Prenez au hasard 100 travailleurs en Belgique francophone et posez-leur la question : ″Qu’est-ce qu’une entreprise ?″ Les réponses collectées pendant votre enquête ne vous permettront sans doute pas d’établir une définition acceptée par tous de ce concept pourtant largement utilisé. PME [1] ou entreprise multinationale, entreprise privée ou publique…En économie, l’entreprise constitue un ensemble hétérogène de formes d’organisation de la production.
Dans les dictionnaires d’économie, l’entreprise est considérée comme "une entité économique autonome qui combine divers facteurs de production, produisant pour la vente des biens et des services et distribuant des revenus en contrepartie de l’utilisation des facteurs." [2]
Dès lors, pour produire les biens et les services dont nous avons besoin quotidiennement, à l’intérieur de l’usine, les travailleurs (Travail) font tourner les machines (Capital) pour transformer les ressources naturelles ou les biens intermédiaires et produire des marchandises. La vente de ces dernières permettra à l’entreprise de rétribuer les facteurs de production, payer les travailleurs et investir dans de nouvelles machines.
L’entreprise, un concept fourre-tout ?
Cette définition est certes vérifiable, mais elle ne dit rien sur la structure de l’entreprise, sur ses frontières géographiques ou juridiques, sur la nature des relations de pouvoir qui s’y nouent. Elle ne dit rien non plus au consommateur sur la définition du prix des marchandises ou sur leur origine. En d’autres termes, les entrailles de la boîte noire restent largement à décortiquer [3].
Peut-on par exemple comparer l’artisan menuisier qui travaille seul, dont les clients habitent dans un rayon de 5 kilomètres autour du magasin et la General Electric, firme multinationale américaine qui produit et commercialise des marchandises et des services aussi divers que du matériel médical et des crédits hypothécaires aux quatre coins de la planète, pour un bénéfice net total en 2008 de 12,34 milliards d’euros [4] ?
L’exemple ci-dessus montre que pour comprendre le rôle que chaque acteur joue dans le circuit de l’économie, on ne peut se contenter de quelques modèles schématiques. Ces derniers ne peuvent nous éclairer qu’à la condition d’être réinscrits dans un contexte historique et politique.
En d’autres termes, il s’agit, avant d’aller plus loin, de se poser cette question très simple : comment en est-on arrivé là ? Comment en quelques siècles, sommes-nous passés d’un système économique au centre duquel se trouvait notre menuisier, à une économie mondialisée avec pour clef de voûte l’entreprise multinationale, multi produit, financiarisée ?
De l’artisan à la firme multinationale
L’homme n’a pas attendu l’avènement de l’entreprise moderne pour échanger des biens ou des services. Ainsi, les activités commerciales et financières sont déjà largement développées dans certaines régions d’Europe à la fin du Moyen Âge [5]. Cependant, à la différence de l’entreprise moderne, les maisons commerciales italiennes ou les marchands flamands, entités commerciales qui ressemblent le plus aux entreprises actuelles, n’exercent qu’un contrôle très sommaire sur la production [6]. De plus, jusqu’au début du 19e siècle, l’artisanat reste la règle. Une majorité d’agriculteurs par exemple, travaille encore largement pour sa consommation propre.
1. Quand le marchand devient fabricant
L’activité de production est par contre au cœur du processus d’industrialisation que connaissent les économies européennes vers la fin du 18e siècle.
Dans le but d’effectuer des économies d’échelle, de préserver les secrets de production, mais aussi, d’exercer un contrôle social sur la main-d’œuvre, [7] les travailleurs sont progressivement rassemblés dans les premières manufactures, puis dans les usines qui au contrôle des travailleurs ajoutent l’innovation technologique [8]. Du point de vue juridique cependant, l’entreprise se confond encore le plus souvent avec le patrimoine familial de son propriétaire. Lorsqu’il investit, l’industriel lie son avenir personnel à la prospérité de son entreprise.
2. L’entreprise comme institution : la S.A.
Dans certains secteurs (chemins de fer, chantier naval, textile), l’ampleur de l’investissement nécessaire et la taille grandissante des marchés obligent les industriels à mobiliser toujours plus de ressources financières. Les capitaux personnels ne suffisent plus. Pour limiter leur endettement auprès des banques, les grandes entreprises ouvrent alors leur capital à un nombre croissant de nouveaux ″propriétaires″, en dehors du cercle familial [9].
