Une crise de l’euro ? Impossible, auraient répondu il y a trois ans les dirigeants de l’Union. Au contraire, la monnaie commune nous protège. Après l’effondrement grec et irlandais, après la chute probable du Portugal, voire celle de l’Espagne, de l’Italie ou même de la Belgique, un tel discours devient présomptueux. Mais qui est responsable de la dégringolade ?
"Nous ne laisserons pas remettre en cause le fait que nous exportons les bons produits « made in Germany » à travers le monde. Et si d’autres ne le peuvent pas, qu’ils essaient et nous rattrapent. Nous sommes pour la compétition mondiale mais nous ne nous laisserons pas punir parce que nous fabriquons de bons produits." [1] Sous les applaudissements des membres de son parti de la CDU (chrétiens-démocrates), la chancelière allemande, Angela Merkel martèle son discours maintes fois répété. Un credo partagé par les principaux responsables du pays.
Dans la crise de la zone euro, on pointe souvent comme responsables les fonds spéculatifs ou les "mauvais" États endettés. Mais les premiers plongent dans les failles d’un système mal construit, certes pour en tirer un profit. Mais ils ne créent pas le problème. Ils l’utilisent, l’exploitent, l’amplifient, mais n’en sont pas à l’origine. Quant aux seconds, on les accuse de "vivre au-dessus de leurs moyens". Mais ceux-ci sont, la plupart du temps, sous la moyenne européenne. Alors ?
Il nous semble que le facteur le plus important est la politique de compétitivité suivie en Europe et promue comme devise intangible par le gouvernement allemand. Être concurrentiel n’a rien à voir avec les compétitions sportives où à la fin de la partie les adversaires se serrent la main, où le gagnant savoure sa victoire et le perdant se dit qu’il fera mieux la prochaine fois. Ici, les combats sont permanents et le but est l’écrasement du rival de sorte qu’à la limite il ne se relève plus.
Les deux indicateurs centraux de la compétitivité révèlent d’ailleurs cette caractéristique perverse. Il s’agit, d’abord, du montant des exportations ou du solde supposé excédentaire de la balance commerciale et, ensuite, des parts de marché obtenues dans les différents territoires. Ces indices montrent bien le jeu à somme nulle de cette bataille gigantesque. Si un pays exporte, il faut nécessairement qu’un autre importe. Si le solde commercial d’un État est positif, c’est qu’à l’autre bout de la chaîne un autre est négatif. Quant aux parts de marché, elles se situent, par définition, à 100%. Quand une firme en gagne, obligatoirement une autre en perd. Faire de la compétitivité un moteur du progrès et de l’innovation au bénéfice de tous a toujours été une absurdité économique, colportée par les tenants de l’économie de marché.
Pourtant, cette aberration tient lieu de programme à la construction européenne actuelle et Berlin s’en est fait le chantre à la fois le plus zélé et le plus agressif. Dans les milieux progressistes, on a beaucoup dénoncé le néolibéralisme britannique et l’intransigeance thatchérienne face au collectif et à l’État. Mais la pensée et la pratique allemandes n’ont rien à leur envier.
Le droit du travail à la casse
Depuis longtemps, l’Allemagne est une nation exportatrice. Elle dispute régulièrement aux États-Unis, au Japon et, depuis peu, à la Chine la place de numéro un en la matière. Elle l’a obtenue de 2003 à 2008, se faisant coiffer sur le fil l’année suivante par l’empire du milieu. Pendant des décennies, ceci ne s’est pas réalisé au détriment d’un modèle social, considéré par beaucoup comme un des plus avancés dans le monde.
Les choses changent néanmoins après la réunification à marche forcée avec la partie orientale en 1991. Le chancelier de l’époque, Helmut Kohl, veut une opération symbolique. C’est pourquoi il décrète que le mark est-allemand a la même valeur que celui de l’Ouest. Cela permet une certaine valorisation de l’ancienne RDA. La réalité économique est tout autre. Les entreprises est-allemandes sont démantelées. Souvent elles ne sont pas remplacées. Les salaires y sont donc plus bas. Le taux de chômage est élevé. En 1997, le nombre officiel de chômeurs atteint 3,8 millions de personnes, soit 9,2% de la population active [2]. Une grande partie se trouve à l’est.
