Il est loin le temps où, en 1717, le maître-brasseur Sébastien Artois reprenait un ancien bureau postal pour le transformer en Brasserie près de Louvain. Presque aussi éloigné de nous, l’année 1853. Moment choisi par l’entreprise Piedbœuf pour se lancer à Jupille (Liège) dans le brassage de la bière. Ces deux évènements constituent pourtant les racines historiques d’une course effrénée à la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
externe qui voit aujourd’hui AB InBev lancer une offre d’achat sur un autre concurrent SABMiller, sept années après avoir acquis l’américain Anheuser-Busch. Les acteurs de la finance, tout comme la presse spécialisée, saluent cette "remarquable consolidation" dans le secteur brassicole. Le nouveau groupe détiendrait plus de 30% de parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
si l’affaire était conclue [1]. La progression simultanée des actions SAB Miller (19%) et AB Inbev (6,4%) en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
le mercredi 16 septembre 2015 [2] est là pour en témoigner.

Si le respect de la libre concurrence, le coût de la future acquisition, entre 90 et 100 milliards de dollars selon L’Écho, ou la rentabilité future des actions du nouveau groupe font d’ores et déjà l’objet de supputations, il y a des questions qu’on ne pose pas. Ces mouvements de fusions et acquisitions sont-ils porteurs d’emplois ? Et par extension, la croissance du groupe AB InBev peut-elle être considérée comme un facteur de développement économique et social ? Pour y répondre, nous utiliserons les données compilées sur Mirador, le nouvel observatoire des entreprises multinationales du Gresea. Ces données sont tirées des rapports annuels publiés par AB InBev.

Acquisitions et restructurations

À première vue, le graphique 1 ci-dessous pourrait laisser à penser qu’AB InBev est une formidable machine à créer de l’emploi. Entre 1997 et 2014, les effectifs globaux du groupe sont passés de 13.835 travailleurs à plus de 154.000. En s’intéressant d’un peu plus près au développement de l’entreprise, on comprend vite qu’il s’agit là, tout au plus, d’un mirage.

En effet, la croissance de l’entreprise est essentiellement externe. Elle repose sur l’acquisition d’autres entreprises. C’est en 1995 qu’Interbrew, ancêtre belge d’AB InBev, devient une entreprise de dimension internationale en s’emparant de la brasserie canadienne Labatt. Après une série d’acquisitions de taille moyenne, le brasseur belge réalise une opération financière d’ampleur en fusionnant avec le groupe brésilien Ambev (Companhia de Bebidas das Americas). Contrairement à ce que montre la courbe, aucun emploi n’est créé lors de cette opération. Les employés d’Ambev, 5e plus grand brasseur du monde, intègrent seulement la nouvelle entité désormais appelée InBev. Au contraire, un plan de restructuration connu sous le nom de "the biggest to the best" est mis en œuvre dès la création d’InBev. En Belgique, il se soldera par le licenciement de plusieurs centaines de travailleurs sur les différents sites du groupe. Quatre ans plus tard, le brasseur belgo-brésilien s’empare de l’américain Anheuser-Bush, 4e brasseur mondial. L’opération se répète. Après l’intégration du brasseur américain, InBev taille dans les effectifs. Un plan d’économie d’1,5 milliard de dollars est décidé par la direction du nouveau groupe. Il coûtera leur emploi à 1.400 travailleurs américains. Carlos Brito, PDG de l’entreprise, déclara à ce sujet : "Dans toutes les entreprises, il y a 20% des personnes qui dirigent, 70% qui suivent et 10% qui ne font rien (…) Ces 10%, il faut s’en débarrasser…" [3]. En 2013, le troisième "saut de puce" sur le graphique est lié à l’acquisition par InBev du mexicain Grupo Modelo, le producteur de la Corona, pour la somme de 20,1 milliards de dollars.

Ce rapide parcours historique démontre deux choses. Tout d’abord, la croissance des activités d’AB InBev n’a pas créé d’emplois depuis 2003. Les emplois existants dans d’autres entreprises ont juste été intégrés au sein d’un groupe de plus en plus grand. Ensuite, en comptabilisant les emplois perdus lors des restructurations qui ont suivi chaque acquisition, nous pourrions même conclure, à l’inverse du discours néolibéral, qu’AB InBev, comme d’autres multinationales, est une entreprise qui détruit l’emploi. La question qui devrait donc être posée à la veille d’un nouveau rachat est la suivante : combien d’emplois coutera la future Future Contrat à terme (un, trois, six mois...) fixant aujourd’hui le prix d’un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) et devant être livré à la date de l’échéance. C’est un produit dérivé.
(en anglais : future)
acquisition de SABMiller par AB InBev ? Reste à déterminer alors la nationalité des travailleurs qui perdront leur emploi.

La version néerlandaise de cet article a été publiée par Mo Magasine (http://www.mo.be/nieuws/ab-inbev-s-groei-gaat-steevast-ten-koste-van-banen) et De Wereld Morgen (http://www.dewereldmorgen.be/artikel/2015/09/27/groei-ab-inbev-gaat-steevast-ten-koste-van-jobs)

Notes

[1Financial Times du 17 septembre 2015.

[2L’Écho du 16 septembre 2015.

[3Financial Times du 16 juin 2015.