L’État jouera ici un rôle crucial en mettant à la disposition des investisseurs, divers cadres juridiques permettant d’augmenter le nombre d’actionnaires et, en pratique, de diminuer les risques liés à leurs investissements. En effet, les actionnaires ne risquent alors que le capital social de l’entreprise et non, leurs biens personnels.
La Société Anonyme (SA) est créée aux USA en 1840, en France en 1867 et en Belgique par la loi de 1873 [10] . En permettant aux entreprises de lever des fonds plus importants, ces nouveaux statuts juridiques signifient aussi, l’entrée progressive dans les actionnariats des grandes firmes européennes ou nord-américaines, d’acteurs financiers comme les banques par exemple ayant des stratégies et des objectifs qui s’éloignent souvent du seul développement industriel de l’entreprise.
3. La chaîne de production multinationale
Autre évolution marquant le 19e siècle, l’émergence d’entreprises dont les activités de production et de commerce prennent place dans plusieurs pays. Ainsi parmi les grandes multinationales actuelles, certaines, comme General Electric, Exxon, Shell, Michelin ou Bayer, existaient déjà à la fin du 19e siècle [11].
Les raisons qui vont motiver la création des premières entreprises dont les activités de commerce et de production se répartissent sur plusieurs États sont d’une part, en pleine colonisation, la volonté des métropoles d’exploiter systématiquement les ressources du Sud. Ainsi, En Belgique, le développement économique de quelques grandes entreprises, les pneumatiques Englebert ou les Margarines Uni (ex-Unilever [12]), se fera largement au détriment des travailleurs congolais, exploités dans les plantations d’hévéas (le caoutchouc rouge) ou de palmiers à huile.
En dehors de toutes considérations éthiques ou sociales, l’économiste parlera dans ce cas d’intégration verticale.
D’autre part, la deuxième moitié du 19e siècle voit également se développer les premiers investissements directs à l’étranger (IDE). Le plus souvent, ces flux financiers ont pour origine et destination la même zone géographique : les quelques pays industrialisés de l’hémisphère Nord. Ainsi, en 1867, Singer (USA) implante une usine en Écosse. En 1882, les sociétés de téléphonie américaines, Western Union et International Bell, investissent en Belgique [13]. Le gain de parts de marché, la recherche de coûts de production avantageux ou le contournement des barrières tarifaires à l’entrée des marchés nationaux sont les principales causes de ce processus que l’économiste nommera : l’intégration horizontale.
Sur des marchés devenus mondiaux, la loi du plus fort et du plus grand triomphe.
Ainsi, à plusieurs reprises, le 20e siècle sera le théâtre de larges mouvements de fusion-acquisition qui consacreront la domination d’un petit nombre d’entreprises sur certains marchés [14].
Trust, cartel, ou entente sur les prix, le résultat est le même : une consolidation du marché entre les mains d’une (monopole) ou de quelques entreprises (oligopole) au détriment de la concurrence et donc, de la ″très théorique″ propension du prix à s’établir de façon naturelle grâce au libre jeu de l’offre et de la demande !
Progressivement, avec l’externalisation de pans entiers de la production, l’entreprise multinationale se structure en réseau avec, en son centre, une maison-mère qui joue le rôle d’un chef d’orchestre organisant une chaîne de production géographiquement et fonctionnellement fragmentée. [15]
On se souviendra dans ce cadre des paroles de Gianni Agneli, patron de Fiat, dans les années 70 : "En dehors de la conception d’une part, et de la commercialisation, d’autre part, qui constituent les deux bouts de la chaîne et ne doivent jamais être lâchés, tout le reste peut et doit être progressivement sous-traité, c’est-à-dire transféré à l’extérieur, y compris des sous-ensembles tels que moteurs, boîtes de vitesses et transmissions". [16]
Conséquence directe de cette fragmentation, les échanges internes de biens entre les filiales d’une même firme représentaient en 2001 près de la moitié du commerce mondial [17]. Une transaction commerciale sur deux est donc le fait d’une multinationale qui vend ou achète une chose à elle-même. Vous avez dit ″marché captif″ ? [18]
4. Production et consommation de masse : le conglomérat
Grâce aux gains de production engendrés par la généralisation des préceptes d’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor (1859-1915), le début du 20e siècle incarne la généralisation de la production de masse. Cependant, produire beaucoup implique pour les entrepreneurs de vendre beaucoup. L’entre-deux-guerres, puis les années 50 se caractérisent donc également par la mise en place d’une société de consommation de masse.
