences suivantes. Tout d’abord, en ce qui concerne le financement de la protection sociale (et partant des systèmes de retraite par répartition), il apparaît clairement que l’abaissement des cotisations patronales entraîne un manque à gagner pour les régimes de sécurité sociale. Ensuite, outre cette attaque frontale, on peut distinguer deux autres éléments visant à faire baisser le niveau général des salaires dans l’économie et par conséquent, le niveau global des cotisations.

Ces attaques ont pour noms respectifs activation et flexibilité. A travers l’octroi sous conditions des allocations de chômage, on se dirige très nettement vers une augmentation de l’offre sur le marché du travail (et partant, de l’armée de réserve des chômeurs) en intensifiant la concurrence à l’intérieur même du salariat. La flexibilité, pour sa part, vient renforcer cette tendance.

Au total, la pénurie organisée dans le financement de la protection sociale des salariés amènera logiquement ceux-ci à se débrouiller pour préparer leurs vieux jours. Paranoïa ? Pas du tout puisqu’ au point 21 des conclusions du sommet de Lisbonne, il est stipulé que les fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de pension doivent pouvoir s’étendre sur tout le territoire de l’Union.

Troublante coïncidence ou plutôt...stratégie délibérée à l’échelle de tout un continent. Car en cette matière, force est de constater que les raisons invoquées pour procéder à la réforme des retraites ont partout (en France, en Italie et chez nous) pointé les mêmes causes et les mêmes effets. Il faut décoder ce discours.

 Vieillissement : la grande manip’

Lorsqu’on aborde la question des retraites, force est de constater qu’elle suscite les passions tant les superlatifs se multiplient pour définir ce qui nous attend. "Explosion", "papy boom" et "choc des retraites" ont tôt fait d’alerter le plus placide des observateurs. Alors, est-ce grave, docteur ?

Commençons tout d’abord par la thèse du choc démographique. S’il est vrai que la population des plus de 60 ans passera de 21,1% en 2000 à 30,6% en 2030, cette évolution se fera sur trente ans, soit une progression de 0,3% par an [6]. La rhétorique alarmiste utilisée dans certains milieux oblitère sciemment ce petit fait tout simple : le vieillissement est un processus de long terme auquel il est possible de se préparer dès maintenant.

Pour ce qui est du nombre d’actifs, là non plus, rien ne permet d’augurer d’un tsunami. La population active compte aujourd’hui 6.800.000 personnes [7]. En 2030, elle sera de 6.550.000. En 25 ans, cette tendance correspond à une diminution de 3,7%, soit une moyenne annuelle de 0,15%. Ce rythme, loin d’être insoutenable, nous permet d’anticiper le cours des choses. Et ce d’autant que la Belgique compte, à l’heure actuelle, 600.000 demandeurs d’emploi.

Les esprits chagrins auront tôt fait d’objecter que c’est ailleurs que le bât blesse. "Le taux d’emploi des 50-65 ans est trop bas en Belgique", nous assure-t-on ! Et alors ?... Après tout, vu la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
du facteur travail en Belgique, le pays se classe dixième exportateur mondial d’après l’Organisation Mondiale du Commerce Organisation mondiale du Commerce Ou OMC : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
. Alors pourquoi tant d’inquiétude ? Et si la productivité du travail n’était plus la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
des nations ? C’est qu’à l’heure actuelle, le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
vit une grande mutation : la financiarisation Financiarisation Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
. Ce néologisme désigne la montée en puissance du capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
financier d’une part et la fusion Fusion Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
croissante entre ce dernier et le capital industriel Capital industriel Ensemble des avoirs concernant des investissements productifs. De façon générale, il s’agit des firmes actives principalement dans le secteur industriel, c’est-à-dire producteur de biens. Aujourd’hui, il est rare d’avoir une grande entreprise aux activités principalement industrielles qui n’est pas active aussi sur les marchés financiers.
(en anglais : industrial capital).
d’autre part. Chaque jour, des dizaines de millions de titres de propriété sont échangés sur les places boursières entre fonds spéculatifs de toutes sortes. Comme chacun le sait, ces fonds privés sont pour l’essentiel américains. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que leur voracité s’est orientée depuis longtemps en direction du "vieux continent" (sic).

