Cet article a servi de base à une intervention lors du colloque, "Economie sociale et solidaire comme force de changement", organisé à Verviers par l’Institut de Développement Européen de l’Economie Sociale (IDEES) le 26 février 2010.
Si le mouvement de récupération d’entreprise en Amérique latine a bénéficié d’une certaine publicité médiatique, il n’en va pas de même lorsque cette pratique est mise en œuvre en Europe. Pourtant, si ces récupérations d’entreprise en coopératives de travailleur associé ne sont pas un rempart contre les délocalisations, elles permettent tout de même de nuancer le discours fataliste sur le caractère naturel de la désindustrialisation.
Concurrence intragroupe et processus de désindustrialisation
En 2003, la fermeture définitive de la fabrique de pneus Continental à Herstal est le résultat logique d’une mise en concurrence des filiales de production d’un même groupe entre elles [1] . Cet épisode lourd de conséquences pour l’emploi industriel en Wallonie n’est pas sans rappeler ceux plus récents de Volkswagen à Bruxelles ou de Opel à Anvers.
L’intégration de la concurrence par des entreprises transnationales sur des marchés oligopolistiques n’est pas une pratique nouvelle. Elle est même devenue la norme depuis plusieurs décennies et fait aujourd’hui partie intégrante de la stratégie de développement des grands groupes industriels dans certains secteurs de l’économie.
La fabrique de pneus belge et ses travailleurs contre les usines autrichienne, allemande, tchèque ou encore slovaque du groupe, cette mise en concurrence des entités du réseau sur base du coût de production d’1 kg de gomme a eu pour effet la disparition de la production de pneus du paysage industriel belge. Une activité parmi d’autres…
En Belgique, comme le montre le tableau ci-dessous, la part de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans le PIB est en recul constant depuis 1980.
Part de la valeur ajoutée de l’industrie dans le PIB belge
Sources : Bureau du Plan -2004, Natixis-2008. Traitement Gresea 2010.
Selon le rapport récent de la Direction Générale du Trésor et de la Politique Economique française (DGTPE), "le phénomène de désindustrialisation qui touche la France comme l’ensemble des économies développées peut être caractérisé par trois transformations concomitantes : un recul de l’emploi industriel (l’industrie en France a perdu 36 % de ses effectifs entre 1980 et 2007, soit 1,9 million d’emplois ou encore 71 000 par an), un recul de la contribution de ce secteur au PIB (le poids de l’industrie dans le PIB en valeur est passé de 24 % à 14 % entre 1980 et 2007) et une forte croissance du secteur des services marchands" [2] .
Si les progrès technologiques et les gains de productivité qui en découle ont eu un effet important sur la diminution du recours à la main d’œuvre par les entreprises. Les délocalisations seraient à l’origine de la destruction de 330.000 emplois dans l’hexagone entre 1980 et 2007, soit 17% de l’emploi industriel. [3]
La SA multinationale, chef d’orchestre et lieu de pouvoir
Selon Lilas Demmou, l’auteur du rapport, "la concurrence en provenance des pays à bas salaires n’explique donc qu’une part limitée de la détérioration de l’emploi industriel" [4] . Pourtant, les réponses politiques apportées à ce processus depuis les années 80 semblent toujours construites sur ce constat. Ainsi, il faut, face aux délocalisations de certains secteurs de production vers les pays à bas salaires et les marchés émergents, rendre les territoires plus compétitifs (attractivité fiscale ou modération salariale par exemple).
L’Europe va même plus loin. Dans le discours post-Lisbonne, cette désindustrialisation rampante de la "vieille Europe" est un processus quasi naturel, presque inévitable. Ces activités, souvent à faible valeur ajoutée, seraient perdues pour l’économie de certains pays européens. Un marché trop mature, des travailleurs trop chers. Il faut éviter de distordre la concurrence internationale en voulant freiner les délocalisations. Dans une économie qui se veut être celle de la connaissance, certains savoirs faire n’auraient donc plus leur place !
A l’inverse, les mises en cause du modèle de l’entreprise transnationale financiarisée, de sa gouvernance, de ses modes de financement, de ses pratiques managériales ou encore de sa stratégie de localisation se font plus rares.