Que ce soit les préceptes d’Henri Ford sur la hausse des salaires : ″Si nous répandons beaucoup d’argent, cet argent se dépense″ [19], l’introduction des premiers crédits à la consommation à partir des années 20 ou encore les politiques économiques keynésiennes, l’établissement de ″nouvelles normes de consommation″ [20] ne sera pas sans impact sur l’évolution des entreprises.
Confrontées à l’émergence des marchés de masse qui exigent une offre de marchandises standardisées, les grandes entreprises vont diversifier leur production afin de réduire le risque lié au cycle économique d’un produit. En situation de croissance forte, mieux vaut miser sur plusieurs produits à la fois !
La firme américaine General Electric incarne à la perfection la multinationale des ″Trente glorieuses″. En effet, elle est active dans les domaines de l’aéronautique, du matériel médical, de l’audiovisuel, des chemins de fer, des plastiques, des silicones… et de l’électricité.
Diversification et qualité du produit sont les deux maîtres mots pour les capitaines d’industrie des entreprises européennes ou américaines de l’époque afin de limiter les risques et de soutenir la concurrence des entreprises japonaises.
Au courant des années 70, le modèle économique Keynésien entre en collision avec les intérêts des détenteurs de capitaux. Le taux de profit et les patrimoines financiers s’érodent face à l’amélioration des conditions de vie d’une grande partie des travailleurs et, sa conséquence directe, un taux d’inflation très élevé. Or, plus les prix augmentent, moins l’argent placé à la banque rapporte, car le capital de départ perd chaque année une partie de sa valeur en termes de pouvoir d’achat [21] . Pour ce qui est des entreprises, les augmentations salariales successives doivent, soit être répercutées sur le prix des marchandises au risque de perdre des clients, soit venir grever les bénéfices de la firme et le portefeuille de l’actionnaire [22] .
Pour remettre un peu d’huile dans les rouages de la dynamique capitaliste, la contre-offensive néolibérale des années 80 va s’articuler principalement sur une politique monétaire restrictive qui verra une augmentation généralisée des taux d’intérêt [23] et la suppression des dernières barrières à la libre circulation des capitaux.
Ces changements économiques et politiques fondamentaux vont faire évoluer la stratégie des grandes entreprises européennes et américaines.
La crise des années 80 et l’entreprise
1. La gouvernance par l’action
Pour financer leur activité, les entreprises disposent de trois moyens. Elles peuvent tout d’abord utiliser leurs ressources propres (autofinancement) ; Elles peuvent également contracter un emprunt auprès d’une banque ; elles peuvent enfin recourir aux marchés financiers en émettant des actions ou des obligations.
Une action est une part de propriété de l’entreprise alors que l’obligation est une part d’un emprunt émis par l’entreprise. Dans le premier cas, le détenteur de l’action est propriétaire d’une partie de l’entreprise. Dans le second cas, le détenteur de l’obligation devient un créancier de l’entreprise.
A partir des années 80, vu la forte hausse des taux d’intérêt et donc du coût de l’emprunt bancaire, les entreprises vont se tourner de manière croissante vers les marchés financiers pour financer leurs investissements [24] .
A partir de là, ceux qu’on nomme aujourd’hui les investisseurs institutionnels (Banque d’affaires, fonds de pension, Hedge funds,…) vont prendre une influence grandissante sur le monde industriel.
L’ère des capitaines d’industrie jouant le rôle d’interface entre les intérêts à court terme des actionnaires et le développement à long terme de projet industriel est révolu. Les actionnaires sont désormais les seuls maîtres à bord.
Les investisseurs institutionnels vont exercer un rôle prépondérant dans la gestion des entreprises qu’ils financent avec comme objectif central une rentabilité de leur investissement de 15% par an.
Ce chiffre que l’économiste Frédéric Lordon nomme ″revenu actionnarial minimum garanti″ [25], se calcule en faisant le rapport du résultat annuel de l’entreprise divisé par les fonds propres investis par l’actionnaire dans l’entreprise. En exigeant des entreprises un taux de 15%, les actionnaires interdisent de facto à l’entreprise de connaître une moins bonne année. Or, comme la dernière crise l’a encore démontré, la croissance de l’économie n’est pas un acquis.
