Développement durable, croissance verte, pacte vert, neutralité carbone : les qualificatifs pour nommer les politiques à visée écologique ont fleuri ces dernières années. Pourtant, les indicateurs environnementaux ne montrent aucune amélioration. En 2023, un nouveau record d’émissions de CO2 a été battu au niveau mondial. Le dernier datait de 2022, le précédent de 2021… En 2023, une étude scientifique [1] a déterminé que nous avions franchi six des neuf limites planétaires. Après les pollutions chimiques, le changement climatique, la biodiversité, les changements d’usage des sols (notamment liés à la déforestation), et les perturbations des cycles du phosphore et de l’azote, une sixième limite ou frontière a été franchie, celle des cycles de l’eau.
Malheureusement, ces alertes ne semblent pas de nature à modifier la trajectoire de nos économies. Le pacte vert pour l’Europe (Green Deal), qui chapeaute les politiques environnementales européennes l’affirme pourtant : « Cette nouvelle stratégie de croissance vise à transformer l’UE en une société juste et prospère, dotée d’une économie moderne, efficace dans l’utilisation des ressources et compétitive, caractérisée par l’absence d’émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050 et dans laquelle la croissance économique sera dissociée de l’utilisation des ressources. » [2]
Croissance verte : l’impossible découplage
Selon l’Union européenne, nous sommes donc sur la voie d’une « croissance durable ». Mais de quoi parle-t-on au juste ? La croissance économique mesure l’accroissement sur une année du produit intérieur brut (PIB). Le PIB est calculé comme la somme des valeurs ajoutées. Schématiquement, cet indicateur mesure la valeur des biens et services produits sur un territoire donné au cours d’une année.
Le PIB est la boussole de presque toutes les politiques économiques. La croissance serait la condition du maintien de nos systèmes sociaux. La croissance économique permet aussi d’accroitre l’emploi. Plus de personnes en emploi signifie généralement une plus grande satisfaction de la population et donc de meilleures chances de réélection lors des prochains scrutins. C’est cette logique qui gouverne encore les politiques publiques de nos pays. Récemment, le Premier ministre belge, Alexander De Croo, drapé d’un gilet à l’effigie de Coca-Cola, expliquait lors d’une visite d’un site de la multinationale à Gand : « Nous devons veiller à reprendre le chemin de la croissance et c’est pour moi l’enjeu de ces élections. » [3]
Problème : la croissance du PIB est associée à une croissance de la consommation de matières premières (métaux, bois, matériaux de construction, plastiques…) et d’énergie – elle-même fortement émettrice de gaz à effets de serre. Fabriquer plus de voitures, de vêtements, d’appareils électroniques nécessite plus de ressources. On dit que la consommation de ressources naturelles et le PIB sont couplés.
Pour parvenir à une « croissance verte », il faudrait pouvoir découpler l’utilisation de ressources de la production économique, c’est-à-dire produire plus avec moins de ressources. Notons que ceci n’a jamais été observé par le passé au niveau mondial. On observe un découplage dans certaines économies développées, comme en Europe. Le PIB continue à croitre tandis que la consommation de ressources stagne ou diminue. L’explication est assez simple : l’Europe a fortement délocalisé ses industries au cours des dernières décennies. La réduction des émissions de gaz à effets de serre de la Wallonie doit plus à la fermeture des hauts fourneaux d’Arcelor Mittal et au départ de Caterpillar qu’aux politiques menées par la Région. Les ressources anciennement produites en Wallonie le sont désormais hors de l’Union européenne.
En 2019, un rapport [4] publié par le Bureau environnemental européen, un réseau d’organisations environnementales expliquait clairement que « non seulement il n’existe aucune preuve empirique de l’existence d’un découplage entre la croissance économique et les pressions environnementales à une échelle nécessaire pour faire face à l’effondrement de l’environnement, mais aussi, et peut-être surtout, un tel découplage semble peu probable à l’avenir ». En 2021, l’Agence européenne pour l’environnement [5] , une agence publique, parvenait à des conclusions similaires. Un découplage a peu de chance d’advenir dans le futur.
Technosolutionnisme : dernier alibi du capitalisme
Visiblement, l’évidence empirique d’un impossible découplage n’est pas de nature à impressionner notre Premier ministre. Fin 2021, à la tribune de la COP26, Alexander De Croo appelait à « se reconnecter avec une croissance économique verte » arguant que les « technologies durables sont abordables » [6]. Ainsi, dans la lignée des discours de la Commission européenne, il serait possible d’accroitre la production, tout en réduisant nos consommations de ressources (énergie, métaux…), grâce à la technologie.
