L’affaire a fait du bruit. Quand on sait qu’elle a son origine dans une étude publiée par le journal scientifique Lancet, ce n’est pas fréquent. En général, sa production reste confinée dans le cercle feutré des savants. Sauf que, là, l’étude portait sur les effets sociaux des privatisations massives en ex-Union soviétique – et concluait à une nette augmentation de la mortalité. Voilà qui n’a pas fait plaisir à Jeffrey Sachs. Avec son collègue Lawrence Summers (actuellement membre de l’équipe Obama), dans une vie antérieure, de 1991 à 1994, Sachs faisait partie du commando de conseillers américains dépêchés, sous la couverture d’un mandat du FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, auprès de l’équipe Yeltsine pour encadrer et diriger le programme de privatisation de près de 80% de l’économie russe. Depuis lors, on le sait, Sachs s’est refait, il s’est recyclé comme maître à penser du développement durable et du "sauvons la planète" à l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia. Coqueluche et mièvre propagandiste du prêt-à-penser géopolitique consensuel made in USA. D’où, polémique. D’où échanges de courriers dans les colonnes du Financial Times. Où les auteurs de l’étude, David Stuckler (Oxford), Lawrence King (Cambridge) et Martin McKee (Londres) ont mis les points sur les "i". Primo, il est avéré que la privatisation au pas de charge de la Russie a "augmenté le chômage, réduit l’accès aux soins de santé, jusque-là, fournis par des entreprises publiques, et étranglés le budget d’Etat de protection sociale". Secundo, la flambée de mortalité dévastatrice dans les années nonante est d’évidence liée à cette thérapie de choc, alcoolisme du désespoir aidant. Tertio, l’étude du Lancet a été au préalable soumise, du point de vue de l’analyse épidémiologique, à la lecture critique de cinq experts indépendants et présente donc toutes les garanties de scientificité. Le "chaos et la corruption" qui ont mis la Russie à genou dans les années nonante ? Clairement le résultat de la "thérapie" imposée par Sachs, Summers & Co. Chassez le passé, il revient au galop.
Sources : Courrier des lecteurs du Financial Times daté du 22 janvier 2009.
Sur le commando américain, voir Jacques Sapir, "Le nouveau XXIe siècle", Seuil, 2008, pages 99-101.
L’étude du Lancet, voir http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(09)60005-2/fulltext