Le paradoxe aura frappé plus d’un. La sphère privée de l’économie nage dans des excès de liquidités. Réaction de la sphère publique : barre sur l’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
toute ! Il y a une logique ? Tour d’horizon en vol plané.
Il n’est pas interdit de juger la situation ironique. Le lundi 7 juin 2010, le président de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, Herman Van Rompuy, annonçait qu’un accord était intervenu pour renforcer la supervision de la politique économique
Politique économique
Stratégie menée par les pouvoirs publics en matière économique. Cela peut incorporer une action au niveau de l’industrie, des secteurs, de la monnaie, de la fiscalité, de l’environnement. Elle peut être poursuivie par l’intermédiaire d’un plan strict ou souple ou par des recommandations ou des incitations.
(en anglais : economic policy).
des États membres. Leur budget (de sortie de crise, ces jours-ci) devrait désormais, avant adoption par les parlements nationaux, être soumis au contrôle et au visa de la machinerie européenne.
Elle est ironique à double titre. D’abord parce que le personnel européen n’a pas bronché lorsque ces mêmes États membres ont jeté aux orties toute précaution budgétaire pour venir en aide à leurs banques, à gros coups de pelle quelque 800 milliards d’euros. Et ensuite parce que ces mêmes banques demeurent plombées de créances pourries – dans la plus parfaite opacité. Personne ne sait qui en détient ni combien. Aucune supervision.
Les marchés, des grands anxieux
Restons un moment sur le problème du qui supervise en réalité qui ? Le même jour, The Financial Times consacrait quelques lignes à la Belgique, élections obligent. Le journal de la City de Londres lui décernait un bon bulletin. Le déficit budgétaire
Déficit budgétaire
Différence négative entre ce que les pouvoirs publics dépensent et ce qu’ils reçoivent comme recette durant une période déterminée (souvent un an). Ce déficit peut être compensé par des revenus supplémentaires, par une réduction des dépenses ou par un nouvel emprunt (mais qui se traduira à l’avenir par des charges financières accrues qui grèveront les comptes budgétaires des années suivantes).
(en anglais : general government imbalance, public fiscal imbalance ou deficit spending)
est sous contrôle et le surplus de la balance commerciale
Balance commerciale
C’est le solde entre les exportations de marchandises qui constituent une rentrée d’argent (de devises étrangères) et les importations qui représentent une sortie d’argent. C’est pourquoi on parle d’excédent ou de déficit commercial si les exportations rapportent davantage ou non que les importations.
(en anglais : balance of trade).
confortable. Mais : nuages à l’horizon ! La dette publique
Dette publique
État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
à court terme est logée à 82% à l’étranger et la Belgique devra régulièrement se refinancer sur les marchés financiers.
Pour y faire face, le pays aura besoin d’une direction ferme et, là, le quotidien financier se fait plus pessimiste. Il a fallu 284 jours pour constituer un gouvernement en 2007 et, cette fois, le pronostic n’ose esquisser qu’une équipe intérimaire pour assurer la présidence de l’Union européenne. Conclusion : la situation est alarmante. « L’anxiété croît sur les marchés financiers » car, lit-on, l’incertitude post-électorale risque de « contrarier la prise de mesures décisives pour s’attaquer à la montagne de dettes du pays ». Un nuage spectral hante l’horizon de la Belgique, qui menace de devenir une « Grèce nordique ». L’affaire est donc entendue. Qui supervise la Belgique ? Les marchés financiers. Et ils s’impatientent, les bougres.
Le message n’est pas passé totalement inaperçu. En pleine campagne électorale, le think-tank néolibéral Itinera, fort de son incrustation dans les grands quotidiens bruxellois, se fera le porte-parole d’une cure d’austérité. Nécessité absolue d’économiser 22 milliards, d’où – air connu – haro sur les coûts salariaux, les carrières trop courtes et une fonction publique pléthorique.
On peut en sourire. L’épargne des ménages atteignait en octobre 2009 le record de 178 milliards, ce qui offre, sur papier, une belle marge de manœuvre pour des politiques keynésiennes volontaristes. D’autant que, ayant injecté 27,5 milliards dans le système bancaire, la Belgique dispose de ce côté d’une coquette créance, là aussi sur papier, car on concèdera que le raisonnement est fragile, il fait « comme si » les États avaient la maîtrise de leurs choix. Ce n’est pas tendance.
Ni tendance ni dans l’air du temps. La tendance dominante dont Itinera se fait le petit soldat est à la compression des budgets publics. Gels des salaires et des dépenses publiques : de la Grèce (30 milliards) à l’Allemagne (80 milliards), sept pays majeurs de l’Union européenne se sont déjà engagés à réduire leur voilure pour un montant total de plus de 200 milliards d’euros. Le mouvement a quelque chose d’un gigantesque jeu de chaises musicales.