C’est la même promesse qui est inlassablement faite aux populations depuis plusieurs décennies [7]. Au moment des premières COP, à la suite du Sommet de la Terre organisé à Rio en 1992 et du premier rapport du GIEC au début des années 1990, des solutions telles que l’ensemencement des océans (pour stimuler la croissance du phytoplancton qui absorbe le CO2) sont avancées, de même que le développement du nucléaire. Dès 1997, suite au protocole de Kyoto, on parle de réduire les émissions à partir des ressources fossiles existantes par des techniques de capture et de stockage du carbone. L’idée est alors de récupérer le CO2 à la sortie des centrales électriques fossiles. Après 2009 et la COP15 de Copenhague, on évoque les bioénergies avec capture et stockage du carbone. Cette fois-ci, on récupérerait le carbone issu de la conversion de biomasse (biocarburants, matières organiques…).
Depuis la COP 21 et l’accord de Paris, on parle de neutralité carbone. Puisqu’il sera économiquement douloureux d’arrêter d’émettre du CO2, il faudra compenser par des « émissions négatives », c’est-à-dire en absorbant le carbone excédentaire émis, par la reforestation, en le captant directement dans l’air (à l’aide de gros « aspirateurs ») ou en le capturant directement à la sortie des usines (CCS) et des centrales électriques. Après 28 éditions des COP, et le recyclage continu des mêmes promesses qui ne sont jamais respectées, les dirigeants mondiaux ont abouti à un scénario dans lequel il est admis que l’on émettra trop de CO2 pour rester sous le seuil des 1 ,5°C d’augmentation des températures par rapport à l’ère préindustrielle. Le reste repose sur la technologie qui va nous permettre d’aspirer le surplus de carbone émis. Malheureusement, ces techniques sont toujours à l’état embryonnaire et rien ne garantit qu’elles permettront d’atteindre les objectifs fixés d’ici à 2050. Le captage du carbone dans l’air a permis d’ « aspirer » 8.000 tonnes de CO2 en 2022, l’équivalent de ce que l’économie mondiale émet toutes les sept secondes. Concernant le captage du carbone (CCS), un rapport de 2022 [8] nous apprenait que les trois quarts du carbone capté avaient en fait été réinjectés dans des puits de pétrole, pour en augmenter la quantité extraite…
Décroitre n’est pas une option
À chaque fois, la même logique est à l’œuvre. Il s’agit de ne surtout pas remettre en cause le fonctionnement du système économique, et de repousser les engagements écologiques à plus tard en évoquant une improbable croissance verte et des technologies qui n’existent pas encore ou n’existeront peut-être jamais.
Nous ne parviendrons pas à produire toujours plus en consommant moins de ressources. La décroissance apparait donc comme une double nécessité : celle de produire moins, mais également de mieux répartir les richesses créées. L’autre option, moins enviable, que laisse entrevoir le statu quo actuel, sera une décroissance subie – du fait de catastrophes environnementales, de la baisse des rendements agricoles, de pandémies, de conflits pour l’accaparement des ressources accessibles ou simplement de l’épuisement inéluctable des ressources non renouvelables.
La décroissance n’est donc pas une option. Ce que nous pouvons choisir en tant que société, c’est la manière de la mettre en œuvre. Ceci nécessitera de repenser de fond en comble notre économie : Que voulons-nous produire ? Pourquoi ? Comment ? Avec quelle répartition des richesses ?
Heureusement, les propositions pour une autre économie ne manquent pas. En 2022, une équipe d’universitaires [9] avait recensé quelque 500 propositions pour une économie décroissante, concernant le temps de travail, les services publics, le commerce, les transports ou encore l’agriculture. Le problème n’est donc pas celui de l’organisation économique – nous n’avons pas besoin de réinventer la roue – mais plutôt celui de la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures de bon sens.
Force est de constater que de nombreux verrous demeurent. La croissance verte est le leurre des industriels et des élites capitalistes pour maintenir le statu quo. Une décroissance, choisie, et délibérée collectivement nous semble la seule voie raisonnable pour traverser le siècle en cours de manière pacifique et conviviale. Les changements sociaux, économiques, politiques n’adviennent que par des luttes collectives, associatives, syndicales, citoyennes... Le défi peut effectivement paraître vertigineux, mais nous n’avons d’autre choix que de le relever, collectivement.
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Source photo : Amis de la Terre, Croissance verte ; Flickr CC BY-NC-SA 2.0