Si les actionnaires ne peuvent contrôler l’économie, ils peuvent y adapter l’entreprise. Au contraire de la diversification caractéristique des trente glorieuses, la plupart des entreprises vont à partir des années 80 se spécialiser sur le cœur de leur métier ou sur les activités pour lesquelles elle domine le marché. Le reste est externalisé vers le sous-traitant le plus compétitif (souvent, le moins cher). Le personnel est constamment évalué. Les moins ″compétitifs″ sont liquidés. La restructuration devient une pratique normale d’adaptation de l’entreprise à la conjoncture économique à court terme. Les statuts précaires des travailleurs permettent d’adapter constamment le coût de la main-d’œuvre.
Au final le diktat des marchés financiers sur le monde de l’industrie s’incarne sans doute le mieux dans l’importance prise par les départements financiers des entreprises multinationales.
2. L’entreprise industrielle dépendante de son département financier
Ainsi, en 2008, la General Electric, ce géant américain considéré comme le baromètre de l’économie US, n’échappait pas à la crise. Au second trimestre, l’entreprise annonçait même une chute de 50% de son bénéfice.
Pourtant, les commandes ne se sont pas effondrées, la chute du marché de l’équipement industriel (25% sur l’année 2008) se voyant partiellement compensée par une année record dans le secteur des services (122 milliards $) [26] . Comment expliquer alors, la faible rentabilité du groupe en 2008 ?
En un an, les bénéfices du pôle financier de GE ont chuté de 80% passant de 2,9 milliards de dollars en 2007 à 590 millions de dollars en 2008 [27] . La General Electric n’est plus seulement un acteur du monde de l’industrie mais, depuis plusieurs décennies, elle est progressivement devenue un acteur de la finance qui, à l’image des banques, fut fortement exposé aux remous liés à la crise financière. Cette dépendance de l’entreprise par rapport à son département financier s’est progressivement affermie au cours du 20e siècle. Dès les années 20, les entreprises du secteur automobile, comme Citroën en France par exemple, proposaient déjà des crédits à la consommation [28] . De là à mettre en balance l’avenir de milliers de travailleurs et l’instabilité du monde de la finance, il n’y avait qu’un siècle…
En effet, avec l’envolée des rendements des placements sur les marchés financiers à partir des années 80, les entreprises ont préféré placer une partie de leur bénéfice en bourse plutôt que de l’utiliser pour soutenir une stratégie de développement industriel et favoriser la création d’emplois.
Lexique
Action : part de propriété de l’entreprise. Cette part donne droit à une part des bénéfices (dividende) et un droit de vote lors de l’assemblée générale des actionnaires.
Cartel : quelques entreprises juridiquement indépendantes s’entendent pour constituer un oligopole sur un marché.
Entente sur les prix : accord entre plusieurs entreprises dans le but de fixer le prix d’une marchandise.
Externalisation : stratégie visant à déléguer certaines étapes de la production à des fournisseurs plutôt que de les réaliser en interne.
Gains de production : augmentation de la productivité. La productivité c’est le rapport entre la production et les facteurs qui ont permis de l’obtenir.
Investisseurs institutionnels : acteurs financiers qui collectent l’épargne publique et l’utilisent pour réaliser des placements sur les marchés financiers.
Ex : les fonds de pension, les Hedge Funds, les banques d’affaires…
Monopole : situation d’un marché comprenant un seul vendeur et beaucoup d’acheteurs.
Obligation : titre d’emprunt directement contracté par l’entreprise auprès du public. Il engendre le versement d’un intérêt annuel versé au détenteur du titre et le remboursement progressif du capital.
Oligopole : situation d’un marché comprenant seulement quelques vendeurs et beaucoup d’acheteurs.
Organisation scientifique du travail (taylorisme) : méthode de management à la base de la révolution industrielle du 19e siècle qui conduisit à la spécialisation des tâches sur de longues chaînes de production et, également, à la robotisation du travailleur.
Taux d’inflation : mesure en (pourcentage) du niveau de la hausse des prix sur une année.
Trust : quelques entreprises qui se donnent une direction unique pour constituer un monopole sur un marché.