Le 30 octobre 2019, les équipes dirigeantes des groupes automobiles PSA (Peugeot Société Anonyme) et FCA (Fiat Chrysler Automobiles) annoncent leur intention de fusionner. Après plus d’un an de négociation, le 16 janvier 2021, Stellantis [1] voit le jour. En 2023, avec près de 6,2 millions de véhicules vendus, le constructeur se place dans le peloton de tête du secteur automobile derrière Toyota (11,2 millions), Volkswagen (9 millions) et au coude à coude avec General Motors (6,2 millions) [2].

Cette analyse du groupe Stellantis existe également dans une version anglaise et fait partie du rapport de CounterBalance avec des contributions de l’Observatori del Deute en la Globalització (ODG), l’Observatoire des multinationales et le Gresea, « The Wheel of Corporate Fortune » que vous pouvez retrouver dans son intégralité à cette adresse : https://counter-balance.org/publications/how-the-eib-boosts-corporate-profits-while-the-public-pays-the-price.

Cette même année, le chiffre d’affaires de Stellantis atteint 189,5 milliards d’euros, en hausse de 21% depuis 2021, année de sa création. Les ventes se répartissent sur les cinq continents, mais le groupe reste fortement dépendant des marchés européens (35% du CA total en 2023) et nord-américains (45,5% du CA total en 2023) [3]. Stellantis opère à partir de 14 marques différentes [4] et possédait en 2021 plus de 50 usines assemblant les 93 modèles de la marque ainsi que des dizaines d’autres centres de production (moteurs, etc.) et de recherche et développement dans plus de 30 pays [5].

La marge opérationnelle (MO) du groupe ꟷ le gain moyen qu’il réalise sur chaque véhicule vendu ꟷ est depuis 2021 toujours supérieure à 10% (11,5% en 2023) alors que celle de Toyota, VW et GM se situe plutôt entre 6 et 9% selon les années [6]. Du point de vue du profit, Stellantis est également bien plus rentable que ses concurrents avec un taux de profit supérieur à 22% depuis 2021 (23% en 2023), alors que la profitabilité des trois autres groupes se situe entre 8 et 16% sur la même période.

Sur trois ans (2021, 2022 et 2023), l’entreprise a ainsi engrangé près de 50 milliards d’euros de bénéfices nets et versé près de 12 milliards d’euros à ses actionnaires [7]. Depuis 2021, Stellantis a procédé au rachat de ses propres actions pour un montant de 3,4 milliards d’euros.

L’emploi au sein du groupe a par contre suivi une courbe inverse puisqu’il est passé de 281.595 salariés à la fin décembre 2021 à 258.257 à la même date de 2023 [8], soit une baisse de 8%. Dans le cadre d’un programme de redéploiement et de réduction des coûts appelé « Dare Forward 2030 », Stellantis entend poursuivre la restructuration de ses unités de production aux États-Unis et en Europe. Présenté en mars 2022 par le CEO Carlos Tavares, ce plan vise à doubler le chiffre d’affaires net du groupe à l’horizon 2030 tout en maintenant une marge opérationnelle supérieure à 10%.

La bonne santé financière de l’entreprise permet à son CEO, Carlos Tavares, de justifier un salaire mirobolant : en 2023, il a reçu la somme de 36.494.025€, c’est 13 millions de plus qu’en 2022. C’est surtout « 518 fois le salaire moyen annuel chez Stellantis (70.404 euros) ou encore 1.586 années de ce que touche un intérimaire qui travaille à la chaîne dans l’une des usines françaises du groupe, opérateur interchangeable payé au SMIC et qui ne bénéficie d’aucune forme de participation aux bénéfices du groupe » [9].

