Cet article repose sur les propos de Bruno Roelants, secrétaire général de la Confédération européenne des coopératives de production (Cecop). La Cecop représente au niveau européen les coopératives actives dans les secteurs de l’industrie et des services. Cette organisation compte aujourd’hui près de 50.000 entreprises adhérentes dans 16 pays.

Qui connaît encore le slogan des LIP "On fabrique, on vend, on se paie" ? Récupération et autogestion ne sont pas pour autant restés lettre morte. Issu d’un entretien avec Bruno Roelants, secrétaire général de la Cecop, ce texte donne un aperçu de la situation des coopératives en Europe à l’heure actuelle.

Une typologie des coopératives de production

Dans l’industrie et les services, il y a essentiellement trois grands types de coopératives de production.
En Europe, près de 80% des coopératives du secteur représenté par CECOP [1] sont fondées sur le principe du "travail associé". Un concept mal connu qui désigne une réalité pourtant ancienne, l’autogestion. Au sein de ces entreprises, le travailleur et le propriétaire sont, en règle générale, la même personne [2] . Les coopératives sociales ont quant à elle pour principal objectif la réintégration par le travail ou la fourniture de services sociaux et d’intérêt général à la communauté. Enfin, les coopératives d’artisans et de petits producteurs de biens non agricoles et services sont minoritaires parmi ces entreprises, mais représentent une typologie non négligeable dans le secteur coopératif (industrie, service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
, artisanat) de certains pays du Tiers-monde.

Toutes les coopératives de production représentées par CECOP ont par contre un dénominateur commun : l’emploi. La création d’emploi durable est un critère fondamental pour les sociétés coopératives de production.

La crise du Subprime Subprime Crédit accordé à une famille qui ne possède pas les conditions pour obtenir celui-ci, c’est-à-dire avoir des rentrées financières stables ; ce prêt est considéré comme étant risqué ; dont le taux d’intérêt pratiqué ne sera pas celui d’un risque normal, appelé aux États-Unis « prime rate » (taux de base), mais celui d’une catégorie « en dessous » (subprime).
(en anglais : subprime).
américain est l’exemple le plus récent de l’influence extrêmement nocive que peut exercer la finance déréglementée sur les acteurs de l’économie productive. Pendant que les finances états-uniennes et européennes se reconstruisent, en grande partie grâce aux aides publiques. La restriction de l’accès au crédit, conséquence directe des difficultés du monde bancaire, empêche bon nombre d’entreprises de pouvoir maintenir leurs activités.

Pendant que les économies européennes et américaines détruisent chaque mois un nombre substantiel d’emplois, alors que dans certains secteurs, la crise économique et financière provoque une nouvelle vague de délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
de certaines entités de production de l’Europe de l’Ouest vers les pays à bas salaires, les coopératives de production font montre d’une meilleure résistance que d’autres entreprises [3] .

De même, dans le secteur bancaire, les Credit Unions, un réseau coopératif de caisses d’épargne locales aux Etats-Unis, ont reçu 1 milliard de dollars d’aide de l’Etat alors que le gouvernement américain a déjà injecté près de 760 milliards de dollars dans son secteur bancaire.

Il ne s’agit pas dans le cadre de cette analyse de faire l’apologie du troisième secteur de l’économie, mais de comprendre pourquoi ces coopératives de production ont généralement mieux résisté à la crise que les autres entreprises tout en étant autant insérées dans l’économie de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
 ? Quelles sont les caractéristiques propres à ces entreprises qui ont agi comme un rempart face aux difficultés liées à la récession Récession Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
économique ?

Un ancrage local fort

Selon Bruno Roelants, quatre facteurs permettent d’expliquer la relativement bonne résistance des coopératives de production à la crise, du moins dans une perspective à court terme [4] .

Beaucoup de coopératives ont tout d’abord bénéficié de leur ancrage local pour éviter en partie les conséquences néfastes de la crise. La proximité avec le client permet en effet à ces entreprises de faire plus facilement des prévisions budgétaires. Ce qui autorise les coopérateurs, malgré l’incertitude liée au ralentissement de l’économie, de construire une vision à plus long terme de l’entreprise.

Ce facteur n’est cependant pas spécifique au seul modèle coopératif. Les PME [5] traditionnelles cultivent également la proximité avec leur client. A l’inverse, certaines spécificités propres au modèle de gouvernance de ce type d’entreprise contribuent à la compréhension de leur comportement face à la crise.

Des réserves "inopéables"

La crise du subprime a remis en lumière d’une part, l’injuste distribution primaire des richesses à l’œuvre dans le modèle de l’entreprise capitaliste actionnariale ou patrimoniale et d’autre part, les risques liés à l’utilisation de l’endettement comme levier pour investir.

Les coopératives de production ont moins recours à l’endettement que les entreprises du 1er secteur, car elles peuvent financer leur investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
avec les excédents annuels qu’elles transforment en période de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
, à hauteur de 40 ou 50%, en réserves impartageables.

