En mars 2000, dans la capitale portugaise, pétris par l’idéologie de la société de l’information et le boom de l’Internet, les chefs de gouvernement et d’État de l’Union européenne décident un ambitieux programme pour 2010 : "L’Union s’est aujourd’hui fixé un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale." [1] Pour cela, ils vont progressivement choisir deux indicateurs centraux évaluant la réalisation de cette mission : le taux d’emploi devant atteindre 70% pour 2010 et les dépenses en recherches et développement (R&D) 3% du PIB [2].
Dix ans plus tard, la Commission européenne propose de remettre cela. Dans un projet intitulé Europe 2020, elle projette une amélioration de la compétitivité de la région. Cette fois, il y aura cinq critères importants :
- obtenir un taux d’emploi de la population âgée de 20 à 64 ans d’au moins 75% contre 69% actuellement ;
- investir 3 % du PIB dans la R&D ;
- réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 20 % par rapport aux niveaux de 1990 ;
- faire passer la part des sources d’énergie renouvelable dans notre consommation finale d’énergie à 20 % ; et accroître de 20 % notre efficacité énergétique ;
- ramener l’abandon scolaire de 15 % à 10 % ;
- réduire de 25% le nombre d’Européens vivant en dessous des seuils de pauvreté "afin de permettre à 20 millions de personnes de sortir de cette situation." [3]
Mais quel bilan tiré de ce programme décennal à objectif stratégique ? Et à partir de celui-ci, quelle évaluation peut-on dresser sur le nouveau projet d’Europe 2020 ?
Dix ans de malheur
Il n’est pas inintéressant de regarder ce qu’en dit la Commission elle-même. Dans une note de synthèse sur la politique menée depuis mars 2000, elle écrit : "Dans l’ensemble, la stratégie de Lisbonne a eu des effets positifs sur l’Union même si ses objectifs essentiels (à savoir un taux d’emploi de 70% et des dépenses en R&D équivalant à 3% du PIB) ne seront pas atteints. Le taux d’emploi dans l’UE s’élevait à 66% en 2008 (contre 62% en 2000) avant de reculer de nouveau en raison de la crise. Cependant, l’UE n’a pas réussi à combler l’écart de croissance de la productivité avec les plus grands pays industrialisés : les dépenses totales en R&D dans l’UE, exprimées en pourcentage du PIB, n’ont progressé que légèrement (passant de 1,82 % en 2000 à 1,9% en 2008). Il serait toutefois simpliste de conclure que la stratégie a échoué du fait que ces objectifs n’ont pas été atteints." [4]
Il est étonnant de constater que la Commission reconnaît qu’elle n’a pas été en mesure de réaliser les cibles qu’elle s’était elle-même fixée, mais que, d’autre part, elle affirme que ce n’est pas un échec. En fait, elle se désigne un coupable : la crise économique dont elle ne serait pas responsable. En clair, la faute à pas de chance.
Il faut néanmoins relativiser très fortement ses propos. Intéressons-nous à ce fameux taux d’emploi qui était en passe d’aboutir sans la récession venue d’Amérique.
Que calcule-t-il ? Est-il l’indice d’une réelle création d’emploi ? En fait, il établit la proportion des actifs dans la population âgée de 15 à 64 ans. Mais est active toute personne ayant travaillé au moins une heure par semaine. Ce qui signifie que développer le temps partiel est une façon d’améliorer le taux d’emploi. Pour donner une idée sur les différences que cela peut engendrer dans les statistiques, en Belgique, le taux de chômage était officiellement établi à 8% en 2009 par Eurostat, soit 379.000 personnes. Mais le nombre des salariés complètement indemnisés par les caisses d’allocations (l’ONEm [5]) s’élevait à la même date à 685.000, soit 13,5% de la population active. Et si on compte toutes les personnes dépendant d’une façon ou d’une autre de ces allocations (temps partiel, formation, aide aux jeunes, etc.), on obtient le chiffre de 1,3 million, soit un taux de 26%.