Profitant de la situation, les firmes commencent à mettre une pression supplémentaire sur les salaires et les conditions de travail dès le milieu des années 90. Outre-Rhin, les organisations syndicales sont généralement bien structurées par secteur et peuvent intervenir très rapidement grâce à des postes réservés dans le conseil de direction des entreprises. Elles ont ainsi remporté quelques victoires de haute lutte. Notamment, en 1984, l’IG Metall a arraché la semaine des 35 heures, suite à une très longue grève dans toute la métallurgie. L’accord est appliqué progressivement : 38,5 heures en 1985, 37,5 heures en 1988, 37 heures en 1987, 36 heures en 1993 et enfin 35 heures en 1995 [3].
Les employeurs vont en profiter pour négocier, dans le cadre de la mise en œuvre de cette convention, une modulation du temps de travail réduit en fonction de la demande : introduction du travail de nuit, travail le week-end, horaires flexibles… La direction de Volkswagen va le plus loin en cette matière. En 1993, elle estime que ses effectifs excédentaires se montent à 30.000 personnes sur un total de 150.000 salariés dans ses usines allemandes. Son directeur des ressources humaines, Peter Hartz, propose un système flexible où la durée du temps de travail est ramenée à 28,8 heures en moyenne par semaine. Mais sur base hebdomadaire, les ouvriers peuvent être occupés trois, quatre ou cinq jours en fonction des commandes. En outre, l’opération est financée majoritairement par une baisse du coût salarial de 18% (11% de suppression de certains avantages salariaux et 7% d’annulation de primes accordées par les conventions collectives de travail, mais non encore concrétisées).
La modulation du temps de travail devient un leitmotiv des autres firmes du secteur comme BMW ou Opel. En même temps, les hausses salariales sont contenues. Ce que n’osent contrecarrer les organisations syndicales qui tentent d’abord d’organiser les collègues de l’est.
En 1998, un gouvernement de coalition social-démocrate et écologiste s’installe après 16 ans de règne du chrétien-démocrate conservateur Helmut Kohl. Les travailleurs peuvent espérer un changement de cap. Il n’en sera rien. Au contraire. Le nouveau chancelier, Gerhard Schröder, projette une grande réforme du droit de travail pour accorder encore plus de flexibilité et de marge de manœuvre aux entreprises. Mais les syndicales bloquent cette première tentative.
A la fin de son mandat, il nomme son ami Peter Hartz [4] à la tête d’une commission d’experts pour réfléchir à des modifications sur le marché du travail. Fort de son expérience chez le premier constructeur automobile européen, celui-ci multiplie les idées : faciliter les licenciements, abaisser les impôts sur les postes à bas salaires, raccourcir dans le temps les indemnités de chômage, faire passer ensuite les demandeurs d’emploi dans un système unique d’allocations basées sur le revenu familial, obliger ceux-ci à accepter n’importe quel emploi, peu importe les qualifications, la situation géographique et les revenus antérieurs reçus, favoriser les contrats temporaires et le temps partiel…
Réélu en 2002, Schröder va reprendre ces solutions dans un vaste plan intitulé agenda 2010. Mais il va les échelonner tout au long de sa nouvelle législature. Ainsi, les mesures vont être adoptées en quatre étapes appelées Hartz I, II, III et IV (entre 2003 et 2005). L’ensemble apparaît comme un peu disparate et sans réelle cohérence. Mais l’effet est une réduction sensible du « coût du travail », permettant aux firmes allemandes de vendre moins cher à l’étranger et y gagner des parts de marché.
Cette orientation sera reprise par le gouvernement suivant, déjà dirigé par Angela Merkel et comprenant chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates. La hausse de la TVA de 16 à 19%, impôt qui augmente le prix des marchandises en Allemagne même, n’affecte pas les exportations, mais bien la demande intérieure. L’âge légal de départ en retraite est relevé de 65 à 67 ans et les pensions gelées.
