Vive la liberté, bordel ! Ce slogan de ralliement scandé par Javier Milei a fait le tour du monde depuis son élection en novembre 2023. Encore inconnu quatre ans plus tôt, le dirigeant de la coalition politique La Libertad Avanza gagne rapidement en popularité. Ses discours provocateurs ne tardent pas à faire échos auprès d’une frange de la population argentine. Libertarien, antiféministe et négationniste (des crimes commis durant la dictature civico-militaire), celui qui se présente comme l’outsider du système avait promis d’atteindre le déficit zéro et de « dégager la caste politique ».
Mais ses positions ne font pas que des adeptes et divisent la population. La réduction drastique des investissements publics suscite d’importants mouvements de contestation. Parmi ceux-ci, le mouvement féministe, fortement ancré dans les organisations syndicales, mais aussi dans les secteurs de l’économie informelle, constitue un contre-pouvoir central en Argentine.
Ce numéro du Gresea Échos vous propose un bilan sur les premiers mois du gouvernement Milei ainsi que l’analyse du mouvement féministe sur la situation actuelle.
Édito
L’Argentine, nouveau laboratoire du libertarianisme
Natalia Hirtz
Le 25 mai 2020, près de deux cents personnes se rassemblent devant le siège du pouvoir exécutif de Buenos Aires pour protester contre l’annonce de la prolongation du confinement. Les mobilisations s’amplifient par la suite et offrent un terrain propice au renforcement d’une nouvelle extrême droite qui va populariser le libertarianisme dans un pays où cette idéologie n’avait jusque-là aucun ancrage historique. Fondé deux ans plus tôt, le Partido de la Libertad (Parti de la liberté) prend rapidement de l’ampleur. Son président, Javier Milei, se présente devant les médias comme le représentant des victimes d’un État dirigé par « une caste politique corrompue », voire « mafieuse », qui porte atteinte aux libertés (individuelles et du marché) et qui a ruiné le pays. Un an plus tard, Milei est élu député et, au cri de « vive la liberté, bordel ! », il annonce le lancement de sa campagne pour les prochaines élections présidentielles.
Les élections de 2023 se déroulent dans un pays plongé dans une crise économique profonde depuis une dizaine d’années. Lors des élections de 2015, le milliardaire Mauricio Macri est élu président de la nation. Il promet de sortir le pays de la crise en gérant l’État comme une entreprise. Il a libéralisé le marché des changes, les marchés financiers et le commerce extérieur. Une ouverture économique saluée par le Fonds monétaire international (FMI) qui, en 2018, accorde un prêt de 57 milliards de dollars à l’Argentine, l’équivalent de plus de 80% du montant total des prêts accordés par cette institution au pays au cours des 40 années précédentes. En échange, le gouvernement s’engage à procéder à un « ajustement budgétaire ambitieux » [1]. Le bilan de cette forme de gestion s’avère désastreux : en quatre ans de gouvernement Macri, le salaire réel moyen a diminué de 22% dans le secteur privé et de 25% dans le secteur public ; le pouvoir d’achat des pensionnés a été amputé de 10% ; 100.000 postes de travail formel ont disparu ; le chômage est passé de 6% à 9%. [2]. En 2019, la pauvreté touchait 35,5% de la population [3] et l’inflation s’élevait à 55% [4], du jamais vu en 28 ans.
Le retour au gouvernement du kirchnerisme [5]en décembre 2019, représenté par le centriste Alberto Fernández, ne parvient pas à résorber la crise. En 2022, le gouvernement Fernández signe, avec le FMI, un accord de rééchelonnement de la dette conditionné, notamment, par une réduction du déficit public et des subventions à l’énergie ainsi qu’une hausse des taux d’intérêt et la dévaluation du peso argentin. Des mesures qui renforcent le déficit de la balance commerciale et poussent à nouveau l’inflation vers des sommets. En novembre 2023, à la veille du second tour des élections présidentielles, l’inflation cumulée est de 148,2% [6], son plus haut niveau depuis 1991. Durant les 4 ans du gouvernement Fernández, les salaires réels ont diminué de 11% dans le secteur privé et de 15% dans le secteur public [7] et le pouvoir d’achat des pensionnés a été amputé de 16% [8]. Le taux de pauvreté passe à 41,7% de la population [9].