Ceci précisé, regardons la création d’emplois entre 1999 et 2008, la période pendant laquelle la stratégie de Lisbonne aurait eu du succès, selon les autorités communautaires. 21 millions de postes supplémentaires sont apparus. Un bilan positif donc ? Attention, 9 millions d’entre eux l’ont été à temps partiel, soit 43% du total. Ensuite, les deux premiers pays créateurs d’emplois sont l’Espagne avec 5,6 millions de jobs en plus, soit une hausse de 38,5% par rapport à 1999, et l’Irlande avec 500.000 postes supplémentaires, soit un accroissement de 32%. Tous les autres États ont des performances bien moindres.
Ainsi, l’Allemagne, première de l’Union par la taille et la puissance, a connu une progression de 2,8 millions d’emplois, mais 3 millions le sont à temps partiel. Comment cela est-il possible ? Parce que 200.000 postes à temps plein ont été détruits entre temps. Même chose aux Pays-Bas : un million d’emplois sont apparus, mais globalement tous à temps partiel. Rappelons que dans ce pays trois femmes sur quatre travaillent à temps partiel [6]. Quant à la Belgique, si le taux de chômage officiel est resté proche des 8% tout au long de la période, celui des chômeurs complets indemnisés tourne autour des 14%, l’ensemble des personnes émargeant de l’ONEm est passé de 20% en 2000 à 24% en 2008. Bizarres ces emplois créés !
De fait, il ne semble nullement que la stratégie de Lisbonne ait eu pour but de proposer un emploi à tous ou de réduire le chômage. En réalité, il s’agit davantage de faire pression sur les conditions de travail, notamment sur les salaires. C’est l’analyse que les organisations patronales [7] avaient établie sur le soi-disant manque de compétitivité européenne : les coûts salariaux sont trop élevés et les entreprises n’ont pas assez de marge de manœuvre pour engager les personnes qui leur conviennent réellement et pour les licencier quand elles n’en ont plus besoin.
Sur ce point, elles ont constaté que le chômage ne jouait plus son rôle de pression à la baisse. En effet, trop de salariés étaient longtemps inactifs et ne couraient plus à droite, à gauche pour tous les postes offerts. Résultat : un certain nombre d’offres restent insatisfaites et les candidats peuvent exiger des conditions favorables en matière de salaire. Il fallait, selon le patronat européen, rendre la pression active.
Ce que la stratégie de Lisbonne a opéré. D’abord, elle a considéré les coûts salariaux comme trop élevés, incitant tous les pays à alléger la fiscalité et autres "charges" sur le travail, surtout pour les niveaux les plus bas. Ensuite, elle a fixé le taux d’emploi comme critère décisif pour l’ensemble du processus, un indice qui comme nous l’avons vu favorise le développement des formes flexibles d’emploi. Enfin, elle va pousser les États à engager des politiques d’activation des chômeurs : ceux-ci ne peuvent plus rester à se tourner les pouces ; ils doivent chercher un poste et le prouver en postulant en permanence, même s’il n’y a pas d’emplois correspondant à leurs niveaux d’études ; ils sont forcés d’accepter sous peine d’être sanctionnés.
De ce fait, les salaires ont été maintenus à la baisse. Leur part dans le PIB a reculé de 69 à 67% entre 2000 et 2007 [8]. Les postes à horaire décalé se sont multipliés. Le travail en soirée est passé de 14% en 1992 à 21% en 2008, celui de nuit de 5 à 8 % et l’occupation dominicale de 11 à 14% sur le même laps de temps [9]. Les salariés travaillant à grande vitesse la majorité du temps sont passés de 35% en 1991 à 47% en 2005, ceux devant respecter des délais stricts de 39 à 50% [10]. La pauvreté augmente, en particulier en Allemagne, et touche même ceux qui travaillent, obligés parfois à deux emplois pour pouvoir survivre. La stratégie de Lisbonne y a contribué considérablement.