Du modèle traditionnellement célébré à l’étranger de l’intégration de tous avec un salaire suffisant pour vivre, il ne reste plus grand-chose. A côté de cela, se sont multipliés les agences intérimaires privées, les agences privées de placement, les mini-jobs payés à 400 euros par mois pour quelques heures de travail par semaine, les postes à un euro [5]…
Au moment de la crise, les chefs d’entreprise, analysant qu’elle allait être de durée plus ou moins courte, ont décidé de ne pas licencier leur personnel, à l’inverse de ce qui s’est fait en Espagne et en Irlande. Après avoir formé celui-ci, ils ne voulaient pas être obligés de passer par une nouvelle phase d’apprentissage nécessaire lors du redémarrage économique. Ils ont donc négocié avec le gouvernement la possibilité d’étendre les dispositions du « Kurzarbeit » (qu’on peut traduire par système de chômage partiel). Selon celui-ci, une firme peut réduire le temps de travail hebdomadaire de ses salariés de moitié (soit 19-20 heures au lieu de 38). La rémunération est alors baissé de 50%, mais les caisses d’allocations suppléent à 30% (le travailleur étant quitte de 20% de son salaire habituel).
C’est ce qui explique la grande stabilité du chômage dans les statistiques officielles (fondées sur le fait qu’un inactif est une personne qui ne travaille pas au moins une heure durant la semaine). Le nombre de personnes touchées a d’ailleurs diminué de 3,6 millions en 2007 à 3,2 millions en 2009. Miracle allemand ? En réalité, en mai 2009, 1,6 million de salariés étaient concernés par le « Kurzarbeit », dont un tiers pour le seul secteur de la métallurgie [6]. Si on intégrait ces données, le taux de chômage n’aurait pas baissé de 8,3% à 7,4% sur la période, mais aurait augmenté à 11,1% en 2009 [7].
L’OCDE [8], ce club des trente pays théoriquement les plus riches de la planète, n’est pas connu pour ses thèses sociales hautement avancées. Dans une étude sur la misère et les inégalités dans ses États membres, elle conclut néanmoins : "Depuis 2000, l’inégalité dans les revenus et la pauvreté a augmenté plus vite en Allemagne que dans les autres pays de l’OCDE. Elle a crû davantage en cinq ans (2000-2005) que durant les quinze précédentes années (1985-2000)." [9] Les "working poors", ces travailleurs pauvres qui malgré leur labeur ne parviennent que difficilement à joindre les deux bouts, ne sont plus l’apanage des pays anglo-saxons. Ils ont dorénavant droit de cité outre-Rhin.
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L’effet immédiat de toutes ces mesures est que le moteur de la croissance n’est plus du tout la consommation des ménages. On peut le voir sur le graphique suivant, qui rapporte la part de cette demande de biens et services sur le Produit intérieur brut (PIB).
Graphique 1. Évolution de la part de la consommation des ménages dans le PIB de l’Allemagne 1991-2008
Source : Calculs sur base d’AMECO, base de données de l’European Commission, Economic and Financial Affairs : http://ec.europa.eu/economy_finance/ameco/user/serie/ResultSerie.cfm.
On voit une progression jusqu’aux alentours de l’an 2000. Ensuite, jusqu’en 2005, il y a stagnation. Puis, c’est la chute de près de trois points. Signalons qu’en comparaison, la part de la consommation aux États-Unis atteint 70% depuis 2003 et celle de la Grande-Bretagne 63%. Avec 56,5%, on se situe à un des taux les plus bas parmi les grandes nations.
En fait, on peut décomposer le PIB, c’est-à-dire la production de biens et services, de trois façons différentes : en fonction des secteurs qui créent la valeur ajoutée, des revenus [10] que cette activité génère ou suivant la manière dont sont dépensées ces rémunérations (tirant la croissance futuredans une perspective dynamique).
