L’annonce de la mise en franchise des magasins Delhaize en mars 2023 a été le déclencheur d’un conflit social majeur en Belgique. Le recours à la franchise dans le cas de Delhaize a révélé une tendance plus large dans laquelle les entreprises cherchent à se déresponsabiliser vis-à-vis des obligations sociales et des droits des travailleurs, en externalisant une partie de leurs activités et en transférant des risques à des franchisés indépendants. Ainsi, Delhaize devient essentiellement un grossiste, un capteur de données ainsi qu’une agence immobilière.
Lors de cette bataille sociale, le droit de grève, garanti par la Constitution belge, a été brutalement mis à l’épreuve. En effet, la réponse patronale a été particulièrement dure, n’hésitant pas à recourir à des voies judiciaires pour bloquer les formes de contestation. Cette attitude a mis en lumière non seulement l’intensité du conflit, mais aussi les limites que certaines entreprises sont prêtes à franchir pour réduire leur coût, au détriment des droits des travailleurs. À une époque où de nombreux citoyens se sentent déconnectés de la sphère politique, utiliser son droit de grève ne représente pas seulement une forme de protestation, mais aussi et surtout un moyen d’exercer sa citoyenneté.
Édito
Delhaize ou la citoyenneté niée
Bruno Bauraind
Le lion n’est pas mort, l’épicier bien, le citoyen au travail, presque.
Le long conflit qui a opposé pendant plusieurs mois les Delhaiziens aux propriétaires du groupe Ahold est remarquable par son intensité, sa longueur, le répertoire d’actions mis en œuvre par les travailleurs et leurs syndicats ainsi que par la brutalité de la réponse patronale. Certains observateurs n’hésitent d’ailleurs pas à le comparer à la lutte de « ceux de Clabecq » au milieu de la décennie 1990.
Cette bataille sociale a mis en lumière la pratique de la franchise, qui, comme le montre Baptiste Cassart dans le premier article, existe depuis plus d’un siècle, et relève désormais plus de la norme que de l’exception dans la grande distribution. La franchise est au commerce ce que la sous-traitance est à l’industrie et le « travailleur autonome » au capitalisme de plateforme : une stratégie d’externalisation. Il s’agit de transférer la totalité ou une partie d’une fonction d’une organisation vers un contractant externe. Et pourquoi externalise-t-on ? Pour réduire les coûts, pardi ! Delhaize devient un grossiste, un capteur de données ainsi qu’une agence immobilière et se débarrasse du risque de « ne pas vendre ». La rengaine est connue, mais la réponse est insuffisante. L’externalisation est avant tout une mise à distance du travailleur collectif [1] qui permet aux patrons de se décharger des obligations de l’employeur en accroissant son pouvoir de coercition puisqu’il n’est plus lié par le droit du travail. En cela, l’externalisation est une arme de destruction massive de la citoyenneté au travail, entendue comme l’ensemble des institutions (liberté d’association, droit de grève, négociation collective, droit du travail) permettant la participation des travailleurs dans les relations de production.
Ce n’est pas nouveau, l’histoire du capitalisme montre que les propriétaires ont toujours recherché cette triangulation pour éloigner le travailleur des décisions sur le travail. Face à l’éclatement actuel de l’entreprise, un choix stratégique, et sans doute aussi existentiel, se pose aux syndicats : faut-il adapter le syndicalisme à l’externalisation (syndicalisme de réseau, syndicalisme de chaîne d’approvisionnement, etc.), faut-il revendiquer son interdiction, en considérant cette stratégie d’entreprise comme un enjeu politique (requalification des faux indépendants) ou faut-il dépasser l’entreprise capitaliste ? Depuis une quarantaine d’années, c’est la première voie qui est la plus souvent choisie [2]. Le conflit chez Delhaize nous rappelle, une fois encore, que ce n’est sans doute pas suffisant.
Dans le second article de ce Gresea Échos, Leila Lahssaini et Hind Riad analysent un autre enjeu du conflit chez Delhaize : le droit de faire grève. À une époque où l’abstention est le grand vainqueur de chaque élection, où des cris d’orfraie se font entendre face aux succès des partis fascistes, le traitement de la grève chez Delhaize, et plus généralement en Belgique, ne peut que nous interpeller. La citoyenneté au travail est une dimension fondamentale de la citoyenneté politique, c’est son école. Dans ce cadre, faire grève, au regard de ce qu’il en coûte aux grévistes, est l’expression la plus aboutie de la citoyenneté, bien plus que de déposer un bulletin dans une urne. Or, durant le conflit chez Delhaize, c’est cette expression qui a été combattue et bafouée brutalement par trois figures de nos démocraties : le patron, le juge et le politique. Symboliquement, la direction de l’enseigne au lion a été jusqu’à refuser l’accès aux toilettes à son personnel qui tenait les piquets de grève. Le droit de faire pipi n’est pas refusé aux délinquants.
Pendant plusieurs mois, les Delhaiziens ont, quant à eux, participé à faire vivre la démocratie en Belgique. Ils l’ont fait en contribuant à l’imaginaire de la grève et de la conflictualité sociale. Face aux ordonnances, aux astreintes et aux interventions policières, ils ont continuellement inventé la manière de faire du syndicalisme dans un contexte hostile. Sans discuter de son efficacité à court terme1, le boycott, comme alliance entre travailleurs et consommateurs, est un apport des Delhaiziens au répertoire contemporain d’action syndicale. Cet usage mériterait d’ailleurs une analyse plus fouillée, car il a incontestablement participé à requalifier un conflit du travail parmi d’autres en conflit politique singulier. L’acte de consommation devenant, par l’action des travailleurs, une action citoyenne.
L’article d’Antoinette Dumont et Priscilla Clays ainsi que celui de Pierre Ozer traitent des alternatives potentielles à la grande distribution. Si le conflit chez Delhaize a permis de faire vivre l’imagination de l’action collective, il n’est par contre pas parvenu à faire naître un débat plus large sur le mode de production ou, dans ce cas, de distribution dominant. C’est souvent l’angle mort de l’action syndicale et un enjeu citoyen. Face aux restructurations permanentes que connait la grande distribution depuis plus d’une décennie, les alternatives aux grandes enseignes sont rarement mises en avant. Peut-on défendre les conditions de travail sans disposer de matière à contre-attaque ? Le maintien de l’emploi salarié et la promotion d’autres relations de production sont-ils condamnés à l’antagonisme ? Ces questions sont trop souvent balayées sous le tapis des relations professionnelles. Les réponses que nous y apporterons collectivement détermineront pourtant les contours d’une citoyenneté renouvelée, au travail et hors du travail.
Sommaire
Éditorial : Delhaize ou la citoyenneté niée
Bruno Bauraind
Delhaize, profil d’un franchiseur
Baptiste Cassart
Le droit de grève en Belgique après Delhaize : un état des lieux
Leïla Lahssaini et Hind Riad
Les supermarchés coopératifs et participatifs rendent-ils nos systèmes alimentaires plus justes et résilients ?
Interview de Martin Raucent et Raeto Cadotsch par Antoinette Dumont et Priscilla Claeys
Pourquoi et comment sortir de la grande distribution ?
Pierre Ozer
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