Dans la plupart des pays européens, il y a des dispositions statutaires qui font en sorte que, lorsqu’elles présentent un excédent budgétaire, les coopératives les transforment en réserves. Contrairement à la norme dans la sphère des entreprises de type capitaliste, ces réserves ne font pas l’objet d’une distribution systématique sous forme de dividende Dividende Revenu de la part de capital appelé action. Il est versé généralement en fonction du bénéfice réalisé par l’entreprise.
(en anglais : dividend)
 [6] . Une partie est souvent redistribuée sous forme de ristournes, à savoir un ajustement de rémunération (sur la base du travail fourni, non du capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
investi), le reste allant aux réserves.

De plus, ces réserves sont impartageables et "inopéables" sauf si une autre entreprise achète l’ensemble des parts. Un scénario peu probable qui verrait donc chaque coopérateur accepter de vendre sa part de l’entreprise. Ces réserves impartageables existent également dans les coopératives bancaires de plusieurs pays. Par contre, Northen Rock est une ancienne banque coopérative britannique. Dans la fièvre des années Thatcher, elle fut rachetée puis décoopérativisée, ce qui a été grandement facilité par le fait que ces réserves impartageables ne sont pas obligatoires en Grande Bretagne. Les exemples ne sont pas légions. Par contre, en France par exemple, une banque coopérative comme le Crédit mutuel qui, au fil des ans, a accumulé des centaines de milliards en réserves impartageables est quasiment "inopéable", en raison de la législation française sur les réserves impartageables. En effet, dans un scénario de fusion Fusion Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
-acquisition, les réserves de cette banque iront à une fondation ou à une œuvre caritative, mais ne tomberont pas dans l’escarcelle de l’acheteur. Les coopératives deviennent alors des proies beaucoup moins alléchantes et très compliquées à intégrer.

L’autogestion n’est pas seulement une utopie

La démocratie économique qui se matérialise dans la pratique du travail-associé dans les coopératives européennes constitue un autre élément de l’explication. L’autogestion n’empêche pas une entreprise de connaître des difficultés, mais ce mode de gouvernance permet aux travailleurs de conserver leur pleine autonomie en période de crise. En effet, les travailleurs sont collectivement proprétaires de leur emploi. Il est logique qu’ils valorisent ce bien et qu’ils fassent le maximum pour le rendre soutenable.
Alors que dans beaucoup d’entreprises, les plans sociaux se multiplient, les travailleurs ne sont souvent informés de la décision de licencier que trop tard pour anticiper la fermeture. En Belgique, l’annonce de la restructuration aux travailleurs et à leurs organisations est la première étape de la procédure Renault. Bien souvent néanmoins, la consultation des travailleurs qui vient ensuite n’est qu’une formalité.

Dans des entreprises autogestionnaires, les décisions stratégiques, qui doivent être prises en période de mauvaise conjoncture Conjoncture Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
, sont décidées en assemblée générale avec une voix par travailleur.
Ainsi, en Bulgarie, dans certaines coopératives, les travailleurs-associés ont décidé souverainement de suspendre leur salaire durant 6 mois pour sauver leur entreprise du dépôt de bilan.

C’est le concept même de responsabilité qui prend ici un sens différent. Si dans l’entreprise de type capitaliste, la hiérarchisation à outrance mise en place donne à chacun un sentiment de responsabilité sur un autre travailleur sans en avoir aucune sur le devenir de l’entreprise dans son ensemble. Dans les coopératives de production, chaque travailleur est responsable de la viabilité de son entreprise.

L’autogestion ne fait pas toujours consensus dans les milieux progressistes, certains y verront un facteur d’autoexploitation du travailleur, mais cette pratique ne peut être passée sous silence dans la bonne compréhension de la résistance des coopératives à la crise. De plus, ces sacrifices transitoires et exceptionnels, quand ils doivent être fournis, ne sont-ils pas nettement plus justifiés que la perte soudaine et définitive d’un emploi, dans tous les cas où seules ces deux solutions se présentent ?

Des instruments financiers alternatifs

Les coopératives de production comme l’ensemble du secteur industriel souffrent néanmoins de la restriction qui frappe l’accès au crédit bancaire traditionnel. Trop souvent, ces entreprises sont confrontées à des problèmes de liquidité Liquidité Capacité d’avoir des fonds disponibles pour payer au moment opportun fournisseurs, créanciers, salariés, caisses sociales, etc.
(en anglais : market liquidity ou cash)
malgré leur capacité à produire des réserves.

Dans les pays où le secteur coopératif de production est fortement développé comme en France, en Italie ou en Espagne, des organisations financières non bancaires ont mis à disposition des coopératives des instruments de financement alternatifs qui permettent de réaliser certains projets de développement.

En France, le groupe coopératif Esfin-Ides [7] par exemple fonctionne comme un fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de capital Capital -risque pour les entreprises de l’économie sociale. Ce groupe est spécialisé dans le prêt de fonds propres Fonds propres Ensemble des fonds représentant ce que l’entreprise possède en propre. Il s’agit essentiellement du capital décomposé en parts de capital (ou en actions) en valeur nominale, d’une part, et des bénéfices réservés accumulés au fil des années d’autre part.
(en anglais : shareholders’ equity)
aux coopératives.