La chasse frénétique aux coûts

Depuis la fusion PSA-FCA, l’entreprise est en réorganisation permanente. La chasse aux coûts « superflus » est l’obsession de son CEO ; en deux ans, le groupe a dégagé plus de 7 milliards d’euros en « synergies » [10]. Cela ne s’est pas fait sans casse…

La pression sur les salariés est énorme : licenciements, blocages salariaux, augmentation des cadences. Tout est bon pour réduire les coûts. Le travail perd son sens, l’absentéisme et les burn-out explosent. La pression sur les fournisseurs pour baisser leurs prix prend aussi des proportions inédites ; certains ont dû délocaliser leur production afin de satisfaire leur client [11]. Même pour les concessionnaires de la marque, la situation est difficile : retards de paiement, désorganisation des livraisons, objectifs de ventes irréalistes [12]. Pour ces derniers, ces difficultés s’ajoutent à la décision du constructeur de remettre à plat tout son réseau de distribution [13] passant du système de concessionnaire à celui d’agent retailer, beaucoup plus dépendant de la marque [14]. En effet, l’agent retailer n’achète plus les voitures neuves au constructeur, il ne fait que les vendre pour le compte de celui-ci. Le constructeur reprend ainsi en charge la gestion des clients finaux, la livraison et la gestion des stocks.

Au cœur de la stratégie de chasse aux coûts de Stellantis, baisser le point mort de ses usines [15], à savoir diminuer le seuil en dessous duquel celles-ci perdent de l’argent. Cela a nécessité une réorganisation des bâtiments et notamment le passage en « monoflux » (une seule ligne de montage qui produit plusieurs modèles de véhicules), la réinternalisation de certaines activités ou encore une réorganisation de la chaîne logistique.

Lors de la création du groupe en 2021, promesse avait été faite de ne sacrifier aucune marque ni aucune usine. Pour l’instant la promesse semble tenue, mais elle s’est retournée contre ceux qu’elle était censée protéger ; bien qu’ils n’aient pas fermé, de nombreux sites, en particulier en France et en Italie, ont perdu beaucoup d’emplois et la menace de fermeture est permanente. Cette pression renforce la concurrence entre les sites de production, obligeant les salariés, les syndicalistes et les représentants politiques à toutes les concessions pour maintenir l’activité localement.

Les concessions des salariés et des autorités n’empêchent cependant pas la firme de délocaliser certaines activités de production. Ainsi, dès 2024, l’emblème de la marque Fiat, la Panda, sera dorénavant produite en Serbie au lieu de Turin. La délocalisation de la production de modèles fait suite à la délocalisation des productions annexes, comme la production d’outillage passée en Chine ou en Pologne, après avoir quitté la France (Sochaux, Rennes) et l’Italie (Mirafiori). Cela se traduit par des pertes d’emploi dans ses bastions historiques ; par exemple en Italie, près de 12.000 emplois ont été supprimés depuis 2021. Le souhait du groupe de recruter ses nouveaux ingénieurs prioritairement au Maroc, en Inde, au Brésil ou au Mexique ne laisse augurer rien de bon pour les bastions européens ou états-uniens du groupe [16].

Pour économiser, Carlos Tavares compte aussi sur la sous-traitance. Il a ainsi conclu des contrats avec Capgemini et Proservia pour la gestion informatique, avec Segula pour le roulage et le banc d’essai ou encore avec Securitas pour le gardiennage [17].

Des nuages à l’horizon

Mais, à moyen terme, la stratégie de réduction permanente des coûts [18] ne garantit pas toujours le succès. Dans un contexte de renouveau technologique du secteur automobile, elle peut même s’avérer perdante. Les chiffres 2024 s’annoncent donc très mauvais. Au 30 juin 2024, le chiffre d’affaires semestriel affichait une chute de près de 15 milliards d’euros par rapport à celui de l’année précédente [19]. En outre, des critiques se font entendre sur la stratégie court-termiste et autoritaire du CEO. Sera-ce suffisant pour l’infléchir ? Rien n’est moins sûr, son contrat a d’ailleurs été reconduit jusqu’en 2026, moment où Carlos Tavares prendra sa retraite.

