Depuis 2020, la Belgique, comme de nombreux pays, vit au rythme des crises. Sanitaire d’abord, énergétique et inflationniste ensuite, ces crises ont poussé les États à injecter d’importantes sommes dans l’économie à différents niveaux. Qui a, in fine, bénéficié de cette manne financière ? Quelle stratégie politique se cache derrière ces dépenses ? Qu’est-ce que cela dit du capitalisme contemporain ? Éléments de réponses.

Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet du réseau ENCO qui vise à comparer les mesures de crises gouvernementales prises en Belgique, en France et en Espagne. L’étude ENCO a paru le 3 juin.

Pour faire face aux crises des dernières années - crise sanitaire dès 2020 puis crise inflationniste due notamment à la hausse des prix de l’énergie alimentée par la guerre entre l’Ukraine et la Russie - les gouvernements belges des différents niveaux de pouvoir ont pris de nombreuses mesures, en particulier dans le domaine économique [1]. C’est sur ces dernières que cet article se concentrera.

Bien que plusieurs institutions belges analysent ou recensent ces mesures de soutien, il n’existe pas de publications ou de documents centralisés qui en évaluent l’impact. Nous avons dès lors consulté différentes sources - pas toujours concordantes - pour tenter de dresser un bilan global. Cette difficulté d’accès aux données [2] constitue une limite importante de l’analyse ci-dessous. Concernant les aides aux entreprises, il n’est pas aisé d’identifier et de mesurer le soutien qu’ont reçu les grandes entreprises et les petites et moyennes entreprises (PME). L’information, bien que disponible, est éparpillée dans les registres de plusieurs institutions publiques agissant à différents niveaux de pouvoir ; un travail de plus long terme permettrait de regrouper toutes ces informations. Des données précises sont néanmoins disponibles pour l’année 2020 (et très partiellement pour 2021) grâce au travail d’inventaire de la Cour des comptes.

À des fins de cohérence, nous nous sommes appuyés sur deux sources principales : les documents de la Cour des comptes ainsi que les statistiques de la Banque nationale de Belgique. Les données se référant aux primes et subsides européens ou au plan de relance et de résilience sont tirées de documents des institutions européennes.

Le soutien au secteur privé

En Belgique, les secteurs de la culture et de l’événementiel, les services de proximité (titre-service), le commerce de détail, le transport/logistique, la construction ainsi que la restauration ont été particulièrement impactés par les fermetures obligatoires dues aux confinements. Ces secteurs, en plus de bénéficier des mesures générales visant toutes les entreprises impactées, ont également bénéficié de certaines mesures spécifiques (primes, baisse de la TVA ciblée). En Belgique, les aides aux entreprises relèvent principalement de compétences régionales.

Ainsi, en 2020, sur les 271 mesures prises par l’État belge et ses entités fédérées visant à soutenir les entreprises privées, 33 sont spécifiques aux PME. Par exemple, en ce qui concerne les primes et subventions, près de 750 millions sur un total de plus de 3.080 millions d’euros, soit un peu moins du quart, étaient spécifiquement destinés aux PME. Le reste concernait tout type d’entreprise, quelle que soit leur taille.

En première analyse, les dispositifs de soutien aux entreprises semblent viser prioritairement les indépendants et les PME. En effet, en 2020, les primes effectivement octroyées, forfaitaires et allant de 3000 à 5000 euros par entreprise, ne représentent pas beaucoup d’intérêt pour les grandes entreprises. A contrario, on peut penser que les leurs capacités administratives leur facilitent l’accès à ces aides. En outre, les mesures prévoyaient une prime de 10% du chiffre d’affaires (plafonnée) aux entreprises dont celui-ci avait baissé de 60%. Certaines entreprises ont donc reçu plus de 120.000 euros, ce qui représente un montant intéressant même pour des filiales d’entreprises multinationales.

Il serait néanmoins intéressant de prendre en compte l’effet « chaîne d’approvisionnement » et la structure du tissu entrepreneurial belge pour juger du type de destinataire de ces aides au secteur privé. En Belgique de nombreuses PME sont sous-traitantes de grandes entreprises, souvent multinationales. Par effet d’aubaine, soutenir les premières, signifie également soutenir les grands groupes.

Deux soutiens particuliers méritent d’être mentionnés ici : les 290 millions et 25 millions d’euros octroyés (principalement en prêts) respectivement à Brussels Airlines (filiale de Lufthansa, qui s’est séparée de plus de 300 personnes durant la crise) et à AviaPartner [3]. Bien qu’aujourd’hui ces prêts aient été remboursés, cela questionne la manière dont est utilisé l’argent public. En effet, Lufthansa et, dans une moindre mesure, AviaPartner sont des groupes financièrement puissants. Lufthansa a versé près d’un milliard et demi d’euro de dividendes entre 2015 et 2019 [4]. Ces entreprises sont en outre actives dans un secteur très polluant, ce qui questionne davantage un soutien public sans aucune contrepartie sociale ou environnementale.

