Continental Herstal, liquidé pour cause de "stratégie de groupe". La multinationale, pour produire à moindre coût, joue ses propres unités les unes contre les autres. Un cas d’école.

Le 19 février 1998, après la fermeture sauvage de l’usine Renault à Vilvorde et les luttes sociales qui s’ensuivirent, le législateur belge vote la loi dite Renault. Cette procédure, en deux phases, vise dans un premier temps à contraindre la direction d’une entreprise de plus de 20 travailleurs à "annoncer son intention de fermer" et à permettre aux représentants des travailleurs de formuler en conseil d’entreprise des alternatives permettant de limiter les conséquences sociales de la restructuration. Lors de la seconde phase s’engage la négociation sur les modalités du plan social à mettre en œuvre.

Le 12 février 2001, devant les travailleurs réunis dans le grand réfectoire, les permanents syndicaux de la filiale belge de Continental relayent l’annonce, faite par la direction lors du conseil d’entreprise extraordinaire tenu dans la matinée, fermeture de l’usine. La procédure Renault est déclenchée, elle laissera un goût amer dans la bouche des travailleurs.

Depuis plusieurs années, la plupart savent que les heures de Continental à Herstal sont comptées. Les déclarations de la direction en ce sens n’ont pas manqué. Déjà en 1997 : passage au régime des 32 heures semaine pour sauver une partie de l’emploi avec une perte de salaire net pouvant atteindre 10% pour certains travailleurs. Il y avait aussi les machines qui quittent progressivement les ateliers sans jamais être remplacées. Il y a enfin ces incessantes mises en garde, sous forme de tableaux comparatifs, sur le manque de compétitivité de la filiale belge.

Fermeture sur disque dur

Les travailleurs ne pouvaient complètement ignorer le risque d’une fermeture. Ce à quoi ils s’attendent moins, par contre, en février 2001, c’est la découverte, l’été 2002, d’une série de documents confidentiels faisant état d’une fermeture en préparation depuis 1999. En effet, un disque dur décrivant, étape par étape, la liquidation de la fabrique herstalienne est tombé dans les mains d’un des leurs.

Sur le disque dur : des procès-verbaux de conseils de direction tenus à Herstal entre 1998 et 2001 ainsi que des échanges d’email entre Herstal et la maison-mère à Hanovre, dans lesquels il est sans cesse question "du transfert des moules", "de définir les listes de prépensionables", "de contacts pris avec la Sodie (société française de reclassement)" ou encore d’inquiétudes quant aux risques de turbulences après "l’annonce de l’intention".

Le cas de la fabrique de pneus liégeoise n’a rien d’exceptionnel. Il illustre bien la question de l’accès à l’information des travailleurs.

Surcapacité compétitive

Pour les travailleurs de Herstal (2001), de l’autrichienne Semperit (2002), de la filiale irlandaise (peu avant) et pour les 1.200 travailleurs de Continental Clairoix en France ou ceux de Hanovre aujourd’hui, le constat est le même. Il faudra trouver embauche ailleurs. Argument des directeurs d’usine ? Le groupe est en situation de surcapacité et il faut supprimer une usine.

La direction du groupe communique beaucoup moins, par contre, sur la stratégie de développement de la firme (et de sa surcapacité) depuis le début des années 90 et qui consiste à mettre en concurrence les filiales du groupe sur la base de leurs coûts de production. Cette dernière coïncide avec le transfert progressif des activités de l’équipementier vers l’Est. Un pneu Continental vendu entre 100 et 250 euros dans le commerce en coûte 12 euros à l’entreprise lorsqu’il est fabriqué à Clairoix contre 6 à Timisoara [1] – une usine qui, en pleine crise du secteur automobile, continue d’ailleurs à recevoir d’importants investissements. Des 1,2 million de pneus produits en 2000, Continental y fera passer 12 millions de pneus en 2008 [2] ! L’explication tient en un chiffre : 400 euros. C’est le salaire moyen payé à l’usine de Timisoara. Un salaire en augmentation depuis plusieurs années, mais qui reste impossible à concurrencer pour les travailleurs de Clairoix, de Hanovre ou quelques années auparavant pour ceux de Herstal.

Surcapacité ? Comme on l’a vu, il n’est nullement question de diminuer la production totale du groupe, mais bien d’augmenter sa compétitivité en diminuant les coûts de production.

L’émetteur, le récepteur et le réseau

Passé l’annonce de la fermeture, l’enjeu pour les délégations syndicales et pour les travailleurs est de trouver l’interlocuteur et l’information nécessaire afin de donner un contenu à la concertation sociale qui s’engage. Dans une entreprise multinationale comme Continental, cela reste, même à l’époque des autoroutes de l’information, une gageure.