L’inflation érode l’épargne et rappelle la crise d’hyperinflation de 1989-1990 ainsi que le corralito de 2001-2002. À l’époque, les capitaux quittent massivement le pays. Pour lutter contre la fuite des capitaux, le gouvernement met alors en place le corralito, limitant les retraits d’argent à 250 pesos par semaine et interdit tout envoi de fonds à l’étranger. Si les grandes fortunes avaient déjà quitté le pays, les classes laborieuses, par contre, manquent de liquidités pour effectuer leurs paiements (à l’époque, le paiement électronique était quasi inexistant dans le pays). Le corralito a été maintenu jusqu’au 1er décembre 2002, dix mois après l’abrogation de la loi de convertibilité qui assurait, depuis 1991, une parité fixe entre le peso et le dollar, ce qui provoqua une dévaluation du peso. La conversion en peso dévalué des comptes en dollar a engendré la perte d’une très grosse partie de l’épargne des classes laborieuses. Depuis lors, l’épargne en dollar est généralisée dans le pays. Or, des mesures ont été mises en œuvre depuis 2011 pour limiter l’achat de dollars des particuliers. Une politique qui a fini par renforcer la vente illégale de cette devise ainsi que l’établissement de six taux de change différents entre le dollar et le peso.
Dans ce contexte, beaucoup de personnes sont séduites par les promesses de campagne de Javier Milei concernant la dollarisation de l’économie. D’autant plus que les médias dominants lui offrent un espace privilégié. Les secteurs exportateur et agricole soutiennent la candidature de celui qui affirme vouloir éliminer tous les impôts sur les exportations. De l’autre côté du continent, le fervent sympathisant des nouvelles extrêmes droites, Elon Musk, exprime son soutien au libertarien argentin qui, accompagné d’une armée d’influenceurs et de trolls, envahit le réseau X.
Divers secteurs économiques du pays affichent clairement leur soutien lors de la prise de fonction de Milei. Un événement auquel assisteront, entre autres, Eduardo Elsztain (propriétaire des industries agricoles et président de la Banque Hipotecario ainsi que d’IRSA, le groupe immobilier le plus important du pays et possédant la plus grande concentration des terres urbaines et rurales du pays) ; l’entrepreneur pétrolier Alejandro Bulgheroni (considéré comme le deuxième homme le plus riche du pays) et son épouse, l’animatrice de télévision, Bettina Guardia, propriétaire, entre autres, de la radio El Observador et associée à l’entrepreneur des médias Gabriel Hochbaum et aux entrepreneurs-journalistes Luis Majul et Gerardo Werthein, eux aussi présents à l’acte officiel de la prise de fonction de Milei, à côté de Sebastián Bagó (président de la multinationale argentine Laboratorios Bagó, dédiée à l’industrie chimique et pharmaceutique). S’ils ont manqué ce rendez-vous symbolique, d’autres grands magnats du secteur de la sidérurgie, de l’énergie [10], de l’e-commerce [11], de l’agro-industrie ou des télécommunications [12] ont néanmoins participé à la campagne de Milei [13].
Pour devenir président de la nation, celui qui se présente comme un outsider de la politique a également établi des alliances avec des secteurs de ce qu’il appelle la « caste politique ». Milei est en cela inspiré par l’un de ses « guides spirituels », Murray Rothbard, le théoricien états-unien de l’école autrichienne d’économie, du libertarianisme et de l’anarchocapitalisme. Selon Rothbard, les libertariens doivent s’allier avec les secteurs réactionnaires afin de conquérir les classes populaires. Milei se lie avec Victoria Villarruel, fille d’un carapintada [14], fervente catholique opposée à l’avortement et présidente du Centre d’études légales sur le terrorisme, une institution dédiée aux « victimes du terrorisme d’extrême gauche » qui nie les crimes commis par l’État durant la dernière dictature civico-militaire (1976-1983). La coalition La Libertad Avanza est également le résultat d’une alliance avec des partis réactionnaires de diverses provinces (ce qui permet à Milei et à Villarruel d’élargir leur espace politique au-delà de Buenos Aires) [15].