S’il est un mécanisme qui a beaucoup aidé les entreprises et en particulier les plus grandes, c’est le système de chômage temporaire pour raisons économiques, qui a coûté 6,75 milliards d’euros à la sécurité sociale. Ce dispositif est ambivalent. Il peut être perçu comme un soutien aux travailleurs qui, sans celui-ci, auraient perdu leurs emplois. Mais, il est aussi un soutien à l’entreprise qui durant toute la durée des fermetures (et au-delà) n’a pas eu à payer une large partie de la masse salariale tout en conservant le savoir-faire pour assurer la relance des activités [5]. Cela est d’autant plus vrai pour les grandes entreprises qui ont pu mettre des centaines de travailleurs en chômage temporaire aux frais de la sécurité sociale [6]. De nombreux cas d’abus ont même été découverts ; entre mars 2020 et septembre 2021, l’ONEM a contrôlé 71.656 entreprises et a relevé 30.351 infractions aux règles du chômage économique, soit un taux de 41% [7] !

Pour les indépendants, le droit-passerelle [8] a joué un rôle similaire. Ensemble, ces deux mécanismes ont englouti 30% de toutes les dépenses belges de soutien socio-économiques. L’État belge a dans ce cas décidé de faciliter l’accès au chômage temporaire et de majorer l’allocation de remplacement de revenu. Ces deux mécanismes, coûteux pour les budgets publics, ont été en grande partie financés grâce à un prêt des institutions européennes via son instrument SURE [9].

Les mesures fiscales pour les entreprises

La Belgique a également utilisé les exemptions fiscales, les baisses des taux d’imposition ou les reports d’impôts et de cotisations sociales pour aider les entreprises. Entre 2020 et 2022, cela représente plus de 4 milliards d’euros de manque à gagner pour l’État belge (du même ordre de grandeur que les primes et les subsides octroyés aux entreprises, environ 5 milliards). En ce qui concerne la crise sanitaire, on peut pointer la baisse de TVA (de 21% à 6%) pour le secteur de la restauration, des baisses de cotisations sociales pour les indépendants et les secteurs fermés par décrets ministériels ou encore la déduction fiscale pour investissements [10]. En ce qui concerne la crise énergétique, ce sont surtout la baisse de la TVA (de 21% à 6%) ainsi que celle des accises sur l’énergie qui ont impacté les finances publiques (environ 1,4 milliard d’euros).

Autre mesure symbolique forte : la mise à disposition de plus de 100 milliards d’euros en garanties [11] (plus de 20% du PIB national) pour les indépendants et les entreprises du pays. Bien que ces garanties n’aient pas été entièrement utilisées et qu’elles se traduiront sans doute in fine en bénéfices pour l’État, c’est néanmoins un risque très important qu’ont pris les autorités pour soutenir le secteur privé du pays.

On peut enfin mentionner le rôle des banques privées. Elles ont été les véhicules de différentes mesures, notamment les garanties et les prêts accordés par l’État aux entreprises et aux particuliers. Ce rôle central exercé par les banques privées leur donne un pouvoir considérable sur l’allocation des ressources dans l’économie ; en fin de compte, ce sont elles qui décident de prêter ou non aux entreprises en difficulté. En termes de résultats financiers, ces années de crises n’ont pas du tout entamé les bénéfices des grandes banques actives en Belgique, bien au contraire [12]

Ainsi, sur les trois années 2020, 2021 et 2022, nous pouvons estimer à plus de 10 milliards d’euros le transfert d’argent public vers les entreprises privées (entre soutien direct et mesures fiscales), sans compter les prêts et les garanties accordées [13].

Soutien aux services publics

C’est sans surprise les soins de santé qui ont reçu le plus d’attention politique et financière durant la pandémie, à travers le soutien aux hôpitaux (2,25 milliards d’euros) et à d’autres centres de soins (notamment aux maisons de repos, publiques comme privées). Les remboursements des soins de santé et du testing par la sécurité sociale constituent également des montants importants (plus de 3 milliards). L’achat de vaccins, non repris dans notre étude puisque nous nous sommes concentrés sur les mesures socio-économiques, a représenté un coût de plus de 600 millions d’euros pour la Belgique.

Les transports publics arrivent en deuxième position quant au soutien obtenu des autorités (1,3 milliard d’euros). Les destinataires sont principalement les deux entreprises nationales du rail (SNCB-service ferroviaire et Infrabel-gestion des infrastructures), l’agence fédérale de contrôle aérien Skeyeset les trois entreprises régionales de transport (STIB à Bruxelles, De Lijn en Flandre et TEC en Wallonie).