La multinationale est en réalité un réseau d’entreprises avec, en son centre, une "maison mère" où siège le conseil d’administration en lien direct avec les différents actionnaires du groupe. L’éloignement géographique et la multiplication des niveaux de décision entre le travailleur et son "véritable patron" agissent comme un filtre sur l’information mise à leur disposition. En février 2001, les délégués syndicaux de la filiale belge ne pourront rencontrer les membres de la direction allemande qu’à une seule reprise dans un grand hôtel bruxellois. Les décisions stratégiques se prennent à Hanovre, pas à Herstal.

Mieux, le conseil d’administration va déléguer les pleins pouvoirs à un "manager de transition" ou un "consultant en restructurations" [3] pour assumer les décisions impopulaires à sa place. A Herstal pour les travailleurs, "le fossoyeur" entre en fonction en 1997. Durant quatre ans, il va licencier en évitant au mieux les complications juridiques et assurer la paix sociale en achetant certains délégués syndicaux. Lors de la restructuration du site en 2001, il transformera la négociation avec les syndicats en un véritable dialogue de sourds.

Dépendance et indépendance financière d’une filiale

L’information sur la situation financière de la filiale les années précédant sa fermeture est également un enjeu de premier ordre pour les organisations syndicales. Durant la procédure Renault, les représentants des travailleurs peuvent émettre des propositions visant à trouver des alternatives à une fermeture pure et simple. Pour cela, il faut avoir accès aux résultats complets de la filiale, indépendamment de ceux du groupe. Sans un bilan de santé précis du malade, pas de diagnostic, ni de traitement.

Dans le cas de Continental Herstal, les délégations syndicales n’y auront à aucun moment accès. Une conclusion du réviseur d’entreprise KPMG sur les comptes de l’usine belge en 2000 est, ici, cinglante : "il faut rappeler que les entités de production dans le groupe Continental ne maîtrisent pas leur chiffre d’affaires, ni un volet important de frais qui sont imputés par le groupe." [4]. En quelques mots, on a ici le lien de "dépendance-indépendance" entre une filiale et son groupe. Dépendante, lorsqu’il s’agit de lui imputer certains coûts ou certaines dettes envers d’autres entités de la multinationale. "Indépendante", lorsqu’il s’agit de les assumer.

Dans pareil brouillard, il est bien difficile pour les syndicats d’émettre des propositions constructives pour sauver une usine…

Et s’ils avaient su…

L’observation n’est pas neuve. Devant l’internationalisation des entreprises, le mouvement ouvrier ou, plus largement celui des salariés, se trouvent confrontés à une mise en concurrence sur une base nationale.

L’accès à une information critique sur ce qui se passe dans les autres entités d’un groupe est un préalable à une "recollectivisation" de ces situations d’urgences sociales, au-delà des intérêts nationaux. Dans ce cadre, les revendications actuelles visant à contraindre les groupes multinationaux à communiquer à leur travailleur des informations socioéconomiques précises et complètes sur leurs activités dans d’autres régions du monde constituent une première étape.

Si les travailleurs autrichiens, allemands ou français de Continental avaient eu en leur possession, en 2001, les informations disponibles sur le disque dur, le conflit social engagé par les travailleurs belges auraient, à ne pas en douter, bénéficier d’un écho plus large au sein de la firme allemande. Cette lutte sociale, ils le comprendront plus tard, était également la leur.

Cela aurait-il néanmoins suffi à éviter les fermetures en cascades des usines Continental d’Europe de l’Ouest ? Seule la géographie des futurs conflits sociaux le dira…

La source principale de cet article est le livre de Bruno Bauraind : " Autopsie d’une délocalisation. La liquidation du pneu made in Belgium " aux éditions Couleur livres, 2009.

P.-S.

Cette analyse, publiée dans le Gresea-Echos n°58 de avril-mai-juin 2009 pour faire débat lors du séminaire organisé le 4 juin 2009 au Centre culturel de Seraing sur le thème de l’information socio-économique du citoyen,est bâtie sur l’ouvrage de l’auteur, "Autopsie d’une délocalisation" (Editions Couleur Livres, 93 pages, 10 euros, disponible au Gresea).

Notes

[1Laurence Dequay, "Ce que nous subissons, c’est de la barbarie", Marianne n°622, du 21 au 27 mars 2009.

[2Le Monde du 13 avril 2009.

[3Mehdi Fikri, "Les nettoyeurs du patronat", L’Humanité, article mis en ligne le 15 avril 2009, http://www.humanite.fr/Les-nettoyeurs-du-patronat

[4"Rapport du commissaire au Conseil d’Entreprise sur l’exercice clos le 31 décembre 2000", KPMG, mai 2001.