Selon cette dernière approche, on peut distinguer quatre catégories : consommation privée (des ménages), investissements (des entreprises), dépenses gouvernementales et balance commerciale. On peut représenter ceci sous une forme symbolique, pour faciliter les manipulations algébriques éventuelles. Soit :
Y = C + I + G + (X - M)
Où Y désigne le PIB, C la consommation privée, I l’investissement, G les dépenses gouvernementales, X les exportations et M les importations (X-M donnant le solde commercial). La consommation des ménages est donc une composante du PIB, dont on voit qu’elle baisse pour l’Allemagne entre 1991 et 2008 (ce qui signifie qu’une autre composante croît).
On peut voir aussi les éléments qui vont favoriser la hausse du PIB par période. Nous avons classé l’ensemble des années entre 1991 et 2008 en trois moments : 1991-1995, 1995-2000 et après 2000. Comme ces phases sont différentes quantitativement, nous les avons ramenées en données annuelles moyennes. On aboutit au tableau suivant.
Tableau 1. Augmentation annuelle moyenne des composantes du PIB allemand par période 1991-2008 (en %)
91-95 | 96-00 | 01-08 | |
---|---|---|---|
Consommation (C) | 5,9 | 2,4 | 1,4 |
Investissements (I) | 2,9 | 0,3 | 1,9 |
Gouvernement (G) | 6,4 | 1,0 | 1,5 |
Exportations (X) | 4,9 | 9,0 | 6,1 |
Importations (M) | 3,8 | 8,5 | 5,0 |
PIB | 5,6 | 1,9 | 2,1 |
Source : Calculs sur la base d’AMECO, base de données de l’European Commission, Economic and Financial Affairs : http://ec.europa.eu/economy_finance/ameco/user/serie/ResultSerie.cfm .
Note : Il ne faut pas additionner les pourcentages des composantes pour obtenir celui du PIB. A chaque fois la progression concerne le montant initial de la composante. Ainsi, si la consommation passe de 100 à 200 entre 1991 et 1995, la hausse annuelle moyenne (sur cinq ans) s’élève à 14,9%. Si, parallèlement, le PIB grimpe de 300 à 400, son augmentation moyenne se situera à 5,9% par an (donc moins).
Observons d’abord que la croissance du PIB chute de façon importante entre la première période (malgré la crise de 1993) [11] et les suivantes. Ensuite, durant celle-ci, les progressions sont assez proches : 5,9% pour la consommation, 6,4% pour les dépenses gouvernementales, etc. En revanche, dès 1996, tous les éléments chutent à des taux assez bas, y compris l’essor du PIB. Tous sauf la balance commerciale. Les exportations grimpent de 9% en moyenne annuelle, suscitant la montée des importations de 8,5% [12]. Même chose pour la dernière colonne du tableau : la croissance allemande semble tirée massivement par les exportations.
On peut également remarquer que le fondement habituel pour la consommation intérieure est la hausse des salaires. Or, la part salariale dans le PIB, c’est-à-dire ce que les travailleurs reçoivent en brut (mais qui est ensuite redistribué avec les allocataires), a tendance à diminuer. C’est une situation qui est générale aux grands pays capitalistes avancés, dont ceux de l’Union européenne. Néanmoins, le graphique suivant compare cette évolution pour quatre grands pays européens.
Graphique 2. Évolution de la part salariale dans le PIB de l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Espagne 1991-2008 (en %)
Source : voir graphique 1.
Si l’on fait abstraction des variations annuelles qui peuvent orienter la courbe momentanément, on constate une baisse structurelle pour les pays européens : le niveau de 1991 est clairement plus élevé que celui de 2008. Sauf pour la France.
Mais ce que nous voulons relever est la situation de l’Allemagne. Elle part en seconde position dans ce classement fictif. Elle est temporairement en tête dans les années 90. Ensuite, c’est la dégringolade. Entre 2000, où la part salariale se monte encore à près de 54% et 2007 où elle est sous les 48%, elle perd 6 points. Ce qui est assez considérable. A partir de 2007, Berlin est le dernier de la classe.
Contrairement à d’autres pays, où face à l’affaiblissement des revenus du travail, on a développé le crédit aux ménages, il n’en a rien été en Allemagne. En fait, il a augmenté entre 1995 et 1999 : il est passé de 59% du PIB à 72%. Mais, depuis lors, alors que certaines nations ont connu une progression phénoménale, le taux allemand, lui, s’est contracté : en 2008, il était revenu à 61% [13].