Enfin, c’est le transfert d’argent vers les entités locales d’aide sociale (CPAS) qui a constitué la troisième plus grande dépense pour l’Etat belge (567 millions d’euros) ; les CPAS, actifs au niveau communal, sont notamment responsables du soutien alimentaire, énergétique (sauf mesures extraordinaires), logement, etc. aux familles en difficulté.

Nous avons inclus dans l’étude l’augmentation des dépenses courantes pour le ministère de la Défense pour l’année 2022. En effet, cette année-là, le budget défense a passablement augmenté (1,28 milliard supplémentaire). Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de dépenses liées à la crise (l’invasion russe en Ukraine joue pourtant un rôle), il nous semble pertinent de les intégrer tant la question du réarmement va peser dans les finances publiques dans les années à venir.

Il est à noter que, en Belgique, de nombreuses associations à but non lucratif agissent comme des agents de services publics, sans l’être formellement ; ce sont des associations privées subventionnées par l’état. Cette particularité a eu un impact sur les services à la population. De nombreuses associations ou organisations étant fermées durant la pandémie, elles n’ont pas assuré la continuité du service aux citoyens. Certains publics ont fait face à des difficultés, en particulier les bénéficiaires de revenus d’intégration ou d’allocations chômage qui n’arrivaient pas toujours à percevoir leurs allocations.

Au total (dépenses militaires incluses), ce sont 5,66 milliards d’euros qui sont allés vers les services publics.

Soutien aux particuliers

Les mesures prises par les autorités belges dans le cadre de la crise du coût de la vie (inflation) ont été presque exclusivement centrées sur les coûts de l’énergie. Ainsi, l’État belge (principalement depuis le niveau fédéral) a distribué des sommes forfaitaires aux particuliers pour qu’ils puissent honorer leurs factures d’électricité, de gaz ou de mazout, le tout pour un montant de plus de 4,8 milliards d’euros (ce montant inclut la baisse de la TVA et des accises sur l’énergie visant les particuliers). L’État n’a donc pas souhaité mettre en place un plafond aux prix de l’énergie comme cela a pu se faire dans d’autres pays. Il a par contre imposé une taxe symbolique sur les « surprofits » (177 millions d’euros de revenus) et a prélevé un impôt de solidarité sur le secteur pétrolier (289 millions d’euros de revenus).

Les autorités belges ont décidé d’un appui financier supplémentaire aux bénéficiaires d’allocations de handicap ou aux personnes bénéficiant d’un complément de retraite (786 millions sur 3 ans). S’il y a bien eu des discussions publiques sur un soutien catégoriel spécifique (violences, pauvreté, télétravail), aucun inventaire des mesures adoptées n’est disponible, ni les montants engagés ou l’impact que ces mesures auraient pu avoir.

Près de 22 milliards d’euros sont allés aux particuliers, plus de 12 milliards rien que pour le chômage temporaire et le droit-passerelle.

Conclusions

Si nous affectons la totalité du chômage temporaire pour raisons économiques aux particuliers, nous pouvons conclure qu’une part majoritaire du soutien économique leur a été destiné (environ 55% sur les trois ans analysés). Mais ce soutien visait principalement à maintenir les revenus des entreprises à travers la prise en charge de certains coûts par les autorités publiques, en particulier salariaux. C’est la logique du chômage économique lors de la crise sanitaire aussi bien que la logique de prime forfaitaire lors de la crise énergétique : de l’argent public qui finit dans les caisses des entreprises via les particuliers.

Les entreprises ont ainsi reçu 32% des fonds alloués aux mesures socio-économiques ; environ 40% si on affecte la moitié du chômage temporaire aux aides au entreprises. Ce sont des montants considérables auxquels s’ajoutent les aides structurelles aux entreprises dont la Belgique est coutumière [14].

Ces aides aux entreprises semblent d’ailleurs être une tendance du capitalisme contemporain [15]. Face à un ralentissement de la productivité et par conséquent une pression à la baisse sur la rémunération du capital, ce dernier fait pression sur les salaires pour changer la répartition primaire de la richesse en sa faveur. La conséquence de ce régime de basse pression salariale est une érosion de la demande. Afin d’y remédier, le capital a besoin d’un soutien public structurel pour maintenir ses capacités d’investissement et une demande solvable. Nous assistons peut-être là à une évolution de la fonction économique de l’État.

