Aussi incroyable que cela puisse paraître, il faut encore se mobiliser contre l’austérité en 2024. Il faut encore rappeler et expliquer que cette austérité que l’Europe et ses États membres nous imposent depuis 40 ans – et qu’ils viennent de renouveler pour au moins dix ans de plus – est un suicide économique, environnemental, social et démocratique.
Un suicide économique, tout d’abord, parce que tout le monde sait aujourd’hui que l’austérité que l’Europe s’est infligée – en particulier à partir de 2010 – explique largement le décrochage de l’économie européenne par rapport aux États-Unis et à la Chine (cf. graphique 1). Ces derniers n’ont pas hésité, eux, à investir (y compris en s’endettant) massivement pour soutenir leur économie.
En 2008, les PIB américain et européen étaient équivalents, aujourd’hui il y a un écart de 80% entre les deux, principalement en raison des politiques d’austérité menées par l’UE sur les quinze dernières années [1]. Des politiques que même le FMI a fini par déclarer contre-productives... [2]
Graphique 1 : Évolution des PIB de l’Union européenne, des États-Unis et de la Chine (source : Banque mondiale)
Et aujourd’hui, alors que les États-Unis et la Chine investissent de nouveau massivement dans le numérique ou la transition par exemple [3], les États européens se privent délibérément d’une arme décisive pour assurer leur souveraineté et leur sécurité [4].
Sur le plan environnemental, c’est d’autant plus dramatique que l’on sait que la transition nécessite des investissements colossaux – on estime entre 2% et 5% du PIB, l’argent qu’il faudrait y consacrer chaque année [5] – tout en sachant également que la facture sera encore plus salée en cas d’inaction. Le cout pourrait ainsi être jusqu’à six fois supérieur [6], sans parler évidemment des dommages environnementaux irréparables auxquels on devra inévitablement faire face.
On sait également qu’un des gros enjeux de la transition consiste à s’assurer que personne ne soit laissé sur le carreau. Cela implique, d’une part, de développer massivement les services publics (ex. : transport, logement, énergie) pour s’assurer que les besoins fondamentaux soient satisfaits. Et, d’autre part, de renforcer la protection sociale pour faire face aux reconversions, notamment, mais aussi aux conséquences déjà irréversibles du changement climatique.
Problème : cela fait plus de trente ans qu’on ne cesse de démanteler et fragiliser à la fois les services publics et la protection sociale, avec à la clé une population et une économie plus vulnérables aux chocs externes, comme on l’a malheureusement vu au moment du covid [7]. Or, avec les règles budgétaires actuelles, non seulement on ne sera pas à la hauteur des enjeux, mais il faudra en plus arbitrer de plus en plus souvent entre le social et l’écologie, très probablement au détriment du premier, ce qui est le plus sûr moyen d’échouer sur les deux fronts.
Enfin, l’austérité européenne est également un suicide démocratique. Elle s’inscrit en effet dans une entreprise plus large de verrouillage toujours plus strict des orientations néolibérales de l’UE aux côtés d’autres dispositions comme l’indépendance de la BCE ou encore le libre-échange, par exemple [8]. Dans ce contexte, le problème du Pacte budgétaire européen n’est peut-être pas tant son obsession pour l’austérité, que le caractère automatique du déclenchement des mesures d’ajustement qu’il impose, et le pouvoir de contrôle énorme qu’on donne à la Commission européenne sur leur mise en œuvre. Au-delà de 3% de déficit et de 90% de dette par rapport au PIB, c’est 1,5% de PIB d’économies par an (soit environ 6 milliards pour la Belgique) sans discussion possible. Cela signifie que les orientations politiques parmi lesquelles les électeurs et les électrices peuvent choisir sont extraordinairement réduites, alimentant une désillusion et un rejet parfaitement légitimes, mais qui bénéficient aujourd’hui largement à l’extrême droite.
Oui, mais la dette…
On nous répondra que tout ceci est bien joli, mais que la trajectoire budgétaire actuelle n’est tout simplement pas soutenable et que la Belgique ne peut pas vivre éternellement au-dessus de ses moyens. Plusieurs réponses à ces objections.