Les nouveaux prédateurs
Parallèlement, comme nous l’avons vu, l’Allemagne fonde sa croissance sur les exportations. Ses excédents commerciaux augmentent fortement durant la période. Nous pouvons l’observer dans le graphique suivant.
Graphique 3. Évolution de la balance commerciale allemande avec l’Europe et le reste du monde 1991-2009 (en milliards d’euros)
Source : Eurostat, Commerce extérieur, Données détaillées : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/external_trade/data/database.
Entre 1991 et 2007, le solde commercial est passé de 10 milliards d’euros à près de 200 milliards. En 1991, cela ne représentait même pas 1% du PIB. En 2007, on en était à 8%. Ce qui est remarquable également est que la croissance de l’excédent est relativement parallèle jusqu’en 2002 pour les deux catégories de pays retenue : dans et hors de l’Union. Par la suite, l’avancée allemande est principalement orientée sur la zone européenne jusqu’à ce que la crise de l’euro éclate.
En détaillant les comptes, on voit ainsi qu’en 2007, Berlin avait des comptes extérieurs très positifs avec la France et l’Espagne (+27 milliards d’euros chacun), avec la Grande-Bretagne (+27, 6 milliards) et avec l’Autriche et l’Italie (près de 20 milliards chacun). De quoi expliquer largement le solde commercial européen [14]. En dehors de l’Europe, ce sont surtout les États-Unis qui importent d’Allemagne (+38 milliards) [15].
Ainsi, si les autres États de la zone euro vivent "au-dessus de leurs moyens", l’Allemagne prospère grâce à ce surcroît de "largesses". Une récession affectant ces pays ébranle inévitablement l’économie allemande. Ce n’est pas pour rien qu’en 2009, la performance de son PIB en termes réels [16] est inférieure à celle de la moyenne européenne : une baisse de 4,7% par rapport à l’année précédente contre 4,2% pour l’ensemble des 27 États membres.
Accuser les "autres" est donc un jeu dangereux pour Berlin. Mais le gouvernement d’Angela Merkel n’hésite pas à franchir le Rubicond. C’est lui qui empêche des mécanismes de solidarité de s’imposer au sein de l’Union. C’est lui qui insiste que les pays endettés doivent prendre les mesures drastiques d’austérité, entraînant les réductions de salaires et de personnel dans la fonction publique. C’est lui qui a exigé un suivi de la part du FMI pour surveiller la manière dont les réformes et progrès sont menés dans les différents pays aidés. C’est lui qui tient à renforcer la discipline pour respecter le pacte de stabilité et de croissance, c’est-à-dire les règles de ne pas dépasser les 3% du PIB de déficit budgétaire et de 60% du PIB pour la dette publique. C’est lui qui plaide pour des sanctions vis-à-vis des États qui ne suivent pas scrupuleusement les dispositions nécessaires pour répondre à ces exigences. C’est lui qui veut modifier les traités pour "graver dans le marbre" cette rigueur communautaire. Et il veut aller encore plus lion, en proposant d’exclure de la zone euro (voire de l’Union) les mauvais élèves qui n’auront pas obéi, tête baissée, les préceptes des professeurs allemands. Principale revendication sur laquelle les autres gouvernements résistent encore un peu.
Il y a un caractère absurde dans la position allemande et dans la recherche de compétitivité du côté européen. L’unification monétaire tend à concentrer la production à l’échelle communautaire. Le plus fort subsiste et les autres disparaissent. Seulement, cela se passe ici dans des pays différents, censés mener des politiques autonomes. Sans politique commune afin de rectifier les effets pervers de désindustrialisation que cette logique entraîne, chacun tire la couverture vers soi au détriment des autres.
De cette façon, les dirigeants allemands veulent le beurre et l’argent du beurre. D’un côté, ils estiment le marché intégré avec une seule devise qui leur permet de vendre partout, ce qui leur procure d’importants bénéfices. De l’autre, ils ne veulent pas assurer les conséquences sociales, en laissant les plus désavantagés se débrouiller seuls avec l’absence d’activité économique, le manque de revenus que cela engendre et les problèmes des finances publiques que la faiblesse économique provoque.
On est dans la situation d’un grand félin particulièrement avide qui s’en prend à toutes les proies qu’il voit pour les dévorer. Puis, constatant après un temps la raréfaction du gibier, il s’en prend à celui-ci le critiquant soit de ne pas lui résister suffisamment ou de ne pas se reproduire assez vite pour que lui puisse recommencer son carnage.
Vers l’éclatement ?
Au sortir du récent sommet européen tenu les 16 et 17 décembre 2010, Nicolas Sarkozy a déclaré, non sans inquiétude que l’euro, "C’est le cœur de la construction européenne. Si l’euro s’écroule, si l’euro devait disparaître, c’est la construction européenne qui serait atteinte structurellement" [17]. Or, les nouvelles sur ce plan ne sont guère bonnes. Les mesures prises ne concernent que l’accès aux liquidités pour les États. Si le malade subit un infarctus, il pourra bénéficier d’un baxter spécial. Mais pas d’un médecin capable de diagnostiquer la nature du mal. Tout au plus y aura-t-il une sorte de druide ou de mage chargé de répéter que les difficultés résultent d’un manque de compétitivité.
Sur ce plan, l’ancien chancelier (social-démocrate) Helmut Schmidt a l’avantage, n’étant plus en fonction, d’affirmer tout haut ce qui se dit probablement dans les coulisses de la politique allemande. Son pronostic ? "Je pense qu’il existe une probabilité d’au moins 51% pour qu’au cours des vingt prochaines années on voie émerger un noyau dur au sein de l’Union. Ce noyau comprendrait les Français, les Allemands, les Néerlandais – pour ce qui est des Italiens, j’ai quelques doutes. Je suis pratiquement sûr que les Britanniques n’en feront pas partie, et la même chose pourrait être vraie des Polonais. Il ne s’agirait pas d’un noyau dur défini par des documents écrits, mais d’un noyau dur de facto, pas de jure. Et, bien entendu, on y trouverait les États du Benelux, l’Autriche, et probablement le Danemark et la Suède…" [18]
N’oublions que le promoteur officiel de l’idée du noyau dur au sein de l’Europe est l’actuel ministre des Finances, Wolfgang Schäuble. En 1994, alors conseiller d’Helmut Kohl, il écrivait : "En dépit des difficultés juridiques et pratiques considérables, l’idée de « géométrie variable » et d’une Europe « à plusieurs vitesses » devrait être autant que possible entérinée et institutionnalisée dans le traité sur l’Union (...). Sinon, l’Union restera limitée à une coopération intergouvernementale favorable à une « Europe à la carte ». (…) Il est essentiel qu’aucun pays ne puisse opposer son veto et bloquer ainsi les efforts des autres pays plus aptes et décidés d’accroître leur coopération et intégration" [19].
Et qui devait faire partie de ce centre ? "Actuellement, ce noyau dur comprend cinq ou six pays, mais il ne doit pas être fermé, il doit au contraire être ouvert à tout État membre désireux et capable de répondre à ses exigences. Le noyau dur a pour tâche d’opposer un centre consolidé aux forces centrifuges dues à un élargissement constant, afin d’empêcher un développement divergent entre un groupe Sud-Ouest plus enclin au protectionnisme et dirigé en quelque sorte par la France, et un groupe Nord-Est favorable au libre-échange mondial et dirigé en quelque sorte par l’Allemagne." Et de citer nommément l’Allemagne, bien sûr, la France et les pays du Benelux comme devant faire partie de ce cœur.
Or, on sait que les responsables allemands ont de la suite dans les idées [20]. La constitution de la zone euro est, en quelque sorte, déjà l’application d’un noyau dur en matière monétaire. Mais peut-être encore trop large aujourd’hui pour Berlin. Où va l’Europe ? Manifestement pas vers le progrès social et la prospérité pour tous, comme certains l’espéraient au départ.