Plus largement, l’activité de ce type d’organisme parabancaire spécifiquement dédié au financement des projets coopératifs réinstaure la confiance entre l’entreprise et le secteur bancaire traditionnel. Ces mécanismes permettent, outre le démarrage de projet industriel autogestionnaire, un effet de levier Effet de levier Indique la potentialité de rémunération supplémentaire réalisée grâce à l’emprunt. Ceci est dû au fait que le taux d’intérêt est inférieur généralement au taux de profit. Dans ce cas, la rémunération sera égale à ce profit tiré du capital apporté initialement, augmenté de la différence entre le profit et l’intérêt tirée de l’apport de l’endettement. On dit alors que l’endettement exerce un effet de levier. Attention, si le taux d’intérêt est supérieur au taux de profit, c’est l’effet inverse qui se réalise : la rémunération est portée à la baisse ou même la perte s’aggrave.
(en anglais : leverage)
sur l’accès au crédit bancaire en temps de crise.

Délocalisation, désindustrialisation et…Récupération ?

Le modèle de production coopératif porte donc en lui certains éléments qui permettent à ces entreprises de mieux résister aux crises inhérentes au système de production capitaliste. Alors qu’une nouvelle vague de délocalisation touche le secteur industriel de certains pays européens, il est légitime de se poser la question du maintien d’une base industrielle dans certains pays européens.

Pourtant, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, les textes européens continuent à ignorer la possibilité pour les entreprises en difficulté d’être récupérées [8] ( ou transmisses à) par leurs employés. L’impertinence de la Commission européenne allant jusqu’à s’approprier dans un autre sens le concept de "business transfer" qui désigne, dans le jargon coopératif, la récupération d’une entreprise en difficulté. La commission européenne utilise ce concept pour qualifier les processus de fusion et acquisition, le passage d’une entreprise des mains d’un propriétaire à l’autre…

Certains cas concrets démontrent la faisabilité et la durabilité en termes d’emplois de ce processus. La Cepam, une entreprise de menuiserie française, est une coopérative depuis le 1er janvier 2009. A partir de 2007, cette entreprise alors filiale d’un groupe espagnol a connu une longue crise sociale, lâchée par sa maison mère devant son incapacité à percer sur le marché espagnol, elle se verra par la suite mise en redressement judiciaire [9] .

Depuis sa récupération par la petite centaine de travailleurs qu’elle occupe, la Cepam a de nouveau un budget en équilibre et gagne progressivement des parts de marché en…Espagne !

Le modèle des coopératives de production n’est sans doute pas la seule alternative visant le maintien de certaines activités industrielles dans les pays de la "vieille Europe".
Néanmoins, la soixantaine d’entreprises récupérées chaque année pour la seule France [10] sont autant de cas concrets qui démontrent que le discours actuel de la Commission européenne sur le caractère quasi "naturel" de certaines délocalisations en Europe n’est pas toujours vérifiable empiriquement.

Un discours éprouvé qui se base principalement sur le coût du travail. Celui-ci serait trop élevé en Europe de l’Ouest pour y conserver certaines activités à faible valeur ajoutée Valeur ajoutée Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
.

Dans ce cadre-là également, l’exemple des entreprises récupérées montre qu’il est possible pour les coopérateurs de maintenir leur salaire tout en rationalisant d’autres coûts de production (salaire de la direction, coûts de représentation…).

Anticiper le changement

Si les cas d’entreprises reprises par les travailleurs existent dans certains pays européens. Cette alternative à la fermeture pure et simple souffre pourtant d’un manque de visibilité, d’une image faite d’utopie et parfois d’archaïsme et, surtout, d’une capacité limitée à anticiper les changements.

En effet, qu’il s’agisse de récupérer des entreprises ou encore de restructurer en interne des coopératives (changement stratégique, licenciements…), l’exercice de la démocratie économique exige la mise au point de solutions imaginatives et complexes afin de préserver le caractère participatif de la coopérative et ce, peu importe la taille de l’entreprise.

Le groupe coopératif Mondragon est à ce propos intéressant. C’est le plus grand groupe coopératif basé essentiellement sur les coopératives de production au monde, avec 90.000 travailleurs pour un chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
de 15 milliards d’euros. Il possède aujourd’hui des filiales au Brésil ou en Chine. Une expansion dictée par le jeu capitalistique qui va souvent plus vite que la capacité de Mondragon à coopérativiser ces nouvelles entreprises. Une part des travailleurs du groupe ne sont pas des associés mais des salariés. Ce défi de l’expansion oblige Mondragon a sans cesse éprouver ces procédures démocratiques afin de déconstruire un préjugé qui a la dent dure. Le développement commercial d’une coopérative ne signifie pas nécessairement la fin de l’idée démocratique.