La première, c’est qu’il faut arrêter de faire une fixation sur la dette. Le Japon a une dette publique de plus de 260% du PIB et personne ne crie à la faillite [9]. Simplement parce que l’essentiel de cette dette est détenu à l’intérieur du Japon et que la Banque centrale japonaise veille sur les taux, ce qui préserve le pays d’une mise sous discipline trop brutale des marchés internationaux. À l’inverse, sous l’impulsion de l’Allemagne, l’UE s’est délibérément et constitutionnellement soumise à cette discipline maximale des marchés internationaux. Et c’est également pour faire plaisir à l’Allemagne que l’UE s’est dotée de critères budgétaires totalement arbitraires comme la règle des 3% de déficit et 60% de ratio dette/PIB, dont on peinera à trouver la moindre justification dans la théorie économique [10].
Graphique 2. Le « mystère » de la dette japonaise (source : Statista)
Deuxième élément, il faut bien voir d’où vient la dette. La droite accuse toujours le « dérapage des dépenses » et les couts prohibitifs de l’État social. Mais, en réalité, outre des chocs ponctuels comme la crise de 2008 ou la pandémie de covid-19 (cf. graphique 3), durant lesquels l’État a joué son rôle d’amortisseur (y compris – et souvent d’abord – au profit des entreprises privées [11]) ce sont bien les politiques néolibérales qui génèrent structurellement de la dette (et pas uniquement publique).
Graphique 3 : le poids des crises de 2008 et 2020 (source : agence fédérale de la dette)
On en est aujourd’hui à plus de quarante ans de politiques néolibérales appliquées à des degrés divers à travers le monde. Or, les dettes privées et publiques n’arrêtent pas d’exploser, alors qu’elles avaient diminué durant les « Trente Glorieuses », c’est-à-dire l’âge d’or de l’État-providence (cf. graphique 4).
Graphique 4 : 40 ans de néolibéralisme… et de dettes (source : Financial Times )
La raison en est simple : sous le néolibéralisme, les individus doivent s’endetter pour compenser le gel ou le recul de leurs salaires, et les États doivent s’endetter pour subventionner le secteur privé et pour compenser les cadeaux fiscaux qu’ils multiplient en faveur des entreprises et des plus riches. En Belgique, on a encore eu la preuve de cette logique avec le chiffrage budgétaire des programmes des partis politiques par le Bureau du plan à la veille des élections du mois de juin. C’est le programme du MR qui (de loin) aggravait le plus le déficit [12], et il n’est évidemment pas anodin que la première mesure symbolique annoncée par le nouveau gouvernement « azur » en Wallonie… soit la suppression des droits de succession. Une décision qui coutera des centaines de millions d’euros à elle seule, tout en creusant les inégalités au profit de celles et ceux qui pourront hériter [13]. La preuve s’il en était que la droite ne se préoccupe pas réellement de la dette (ni de récompenser le « mérite » d’ailleurs). Au contraire, la dette lui offre un outil extrêmement utile pour légitimer ses attaques contre les dépenses et les droits sociaux. D’ailleurs, si le sort des « générations futures » lui importait autant, on l’entendrait un peu plus se mobiliser autour de la dette écologique qu’on s’apprête à leur léguer, une dette autrement plus problématique et incompressible…
D’autres solutions existent
Enfin, il faut évidemment rappeler avec force que l’austérité n’est ni le seul ni le meilleur moyen de réduire l’endettement structurel de l’État. L’inflation en est un autre, par exemple, que l’on oublie souvent. Si vous empruntez 100 euros, mais qu’au moment de rembourser, la monnaie a perdu 20% de sa valeur à cause de l’inflation, ça veut dire que vous ne devez plus rembourser que l’équivalent de 80 euros. Pendant les « Trente Glorieuses », c’est un des mécanismes qui a permis de diminuer les niveaux d’endettement publics et privés. Et si vous disposez en parallèle d’un mécanisme d’indexation efficace, les seuls qui sont pénalisés, en bout de ligne, sont les détenteurs de capitaux et les prêteurs. Une dynamique que Keynes appelait d’ailleurs de ses vœux en parlant « d’euthanasie des rentiers » [14].