Mais les eaux troubles dans lesquelles barbote le groupe pourraient précipiter les choses. C’est peut-être des États-Unis que viendra la conflagration. Ainsi, après l’impact financier de la grève de l’United Auto Worker (UAW) de 2023, les difficultés du groupe en Amérique du Nord continuent ; alors que le continent représente près de la moitié des revenus du groupe, les ventes sont en chute libre [20]. En cause : des prix élevés, des pratiques commerciales peu généreuses ou un manque de nouveautés dans les modèles vendus. Cette faiblesse des ventes aux États-Unis est d’autant plus inquiétante pour les finances du groupe que les marges opérationnelles y sont bien plus élevées qu’en Europe (17% contre 10% en Europe) [21].

Qui plus est, Cummins, le fournisseur de moteurs diesel de la marque RAM va quant à lui devoir débourser 1,5 milliard d’euros pour éviter un procès aux États-Unis. En cause, des dispositifs pour tromper les contrôles d’émissions de gaz d’échappement sur des centaines de milliers de véhicules de la marque appartenant à Stellantis [22].

Les déboires de l’entreprise aux États-Unis sont renforcés par la détérioration du contexte automobile mondial, notamment la chute des ventes de voitures en Europe [23] et par la montée en puissance de la concurrence chinoise, qui bénéficie de son avance technologique dans le domaine des véhicules électriques. Ainsi, le chiffre d’affaires est en baisse (-27% pour le troisième trimestre en comparaison à celui de l’année précédente) et le groupe prévoit de diviser par deux sa marge opérationnelle [24].

Autant dire que la situation du groupe est pour le moins délicate. Après avoir profité de dividendes très généreux durant trois ans, les actionnaires feront-ils les frais des difficultés industrielles du groupe ? Stellantis pourra-t-elle rattraper son retard sur les pionniers de l’électrique, chinois notamment ?

Quoi qu’il en soit, le groupe prévoit d’investir 50 milliards d’euros d’ici 2030 dans la création et la production de véhicules électriques [25] et de générer un chiffre d’affaires supplémentaire de 20 milliards d’euros d’ici 2030 grâce à ses différentes solutions logicielles pour les véhicules connectés [26].

Mais d’un autre côté, Stellantis souhaite également prolonger la durée de vie de ses modèles à combustion jusqu’en 2050 [27] grâce à l’utilisation de carburants synthétiques ou « e-carburants », censés pouvoir remplacer l’essence ou le diesel, sans devoir modifier les moteurs à combustion actuels. Cette volonté est pourtant en contradiction avec la propre stratégie de Stellantis, Dare Forward 2030, annoncée en 2022, qui affirmait vouloir vendre uniquement des modèles électriques en Europe à partir de 2030.

Est-ce le signe d’une grande campagne de lobbying de Stellantis et des autres constructeurs européens contre l’interdiction de la vente de nouveaux modèles thermiques dès 2035 ? Le constructeur reviendra-t-il également sur sa promesse de neutralité carbone d’ici 2038 ? À l’heure où les faibles régulations écologiques européennes sont attaquées de toutes parts au nom de la compétitivité des entreprises, la révolution automobile tant annoncée semble s’éloigner.

Ainsi le flou règne sur l’avenir de la production automobile européenne, particulièrement pour ce groupe qui aura fait les heures de gloire de l’industrie française et italienne. C’est tout un modèle industriel qui vacille et, avec lui, des millions d’emplois à travers le continent. La bifurcation écologique, quand elle est subie et laissée entre les mains des grands groupes, fait beaucoup de dégâts.


Pour citer cet article : Sebastian Franco, "Stellantis : les coûts sociaux d’une méga fusion", Gresea, novembre 2024.


Consultez le rapport Enco "La roue de la fortune des entreprises : Comment la BEI se met au service du profit au nom de la compétitivité", novembre 2024.


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