Ce à quoi on assiste en effet est la mutation massive d’une dette privée, essentiellement bancaire, en dette publique. L’effet d’aubaine de la crise, si on veut. De tous les horizons, on a entendu que la crise représenterait une aubaine : ici, pour remettre en cause le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
, là pour questionner nos « modèles insoutenables » de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
marchande, là encore pour réclamer une re-régulation des marchés financiers ou, avec plus de succès, pour rétablir la compétitivité des entreprises, car la crise a eu ceci de réjouissant qu’elle a permis (force majeure !) de sabrer dans la masse salariale sans fléchissement notable de la production et, donc, d’améliorer la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
des travailleurs épargnés. Mais l’aubaine majeure était donc ailleurs. L’ardoise privée est devenue publique. On a trouvé à qui faire financer la crise, le contribuable, travailleur, pensionné ou allocataire social.
Les États, des anesthésistes de choc
Il fallait sauver les banques et, ce qui revient au même, rassurer les « marchés ». Ce sera chose faite, très largement. Le « Club Med » de l’Euroland (Grèce, Espagne, Portugal + Irlande) fournit une pièce à conviction frappante puisque ce n’est pas tant l’état désolant des finances publiques de ces pays qui a ému que l’empilement de crédits, aussi immenses que périlleux, bâti par les grandes banques dans cette zone : quelque 1 589 milliards d’euros, éventuellement irrécupérables, dont 61% prêtés par des banques françaises et allemandes pour seulement 16% au secteur public du quatuor pestiféré. Bien plus que la perspective d’une faillite de la Grèce, c’est celle de ses créanciers qui a forcé l’enchaînement de largesses consenties par l’Europe et sa banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
assurant ainsi, par vases communicants, une socialisation des hasardeuses créances bancaires. La puissance du secteur financier ? L’opération de sauvetage en donne une faible idée.
Cette puissance est documentée. En 1990, on ne comptait qu’une banque dont les avoirs dépassaient le PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
du pays d’origine. En 2010, plus de la moitié des 25 plus grandes banques sont dans ce cas. On en voit les conséquences. Durant la décennie qui s’achève, les produits financiers ont représenté un quart des valeurs boursières au plan mondial. C’est plus frappant en termes d’endettement. Aux États-Unis, le volume global de crédits dont le secteur financier s’est fait le débiteur
Débiteur
Acteur qui a une dette vis-à-vis d’un autre acteur.
(en anglais : debtor)
est passé entre 1981 et 2008 de 22% à 117% du PIB américain, une proportion qui, en Grande-Bretagne, a flirté avec la barre astronomique des 250%. C’est de l’argent créé à partir de rien, un enrichissement sans cause et une politique de « relance » privée tôt ou tard voués à éclater. Pour se muer en politiques d’austérité publiques ? Rien n’y obligeait.
Sans doute les secours gigantesques apportés par l’Europe aux opérations spéculatives des banques ne sont-ils pas la seule cause de l’assèchement budgétaire des États membres, qui doivent simultanément faire face à une baisse des recettes conjuguée aux coûts croissants d’un chômage atteignant en moyenne 10%. La marge de manœuvre n’est pas enivrante [1].
Elle l’est, par contre, dans la sphère privée de l’économie. Les profits des grandes banques et entreprises battent à nouveau des records. Aux États-Unis, on compte au premier semestre 2010 quelque 340 opérations de rachat d’actions pour un montant de 178 milliards de dollars venant gonfler les avoirs des actionnaires fortunés. Et en 2009, en pleine « crise », le nombre des millionnaires a crû de 14%, leur patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
mondial atteignant 111 500 milliards de dollars, identique au pic de 2007. La crise ? Quelle crise ?
Les politiques d’austérité européennes, par contraste, paraissent d’autant plus paradoxales. Un assainissement du secteur bancaire, par nationalisation
Nationalisation
Acte de prise en mains d’une entreprise, autrefois privée, par les pouvoirs publics ; cela peut se faire avec ou sans indemnisation des anciens actionnaires ; sans compensation, on appelle cela une expropriation.
(en anglais : nationalization)
(pour une bouchée de pain) et expulsion des activités « casino », était en 2008 à portée de main. L’acte manqué s’explique-t-il par ce que Nicolas Véron (économiste attaché à l’Institut Bruegel, un des nombreux « think tanks » gravitant autour de l’Union européenne) a nommé la « capture profonde » des élites politiques par l’establishment bancaire ? Il témoigne en tout cas d’une adhésion aveugle à l’économie de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, dont le politique attend religieusement guidance et sauvetage. En appauvrissant, austérité oblige, la population ? Même les observateurs acquis au libéralisme
Libéralisme
Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence.
économique estiment, à l’instar de Martin Wolf, que cet étranglement précipité de la demande solvable conduira à étrangler toute perspective de reprise économique en Europe.