Une autre solution consiste en l’annulation pure et simple (totale ou partielle) de la dette. Le CADTM, notamment, a mis en avant la notion de dette illégitime, en appelant à réaliser des audits pour identifier l’origine des dettes et pouvoir répudier les parties qui sont illégitimes [15]. Historiquement, c’est aussi quelque chose qui a souvent eu lieu pour remettre les compteurs à zéro [16]. On rappellera d’ailleurs qu’une des justifications du taux d’intérêt auquel les banques prêtent aux États est précisément de couvrir le risque de défaut. Or, si ce risque est aujourd’hui nul parce que l’UE (mais aussi les institutions financières internationales) impose aux États de rembourser leur dette quoiqu’il en coute, alors on voit mal ce qui continue de justifier les taux d’intérêt prélevés par les banques privées…
Et puis évidemment, on peut aussi décider d’aller chercher l’argent là où il est. Pour rappel, on estime que la fraude et l’évasion fiscale coutent chaque année 30 milliards d’euros à la Belgique, alors que le déficit en 2023 était de… 27 milliards (cf. graphique 3). En 2022, on a aussi calculé que les subventions directes et indirectes aux énergies fossiles s’étaient chiffrées à 13 milliards en Belgique [17], alors que contrairement aux investissements dans la transition, ce sont des sommes qui ont un rendement négatif à moyen terme. À côté, il y a aussi les mesures légales d’optimisation/évitement fiscal qui font perdre encore des dizaines de milliards supplémentaires au budget de l’État au profit des grosses entreprises et des ménages les plus riches. Les 10% des individus les plus riches du pays possèdent ainsi 55% du patrimoine total, alors que les 50% les plus pauvres ne possèdent que 8% environ du patrimoine [18].
Graphique 5 : une évasion fiscale endémique (source : Statista)
Graphique 6 : 10% des plus riches possèdent +50% du patrimoine (source : CADTM)
Mais plus fondamentalement, pour conclure, les défis notamment environnementaux auxquels nous allons faire face à relativement court terme nous imposent de changer bien plus radicalement de logiciel. Actuellement, nous fonctionnons toujours dans une économie où l’objectif consiste à maximiser la taille du gâteau pour ensuite essayer d’en obtenir la meilleure (re)distribution possible. Or, on constate que les gains de productivité ralentissent un peu partout à travers le monde [19], ce qui veut dire que le gâteau croit de moins en moins, voire plus du tout. En parallèle, on sait également qu’on ne pourra de toute façon pas continuer de croître infiniment de cette manière, tout simplement parce que nous sommes on est en train d’exploser toutes les limites planétaires, que ça soit en termes de consommation de ressources, de polluants, de déchets, etc. Il va donc falloir passer d’une logique de croissance maximale et de redistribution, à une logique de satisfaction des besoins collectivement déterminés dans le respect des limites planétaires. Pour le dire avec un slogan connu, mais qui reste néanmoins parlant, cela implique d’exiger non plus une plus grosse part du gâteau, mais carrément les clés de la boulangerie.
Prenons l’exemple des soins de santé, qui représentent un des gros postes de dépenses de l’État. Les montants élevés s’expliquent par le prix des médicaments et les traitements vendus à prix d’or par l’industrie pharmaceutique. Ils s’expliquent aussi parce que les gens mangent mal et évoluent dans des environnements de plus en plus pollués, avec à la clé une dégradation constante de l’état de santé général de la population. Face à ces constats, on peut se dire que les grandes entreprises et les individus qui les possèdent doivent payer leur juste part. Mais on peut également se dire qu’il faudrait surtout reprendre le contrôle sur ces secteurs et sur l’économie dans son ensemble, pour la mettre d’abord au service de la satisfaction des besoins du plus grand nombre dans le respect des équilibres planétaires.
Ce texte est tiré d’une intervention réalisée le 3 juin 2024 à l’invitation de la FGTB-Namur dans le cadre d’une journée de mobilisation contre l’austérité.
Pour citer cet article, Cédric Leterme, "Sortir de l’hypocrisie austéritaire", Gresea, septembre 2024.
Photo : ArtofCulturalEvolution, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons