Le patrimoine financier des Belges s’élève à 750 milliards d’euros [1]. C’est un record. A y regarder de plus près, l’épargne-pension en Belgique atteint un montant total 110 milliards d’euros [2]. Lorsque les chiffres donnent à ce point le tournis, il est parfois utile de prendre du recul. Dans un premier temps, nos décrirons les dangers liés à la promotion des systèmes par capitalisation avant d’esquisser les principes constitutifs d’une alternative.
Capitalisation à risque !
En adhérant à un fonds de pension ou un plan d’épargne-pension, le futur retraité entend se comporter comme un épargnant. Il met de côté pour ses vieux jours. C’est logique ? Pas pour tout le monde. Les fonds de pension entendent, en effet, lui faire adopter un profil de spéculateur. C’est tout l’enjeu du passage des systèmes de pensions à prestation définie aux plans à contributions définies. Par la technique de la prestation définie, il est possible au cotisant de connaître le montant exact de sa retraite exprimée sous forme de fraction du dernier salaire.
Dans le cas de la contribution définie, il en va tout autrement. Dans ce cadre, tout ce que l’adhérent connaît, c’est la fraction du revenu disponible qu’il devra consacrer à son épargne-retraite. En Belgique, les mécanismes d’abattements fiscaux en faveur de l’épargne-pension incitent à souscrire à de telles formules. Naturellement, ce système correspond pleinement aux intérêts des institutions financières dans la mesure où elles n’ont plus à supporter un risque hypothétique de perte en cas de mauvaises performances des places boursières.
Risque qui n’a d’ailleurs rien de théorique. En 2002, les médias britanniques [3] répercutaient la nouvelle suivante : durant trois années de suite, les fonds de pension anglais avaient enregistré des performances négatives (negative returns) de l’ordre de 1,3% en 2000 et 9,6% en 2001. Les marchés financiers étant à ce point volatiles, on comprendra finalement l’intérêt des acteurs de la finance à faire porter le risque par les futurs pensionnés plutôt que de devoir débourser la différence entre le revenu contractuellement garanti et les possibilités laissées par de très probables retournements de conjoncture.
Les aléas de la Bourse ne sont malheureusement pas seuls en cause dès lors que l’on évoque les fragilités inhérentes aux systèmes par capitalisation. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas aussi insensibles au vieillissement qu’ils ne veulent bien le dire. La preuve en est l’argumentaire mis en avant par les partisans d’une privatisation des pensions. Ces derniers ne nient pas que les fonds de pension US sont arrivés à maturité. Au contraire, cette situation justifie, d’après eux, que les Européens en âge d’activité financent les retraités américains d’aujourd’hui ... en attendant, paraît-il, que les Chinois ne passent à la caisse dans vingt ans pour assurer nos vieux jours [4].
Ce raisonnement surréaliste repose malgré tout sur une réalité, à savoir que les retraites sont financées par la productivité du travail des actifs. Comme dans un système par répartition, la capitalisation finance donc les retraites de l’année à partir des richesses créées dans l’année. Elle est donc aussi sensible aux évolutions démographiques que les systèmes par répartition. Sauf qu’elle n’assure pas les mêmes fonctions de redistribution. Autant le dire, le débat sur la promotion des deuxième et troisième piliers s’inscrit clairement dans ce que Daniel Richard [5] nomme la restauration capitaliste : "Les crises régulières que traverse le capitalisme sont surmontées par une extension continue du secteur marchand (la globalisation) : privatisation de services publics, du « non-marchand », des « biens communs », écrémage de la sécurité sociale (2e et 3e piliers de pension, prix des médicaments, assurances hospitalisation, …), réduction de la diversité culturelle et de la diversité biologique, commercialisation de la propriété intellectuelle".
Enfin, la montée des régimes privés de pension par capitalisation constitue un danger pour les salaires et l’emploi. En effet, de très hautes exigences de rendement de la part des fonds de pension privés (on cite habituellement le chiffre de 15%) entraînent mécaniquement une pression à la baisse du côté des salaires horaires. Il en ressort in fine une augmentation de la productivité moyenne per capita au détriment du volume global de l’emploi. L’intensification du process de travail conduisant mécaniquement à une diminution du ratio salaire/production finale, on peut parler de mise en œuvre d’une dépréciation du travail.