La faute à la crise
Restons dans le domaine de l’emploi. Début 2010, dans son document d’évaluation sur la stratégie de Lisbonne, la Commission européenne est affirmative : "les réformes et les politiques actives menées sur le marché du travail ont contribué à protéger les emplois lors de la récession et à endiguer la montée du chômage tandis que la zone euro s’est révélée un moyen d’ancrage de la stabilité macroéconomique pendant la crise." [11]
Regardons cela de plus près. Du 3e trimestre 2008, au moment où la récession est manifeste en Europe, au 1er trimestre 2010, les deux pays qui ont vu la dégradation sociale la plus forte sont… l’Espagne et l’Irlande, ceux-là mêmes qui avaient créé le plus d’emplois grâce à la stratégie de Lisbonne. Madrid perd 2 millions de postes. Le taux de chômage, redescendu un temps à 8%, passe en 2010 à 20%. Dublin abandonne 275.000 emplois, soit 13% de ses effectifs actifs en 2008. Son taux de chômage limité à 4% durant la croissance atteint 14% en 2010.
Comment cela est-il possible ? Parce que le développement espagnol et irlandais s’est alimenté aux sources de l’endettement, de la spéculation et de l’immobilier. Quand tout fonctionnait, les ménages empruntaient aux banques locales pour acheter une maison, ce qui assurait l’essor du secteur de la construction. Et celui-ci recrutait des salariés temporaires à des conditions salariales extrêmement basses.
Seulement, ce mécanisme a éclaté. Le détonateur a été la crise des subprimes aux États-Unis. Mais la situation est similaire en Espagne et en Irlande : des prêts accordés à des familles qui ne semblaient pas disposer des revenus suffisants pour rembourser, des mécanismes de taux variables qui permettaient de payer peu au début, mais bien davantage au fil du temps… Dès que la récession est apparue outre-Atlantique, par contagion et par mimétisme, le marché immobilier a aussi explosé dans l’Union européenne, en Irlande surtout. Du coup : les firmes de construction licencient à tour de bras et les banques, plombées par les crédits douteux, sont en faillite [12].
Avec moins de recettes, plus de dépenses sociales et la nécessité de suppléer un système bancaire déficient, l’État va pratiquer un tour de vis. Ce qu’il opère en bloquant salaires et allocations et en réduisant le nombre de fonctionnaires. Des mesures qui aggravent la crise économique et favorisent la montée du chômage.
On comprend dans ces conditions la fragilité des positions de la Commission sur les liens entre la récession et les politiques européennes de l’emploi. La stratégie de Lisbonne a contribué à précariser le marché de l’emploi. Ce qui a rendu plus faciles les pertes d’emploi et la détérioration sociale. On est aux antipodes de la protection que devrait apporter le fameux modèle social européen.
Dix ans de rigueur
La Commission a décidé de poursuivre la stratégie de Lisbonne, en la renommant Europe 2020 pour préciser qu’elle durera encore dix ans. Ce sont les mêmes propositions à peu de choses près. Le taux d’emploi est calculé maintenant sur la population entre 20 et 64 ans (au lieu de 15 et 64 ans). On y a juste ajouté trois critères à caractère social ou environnemental.
La première réflexion est de s’étonner de cette continuité. Habituellement, quand une orientation n’aboutit pas, soit on en change, soit on modifie l’équipe habilitée à la mener à bien. Ici, on reprend les mêmes et on recommence. Si la Commission peut se vanter de quelques progrès en matière de taux d’emploi, elle n’en a fait aucun sur la question de la recherche : celle-ci représente de façon quasi invariable un peu moins de 2% du PIB depuis 1999. Comment croire qu’elle va maintenant atteindre ces objectifs, en particulier ceux à caractère social ou environnemental ?
Il y a une autre raison d’être sceptique sur le nouveau projet. Il manque cruellement de détails et de précisions sur les moyens d’y parvenir. Le seul point qui soit développé, à l’issue de la crise grecque, est le renforcement du pacte dit "de stabilité et de croissance". Celui-ci a été adjoint en 2005 à la stratégie de Lisbonne pour avoir un ensemble compact et intégré de mesures socio-économiques et un seul processus de suivi pour leurs applications concrètes dans les différents pays. Ce qui veut dire qu’il y a obligation pour les États d’avoir un déficit budgétaire sous les 3% du PIB et une dette publique inférieure à 60% du même PIB.