 Capitalisation...pas une solution

Depuis 1994, la Banque Mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
promeut avec force la nécessité de compléter le "pilier" des pensions légales (c’est-à-dire financées publiquement) par deux autres que l’on désigne sous le vocable de "capitalisation". Commençons par clarifier ces notions. On oppose classiquement répartition et capitalisation. Les systèmes par répartition désignent les mécanismes basés sur la solidarité entre actifs et retraités en vigueur dans les pays d’Europe occidentale. Le droit à la retraite s’y base sur le fait d’avoir financé la retraite des aînés lorsqu’on était actif. C’est ce qui fonde la solidité de ce système. A l’opposé, la capitalisation ne transfère de droits qu’au titre d’avoir effectué un placement Placement Acquisition de titres en vue d’une opération plutôt à court terme et de faible envergure, n’impliquant pas un contrôle sur l’entité qui a émis ces titres. On considère généralement un achat de moins de 10% des parts de capital d’une firme (notamment à l’étranger) comme un placement et non comme un investissement (à moins qu’il y ait un lien ou des liens supplémentaires avec cette entreprise).
(en anglais : placement)
en tant qu’épargnant. La couverture Couverture Opération financière consistant à se protéger contre un risque lié à l’incertitude des marchés futurs par l’achat de contrats d’assurance, d’actes de garantie ou de montages financiers.
(en anglais : hedge)
du risque est donc, dans ces conditions, plus mince. C’est ainsi qu’il y a peu, la compagnie United Airlines a été autorisée par un juge fédéral américain à ne pas payer le régime de retraites de ses employés pour éviter la banqueroute.

Au premier rang des grandes impostures à passer en revue, on pointera donc l’argument suivant lequel la capitalisation serait indifférente aux évolutions démographiques. Comme on l’a déjà expliqué, il n’en est rien. C’est ainsi que les théoriciens libéraux nous expliquent que ce sont les actifs européens qui paieront les retraités américains d’aujourd’hui ...en attendant, paraît-il, que les Chinois ne passent à la caisse dans vingt ans pour financer nos vieux jours. Ce raisonnement surréaliste repose malgré tout sur une réalité, à savoir que les retraites sont financées par la productivité du travail des actifs. Comme dans un système par répartition, la capitalisation finance donc les retraites de l’année à partir des richesses créées dans l’année.

Autre lièvre à lever : les fonds de pension ne constituent en rien un levier favorable aux investissements comme certains le prétendent. Depuis les années 80, les taux d’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
sont, en Europe, des plus faibles. L’installation de nos économies dans le carcan monétariste a eu pour effet de privilégier, obsession antiinflatonniste oblige, le capital Capital au détriment du travail et donc de raboter le pouvoir d’achat des salariés. Avec pour conséquence une faible demande intérieure. Dans ces conditions, on n’imagine pas les entreprises investir dans de nouveaux équipements et de nouveaux projets. Après avoir esquissé à très gros traits les désavantages des systèmes par capitalisation, il nous reste, dans un dernier élan, à repérer quelques pistes intéressantes pour l’avenir.

 Les pensions au futur conditionnel

Si l’on veut assurer un avenir décent aux retraités de demain [8], commençons tout d’abord par réfuter l’idée fallacieuse qu’il faudra travailler plus longtemps pour assurer un même volume de prestations à l’avenir. Ces propos visent fondamentalement à nourrir une dynamique collective de reflux de la combativité des travailleurs en accentuant la concurrence au sein du salariat. De plus, en prolongeant la durée des carrières, on fait baisser le niveau des pensions comme par exemple dans le cas des femmes pour qui le passage d’une carrière de 40 à 45 ans s’est accompagné d’une révision désavantageuse des modes de calcul des retraites (passage des 40es aux 45es). Enfin, rassurer les salariés sur leur sort n’a pas que des vertus tactiques. C’est aussi parler le langage de la réalité.