Pour en revenir à notre étude, avec 14% des fonds reçus, les services publics semblent le parent pauvre de la réponse aux crises. Pourtant, l’importance de ces dispositifs pour la continuité de la vie en société et la réponse aux besoins sociaux n’est plus à démontrer. Les soins de santé sont emblématiques de la schizophrénie politique dans laquelle nos sociétés se trouvent : encensé durant la crise sanitaire pour le fonctionnement de ses institutions et l’engagement de son personnel, ce secteur sortait d’une période de compression budgétaire qui l’avait affaibli (notamment à cause des milliers de lits fermés ces dernières années). D’ailleurs, après le bref intermède de la crise sanitaire, les économies sont de nouveau à l’ordre du jour découlant des nouvelles règles budgétaires que les institutions européennes s’apprêtent à valider.

Il faut enfin signaler que la Belgique est en retard sur son plan de relance et de résilience financé par les institutions européennes. Si le plan prévoit pour l’instant près de 6 milliards d’investissements (c’est plus ou moins le montant que financeraient les institutions européennes), seuls 700 millions en primes et 43 millions en prêts ont effectivement été activés… La conditionnalité posée à la Belgique – une réforme des pensions – reste encore en suspens. L’ambition limitée du plan de relance belge se mesure également aux économies budgétaires que les institutions européennes prévoient pour la Belgique : selon les estimations 6 milliards d’euro par an…

La réponse financière aux différentes crises ainsi que les priorités de la relance économique tendent finalement à dessiner un schéma tout à fait conservateur. Maintien de l’activité telle qu’elle est, investissements limités plus que compensés par l’austérité budgétaire à venir, sous-investissements dans le service public. Une seule exception peut-être, l’augmentation des dépenses en armement… Autant dire que les priorités qui devraient être la lutte contre la précarité sociale pour la paix et la transformation écologique attendront.

Tableau. Répartition des mesures de soutien socio-économiques en Belgique (2020-2022)

Source : calculs de l’auteur basés sur les documents de la Cour des comptes et la Banque Nationale de Belgique.


Pour citer cet article : Sebastian Franco, "Belgique : un État-providence pour les entreprises ?", Gresea, juin 2024.


Consultez le rapport Enco "Les affaires au détriment des gens", juin 2024.

Notes

[1Ainsi pour 2020, la Cour des comptes a recensé 433 mesures économiques ; elles sont présentées sur un site dédié visible ici : https://covid19.courdescomptes.be

[2Apparemment un problème bien connu en Belgique.

[3AviaPartner est alors la seule entreprise de gestion de bagages à l’aéroport de Bruxelles ; Swissport ayant été déclarée en faillite quelques jours avant l’annonce du soutien à AviaPartner, avec 1500 licenciements à la clé.

[4Voir informations financières sur https://gresea.be/Lufthansa-2804

[5Par exemple entre mars et juin 2020, plus de 40% des travailleurs du pays ont perçu une allocation de chômage temporaire (pas forcément à temps complet) ; voir https://socialsecurity.belgium.be/sites/default/files/content/docs/fr/publications/rbss/2020/rbss-2020-1-l-impact-de-la-pandemie-de-covid-19-sur-le-chomage-premiers-resultats.pdf

[6Bien que représentant seulement 0,01% des entreprises, les grandes entreprises emploient près de 34% de la main-d’œuvre du pays (source : https://ec.europa.eu/docsroom/documents/54958)

[7Ce chiffre élevé est également le résultat d’une approche ciblée de dossiers préalablement sélectionnés selon des critères de risque ; voir https://www.onem.be/actualites/2021/09/17/resultats-intermediaires-des-controles-du-chomage-temporaire-corona

[8Le droit-passerelle est une prestation financière avec maintien de certains droits sociaux (soins de santé, incapacité de travail, invalidité, maternité) pour l’indépendant·e qui interrompt ou cesse son activité.

[10La déduction pour investissement vise à encourager les PME à réaliser des investissements productifs. La déduction pour investissement réduit le montant sur lequel l’impôt doit être payé. Le montant de la déduction est déterminé par le pourcentage de l’investissement (source SPF Finances).

[11Une garantie d’État est un mécanisme qui en cas de défaut de paiement d’un emprunteur, couvre partiellement ou complètement l’institution financière créditrice ; ces mécanismes visent à éviter un gel des prêts des institutions financières.

[12Financial Stability Report, page 35, National Bank of Belgium, 2023 : https://www.nbb.be/doc/ts/publications/fsr/fsr_2023_report.pdf

[13Les différents gouvernements ont accordé 1,79 milliard d’euros en prêts et annoncés plus de 100 milliards d’euros de garanties.

[14NBB Economic Review, Public expenditure in Belgium, septembre 2021 (Banque Nationale de Belgique).

[15Voir l’article de Romaric Godin « Le retour de l’austérité, signe de l’instabilité globale » paru dans Mediapart le 1er avril 2024.