Pourtant, l’entreprise transnationale est aujourd’hui un acteur clef des relations internationales. Dans le champ de l’économie, elle exerce le rôle de "chef d’orchestre" [5] organisant un réseau de filiales et de sous-traitants. Des entreprises qui, si elles sont juridiquement indépendantes de la maison-mère, sont très souvent économiquement et financièrement rendues dépendantes par la mise en concurrence des entités composant le réseau [6] .
Dans le champ du politique, ces quelques centaines d’entreprises ont progressivement éprouvé une capacité à nouer des rapports de force avec les pouvoirs publics. Les exemples récents ne manquent pas en Belgique ou ailleurs. Qu’ils s’agissent de la difficulté d’obtenir le remboursement des subventions publiques lors de licenciements collectifs un peu partout en Europe ou, en Wallonie, du bras de fer entre l’autorité régionale et Arcelor Mittal autour des quotas de Co2. L’entreprise transnationale est aujourd’hui un lieu de pouvoir qui tantôt entre en compétition avec l’Etat, tantôt coopère avec lui [7] .
Produire autrement et durablement dans cet environnement verticalement intégré est-il encore possible ?
Les coopératives de production apportent certains éléments de réponse à cette question. Même si elles ne remettent pas en cause l’économie de marché, ni la domination économique des entreprises transnationales, elles sont d’ailleurs très souvent, elles aussi intégrées, dans des filières de production.
Malgré une image empreinte d’archaïsme et un manque de visibilité auprès du grand public, l’économie sociale dans sa dimension de production de biens et services suscite l’intérêt, principalement dans le cadre de cet article, par sa capacité à récupérer des entreprises en difficulté, souvent d’ailleurs parce qu’elles se sont vues exclues d’un réseau transnational.
La démocratie économique comme fondement d’un projet industriel ?
Même si cette pratique est plutôt mal connue en Belgique, la récupération sous le modèle de coopérative de travailleurs associés d’entreprise en difficulté n’est pas seulement une utopie.
En France, une trentaine d’entreprises se voient récupérer par leurs travailleurs chaque année [8] . Entre 1998 et 2008, la récupération d’entreprise dans l’hexagone a permis de sauvegarder et de pérenniser 6.500 emplois.
En comparaison des 15.000 emplois délocalisés à partir de la France vers d’autres économies entre 2000 et 2003 [9] , ces résultats et la taille modeste des entreprises récupérées, en règle général des PME industrielles, ne permettent pas la construction d’un projet industriel d’envergure à court terme ni le maintien d’une base industrielle forte dans les économies développées.
Malgré les expériences de Mondragon en Espagne [10] ou des groupements de coopératives du Trentin en Italie, il est peu probable que ce modèle d’entreprise comble en terme de création de valeur ajoutée et d’emplois, les cimetières industriels laissés derrière elle par la division internationale du travail.
Par contre, la viabilité à 5 ou 10 ans de plus de 60 % des projets industriels récupérés participe à invalider le discours pseudo scientifique de la Commission européenne sur le caractère naturel des délocalisations et du processus de désindustrialisation à l’œuvre dans un pays comme la Belgique. Certains cas concrets permettent de montrer que le manque de compétitivité de certains territoires en termes de salaires ou de fiscalité est souvent très relatif.
La Cepam [11] , en France, est une menuiserie industrielle qui appartenait jusqu’en septembre 2008 au groupe espagnol Herbole. Depuis 2007, l’entreprise, qui comptait alors 133 salariés, connut des difficultés diverses jusqu’à sa mise en redressement judiciaire et le départ de son actionnaire espagnol. En septembre 2008, les 62 travailleurs restants rachètent leur entreprise [12] . Aujourd’hui, la Cepam compte 80 salariés et gagne des parts de marché sur le territoire de son ancienne maison mère, en Espagne [13] !
La Ceralep est également une PME industrielle française active dans le secteur des isolateurs thermiques. Suite au passage d’un fonds de pension américain, l’entreprise est mise en redressement judiciaire en 2003. En 2004, la production est relancée par 53 travailleurs. [14] La Ceralep est aujourd’hui un des leaders mondiaux sur le marché des isolateurs de grande taille.
Ces exemples montrent d’une part qu’un autre mode de gouvernance est possible et permet de sauver, par exemple, un certain nombre d’emplois dans la sous-traitance industrielle des pays dits à "hauts salaires ". D’autre part, ils participent à démontrer que les coûts de production ne sont pas les seuls déterminants de la viabilité d’un projet industriel.
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