En effet, en admettant que le coût du vieillissement se porte à 5 ou 6% du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
en 2030, cela reviendrait à s’y préparer à raison d’un rythme annuel de 0,2% du PIB. C’est une question de priorité. Pour mémoire, chaque année, l’équivalent de 2% du PIB est consacré aux réductions de cotisations patronales. Encore plus fort, la réforme fiscale lancée en grandes pompes par le ministre Reynders a représenté un manque à gagner de l’ordre de 1,6% du PIB en trois ans. Et puis, en 2030, l’économie du pays aura tout de même réussi à créer quelques richesses puisque le "Comité d’étude sur le vieillissement" table sur des gains de productivité et une croissance moyenne de 1,75% par an d’ici à 2030. Ce qui représente une augmentation du PIB belge de 55% à francs constants. Comme le dit sans ambages Felipe van Keirsbilck du service d’études de la CNE, "ce n’est qu’une petite partie des richesses nouvelles qu’il faudra consacrer au maintien et à l’amélioration de notre système des pensions".

Il ne manque guère d’arguments pour sauver le système par répartition à la belge...ni d’instruments non plus d’ailleurs. Un Fonds de vieillissement a été créé dans le passé. Celui-ci repose cependant sur une base fragile.

Il était, en fait, prévu que ce fonds reçoive 1% de surplus du PIB de telle sorte que soit constitué un bas de laine en prévision des années à venir. Les sources d’approvisionnement du Fonds étaient, d’après le rapport annuel du Comité d’étude sur le vieillissement, "issues des excédents de la sécurité sociale, des surplus budgétaires, des recettes non-fiscales non récurrentes et du rendement des placements".

Contraste cruel : jusqu’à présent, le Fonds n’a été alimenté que par des opérations "one-shot". C’est dire à quel point le financement structurel du vieillissement est loin d’être à l’ordre du jour. Autre problème : le Fonds est, pour l’essentiel, financé non par des recettes en espèces mais par des bons du Trésor. Ce qui revient à dire que l’Etat se prête de l’argent à lui-même et que les pensionnés de demain en feront les frais... si du moins, on ne nourrit pas d’autres ambitions que celles affichées jusqu’à présent.

 Conclusion

Au terme de ce parcours à travers les arcanes du financement des pensions, on peut remarquer qu’en la matière, c’est moins d’explosion démographique dont il est question que d’implosion des solidarités. Nulle raison de s’en prendre pour autant à l’esprit du temps. Ce délitement, au contraire, est organisé. Il repose sur la conjonction des facteurs suivants. On pointera, tout d’abord, la mise en œuvre d’un projet européen qui revient à saper les solidarités entre travailleurs sous couvert de maintien de la compétitivité. Enfin, on dénoncera le travail idéologique entrepris parallèlement à la montée en puissance des fonds de pension privés. En faisant circuler à propos des systèmes par répartition toute une série de rumeurs aux fondements plus que douteux, on vise, de fait, moins à préserver l’avenir des travailleurs que la bonne santé de la haute finance. Europe sociale versus Europe des marchés : le débat est décidément loin d’être clos.

 


Pour citer cet article :

Xavier Dupret, "Compétitivité et pensions : l’impossible équation", Gresea, mai 2006. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1644



Notes

[1Le Soir, 8 mars 2006

[2Lievens Matthias, “ 30 ans d’austérité. Ils nous ont trompés ”, p.58, Ed. Léon Lesoil, Bruxelles.

[4La description critique des effets du processus de Lisbonne est empruntée Houben Henri, “Contre l’Europe de Lisbonne et la compétitivité. Construisons ensemble l’Europe de la solidarité”, Manuel de formation ATTAC-Wallonie-Bruxelles, 2006.

[5Lievens..M., op.cit, p.69

[6Van Keirsbilck Felipe, “Un autre spectre hante l’Europe : le vieillissement et la mort annoncée des pensions légales ”, Juillet-août 2005, n°231, p.12.

[7Van Keirsbilck. F., op.cit, p.13.

[8L’ensemble des propositions mises en avant sous ce titre est emprunté à Van Keirsbilck.F., op.cit, p.28-40