Dans les lignes directrices établies pour mettre en œuvre Europe 2020, les trois premières concernent l’équilibre macroéconomique et les finances publiques. Depuis six mois, sous l’impulsion de Berlin, les sanctions ne cessent d’être ajoutées pour condamner les gouvernements déviants dans cette matière, jusqu’à la conclusion d’un nouveau traité qui "graverait dans le marbre" ces obligations. Dans ce cas, la pression est maximale.
En conséquence, les États ont adopté des plans de restriction budgétaire drastique avec partout la même philosophie : diminuer le nombre de fonctionnaires, notamment dans l’enseignement, réduire le montant des allocations, augmenter le coût de la vie en relevant les taux de TVA… L’impact sur le taux d’emploi est immédiat. En prenant la nouvelle définition de la population âgée de 20 à 64 ans, celui-ci est tombé de 70,8% (3e trimestre 2008) à 68% (1er trimestre 2010) pour les 27 pays membres. Pour certaines nations, la chute est encore plus terrible. Ainsi, l’Irlande est passée de 74,2% (3e trimestre 2007) à 64,7 (1er trimestre 2010). L’Espagne flirtait avec le seuil des 70% au 3e trimestre 2007. Elle est passée à 62,3% au 1er trimestre 2010.
Mais on peut se poser des questions inquiétantes sur les autres objectifs à caractère social et environnemental. Si on supprime des allocations sociales, comment pourra-t-on réaliser la réduction de la pauvreté proposée ? Si on réduit le nombre d’enseignants, comment pourra-t-on résoudre les problèmes de l’échec scolaire ? Si on limite les dépenses budgétaires, comment trouvera-t-on le financement ou le soutien pour des projets sociaux et écologiques ?
De ce point de vue, l’ajout des trois critères supplémentaires par rapport à la stratégie de Lisbonne initiale paraît un leurre destiné à appâter ou à justifier la participation des organisations syndicales, citoyennes, progressistes à ce processus.
Gouvernail ? Absent…
La stratégie de Lisbonne n’a pas représenté le progrès social que certains espéraient. Même si au moment de sa conclusion onze des quinze gouvernements présents étaient composés majoritairement ou minoritairement de dirigeants sociaux-démocrates, il en a été tout le contraire.
En général, les populations se sont opposées aux mesures concrètes qui en ont découlé. Le sommet de Barcelone de mars 2002, dans le prolongement de celui de Lisbonne, a décidé d’allonger les carrières, de rehausser l’âge de mise en retraite. Lorsque ce fut appliqué dans les pays, traduit en lois nationales, les salariés sont descendus dans les rues, en Italie, en Allemagne, en Belgique et récemment encore en France.
Les plans d’austérité décrétés à la suite du renforcement du pacte de stabilité et de croissance suscitent des mobilisations populaires qui n’avaient plus été vues depuis des années : de nombreuses grèves et des heurts en Grèce, des manifestations en Espagne, une farouche hostilité au gouvernement obligé à appeler à de nouvelles élections en Irlande, une paralysie totale du pays au Portugal…
Dans la plupart des cas, cependant, ces mouvements n’aboutissent pas et n’arrivent pas à faire reculer les dirigeants au niveau européen. Formulons une hypothèse : une des failles est l’absence ou la faiblesse de la coordination européenne. De cette manière, face à un agenda qui diffère d’État à État, chacun se bat seul et… échoue généralement.
Note : Ce texte est la synthèse de l’analyse plus fouillée et détaillée sur le bilan de la stratégie de Lisbonne : Henri Houben, "Stratégie de Lisbonne : attention, chute d’emplois !", septembre 2010, [http://www.gresea.be/spip.php?article24]