Alternatives, alternatives…
Cette partie plus prospective visera à dresser une ébauche des pistes à défricher pour que les retraites soient sécurisées à l’avenir. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la synthèse livrée par Michel Husson [6]. Nous résumerons le raisonnement s’appliquant à la situation française, les évolutions ayant eu pour cadre l’Hexagone étant similaires à celles prévalant en Belgique.
Le premier élément de réponse formulé consiste d’abord en une augmentation de la part des salaires dans le PIB. "Les salaires représentent aujourd’hui 60% de la valeur ajoutée des entreprises contre 69% en 1983. Si cette part salariale était restée à son niveau de 1983, il y aurait aujourd’hui 15% de recettes de cotisations en plus et le taux (…) de cotisations serait de 27,6% au lieu de 24% : on aurait anticipé de dix ans les besoins de financement [7]".
Constat on ne peut plus interpellant. Pour ce faire, l’objectif est de ramener la part représentée par les salaires au plus près de son niveau d’avant les années nonante. Comment ? Par une réduction généralisée du temps de travail assortie d’embauches proportionnelles. Cette mesure permettrait de diminuer les dépenses de chômage tout en faisant progresser les cotisations versées au régime des pensions.
En guise de deuxième principe pouvant servir de balise au mouvement social en matière de financement des pensions, on avancera la nécessité d’accompagner la progression du nombre de retraités par un accroissement du taux de cotisation. Outre des mesures volontaristes et conséquentes de réduction du temps de travail, il serait en effet intéressant de faire évoluer le rapport retraités/actifs au même rythme que les gains de productivité. L’utilisation de ces derniers pourrait consister, par exemple, en une combinaison d’augmentation du pouvoir d’achat et de nouvelles mesures de diminution du temps de travail.
Troisième chemin de rupture par rapport aux raisonnements économiques en vigueur : la voie fiscale. Sachant que la valeur ajoutée se subdivise en quatre catégories (investissements, dividendes et revenus financiers distribués, masse salariale incluant la partie socialisée du salaire et impôts) fonctionnant comme autant de vases communicants, il conviendrait de veiller à ce que des mécanismes fiscaux permettent de financer la hausse de la part des salaires en s’appuyant sur une baisse de la part des revenus financiers dans le PIB.
Enfin, il conviendrait de remettre sérieusement en question les abattements fiscaux dont bénéficient les formules d’épargne-pension du troisième pilier chez nous. De tels avantages constituent une forme de concurrence déloyale à l’égard de la répartition dans la mesure où le financement de cette dernière risque de ne plus être assuré. Ce n’est par ailleurs pas le seul argument plaidant en faveur de la suppression des avantages fiscaux accordés aux plans d’épargne-retraite. Dans la mesure où elles participent à la financiarisation de l’économie, ces stratégies individuelles constituent, entre autres dommages collatéraux, une menace pour l’emploi et hypothèquent gravement le financement de la sécurité sociale.
En fin de compte…
Au départ de ce document, nous avons repéré que le patrimoine financier des Belges avait atteint un pic. Parmi l’éventail de cet ensemble d’actifs, on retrouve l’épargne-pension. Cette dernière s’élève à 110 milliards d’euros.
Après avoir repéré une série de dangers pour les retraités et les travailleurs impliqués par la mise en œuvre des régimes privés de retraites, nous avons esquissé à très gros traits une série de pistes permettant de protéger l’actuel financement solidaire des retraites.
Ces pistes visent fondamentalement à augmenter la part des salaires dans le PIB. Pour ce faire, les revendications classiques du mouvement ouvrier (i.e. réduction du temps de travail avec embauche compensatoire et maintien des salaires ainsi qu’une liaison plus stricte entre les gains de productivité et les salaires) restent d’actualité.
Tout ceci passe, bien entendu, par une baisse de la part des revenus financiers dans le PIB de façon à garantir une augmentation des salaires horaires. De cet objectif de revalorisation salariale, procède également une dernière orientation « programmatique » concernant les systèmes par capitalisation déjà en place.
On veillera, sur ce point, à revoir en profondeur les avantages fiscaux de nature fort inégalitaire) octroyés à la constitution de pensions du troisième pilier. Pour impressionnants qu’ils soient, ces chantiers n’en sont pas moins nécessaires pour protéger l’emploi, les salaires et les retraites.