En effet, celui qui a popularisé le mot « caste politique » n’est pourtant pas un outsider du monde économique, politique ou ni militaire. Et, comme le montre dans ce numéro l’article de Nicolás Hirtz, les alliances de Javier Milei vont bien au-delà de l’espace le plus réactionnaire de la sphère politique argentine. Minoritaire dans les deux chambres du Congrès, La Libertad Avanza n’aurait jamais pu à mettre en œuvre en si peu de temps l’ensemble des mesures prévues dans ses plans dits « tronçonneuse » et « mixeur » sans établir des alliances avec ce qu’il nomme « la caste politique ». Le deuxième article de ce numéro, également rédigé par Nicolás Hirtz, décrit l’ampleur de ces plans qui marquent un point d’inflexion par rapport à ce qu’on a pu observer avec le gouvernement Trump aux États-Unis ou celui de Bolsonaro au Brésil. Le gouvernement Milei se distingue de ces derniers par la vitesse avec laquelle il procède à la destruction des institutions publiques et des droits (sociaux, syndicaux, des travailleurs, humains, de genre…). L’Argentine est aujourd’hui un laboratoire pour le libertarianisme, un courant qui prend de plus en plus d’ampleur dans le monde.
Mais, comme le montre également la chronique de Nicolás Hirtz, les mesures mises en œuvre par le gouvernement Milei soulèvent de vives contestations. Malgré les attaques et les restrictions aux droits de protestation, en Argentine, pas un jour ne se passe sans manifestations massives, barrages de rues, assemblées et grèves. Bien qu’elles ne parviennent pas à faire reculer le gouvernement, ces formes de contestations constituent des espaces de discussions, de confrontations et de convergences, indispensables à concevoir la lutte comme un long processus contre un système d’oppression et d’exploitation qui a façonné notre (in)humanité au cours des siècles.
Le troisième article de ce numéro se focalise sur l’un de ces espaces de lutte représenté par le mouvement féministe. Intégré par des militantes syndicales, révolutionnaires, des travailleuses de l’économie informelle, des paysannes ou des indigènes, le mouvement féministe est parvenu à allier deux caractéristiques qui vont rarement de pair : radicalité et massivité. Fortement inspiré de la lutte des Mères de la place de Mai [16] qui, loin d’adhérer au récit de « la résilience », ont transformé leurs souffrances individuelles en lutte collective et politique, ce mouvement féministe populaire pointe ce que l’anthropologue Rita Segato caractérise comme la pédagogie de la cruauté, inhérent au capitalisme patriarcal et colonial.
En effet, ce système est fondé sur la construction des hiérarchies (de classe, de « races », de genre, de nationalités, des âges …) consistant à faire entrer la loi de la valeur (marchande) dans tous les espaces de nos vies, en parvenant, ainsi, à imposer ce qui est la première caractéristique de la « cruauté » : la chosification de la vie.
Dans le dernier article de ce numéro, les autrices et militantes féministes argentines Verónica Gago et Luci Cavallero développent des points de réflexions construits au sein des luttes féministes. Elles pointent trois caractéristiques principales de la nouvelle forme de gouvernance du gouvernement Milei : « la capacité de destruction, la production du chaos et le déploiement de la cruauté ». Des éléments essentiels à un processus de « concentration extrême des richesses » dans lequel, contrairement au discours libertarien antiétatiste, l’État ne disparait pas, mais se focalise sur sa fonction de garant de la « reproduction du capital » tout en réduisant ses fonctions de « reproduction sociale ». Ces transformations se passent dans un contexte de mutations des subjectivités où « le langage de l’austérité devient un langage populaire ». C’est dans ce contexte que l’économie du quotidien, mise en avant par le mouvement féministe pour penser les différentes dimensions de la violence en pointant ses imbrications avec la violence économique, devient essentielle pour ce mouvement qui soutient que cette perspective permet de comprendre la rationalité politique néolibérale à mettre au centre des stratégies politiques.
Sommaire
Éditorial : Argentine, nouveau laboratoire du libertarianisme
Natalia Hirtz
Le gouvernement de La Libertad Avanza
Nicolás Hirtz
Plan mixeur et tronçonneuse jusqu’à la moelle ?
Nicolás Hirtz
Le mouvement féministe : un espace de convergence
Natalia Hirtz
Féminisme vs Caste financière
Verónica Gago et Luci Callavero
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Photo : Sean Kolk, Sun Anger, CC BY 2.0, Flickr.